Chapitre 49

Ilse suivait Le Rocheu en silence, boudeuse. A son réveil, elle s'était précipitée vers la fenêtre, pour y découvrir une ville autrement plus riante que la veille au soir. La tempête avait lavé le ciel, n'y laissant qu'un bleu éclatant. Au dessin des toits, elle pouvait deviner l'enchevêtrement de venelles et d'artères plus larges, d'où émergeaient quelques bâtisses imposantes. Au pied de la cour du château s'étalait un grand marché, bien plus vaste et plus bruyant que celui des Cimes. Elle y aperçut même une sorte de saltimbanque, aux cheveux comme du feu, et voulut aller l'écouter sur le champ.

Mais Ruth fit irruption dans sa chambre, amenant avec elle une drôle de boisson fumante, et surtout d'autres projets. Son père, l'informa-t-elle, l'attendait au chevet du prince, celui qui était malade, évidemment.

Nul ne songe à me placer à côté de son frère au dîner alors que je meurs d'ennui, mais je dois faire bonne figure pour visiter un malade qui m'est inconnu maugréa Ilse en elle-même. En temps normal, elle se serait plainte à sa gouvernante, et aurait déclenché un de ces caprices dont elle avait le secret. Mais le ton de Ruth avait été clairement non négociable. Elle but la boisson, qui était bien moins parfumée que le sirop de sève des Serpantes, coiffa ses boucles châtains et enfila une robe de feutre vert brodée de blanc. Le Rocheu l'attendait à la porte de sa chambre. Il semblait déjà connaître le château comme sa poche, et la guida vers le donjon où vivaient le roi et ses fils.

Dans l'escalier de pierre, ils croisèrent le plus jeune prince, celui qui avait partagé leur dîner la veille. Ses cheveux épais étaient encore ébouriffés de sommeil, et sa mise bancale. Ilse le gratifia de sa plus élégante révérence et lui adressa un sourire charmant, en affectant de ne pas remarquer son embarras. Devlin bafouilla une banale courtoisie et s'éclipsa, les joues rosies. Le Rocheu, comme à son habitude, n'avait pas dit un mot.

L'agencement foutraque de la chambre du prince aîné la surprit infiniment. On laissait bien des libertés à celui qui serait roi si la maladie ne l'emportait pas. Judith ne l'aurait jamais laissée, elle, disposer ses meubles de guingois, et couvrir consoles et écritoires de fioles presque vides et de bouquets morts. Elle ressentit une jalousie furtive, inattendue. Mais après tout, ceci n'était peut-être que privilège de convalescent. Son père l'accueillit avec un très léger sourire. De pâleur, ses lèvres avaient disparu. Il avait l'air faible, exsangue. L'habituelle douceur de son regard le cédait à une ombre de profonde tristesse, qui sembla à Ilse inhérente aux Chimères, contagieuse. A dire vrai, elle avait déjà contemplé cette tristesse dans les yeux de son père, mais n'avait jamais osé l'interroger à ce propos, par pudeur. Par espoir aussi de la voir disparaître, à force de n'en parler jamais.

Sur le visage du prince, elle découvrit les symptômes de la fameuse maladie dont on lui avait tant rebattu les oreilles la veille au soir. Le masque d'écailles la dégoûta tout en la fascinant. Elle l'ausculta en détail, avant de tomber sur les yeux du prince, lointains, des brillants cachés derrière une épaisse écorce, et qui étaient fixés sur elle. Elle s'inclina alors maladroitement pour le saluer, comme prise en défaut. Elle n'avait pas imaginé que derrière ces paupières en lambeaux des yeux vivaient encore. Ce n'est qu'une fois assise aux côtés de son père qu'elle osa de nouveau regarder le jeune homme malade, à la dérobée cette fois. Ce qu'elle devinait de son visage lui inspira une familiarité qui la troubla. Il lui sembla connaître ces yeux, qu'elle devinait clairs comme les glaciers fondant à la saison des Pousses. La souplesse des cheveux du prince contrastait avec la rigidité de sa peau meurtrie. Entre les deux sourcils et au coin des yeux, des écoulements d'un bleu d'encre glissaient sur son menton, sur sa couche, et finissaient absorbés dans les draps dont ils tuaient la blancheur instantanément, comme un poison.

Elle resta silencieuse durant toute la visite, plus solennelle que jamais dans son malaise, alors que le prince tournait souvent les yeux vers elle, sans que le moindre de ses muscles ne bouge. Peu à peu son regard devint légèrement vitreux, et sa respiration plus souple. C'était le fait, lui expliqua Timoteus, des plantes qu'on lui avait fait boire peu de temps auparavant, et qui le soulageaient.

Combien de temps restèrent-ils ainsi devant cet inconnu qui se tenait aussi coi que ses visiteurs, et dont on ne savait s'il était conscient ou non ? La lumière changeait d'orientation, un bruit de casseroles entrechoquées s'éleva au loin. Quand Ilse, qui bouillait d'impatience, s'agita sur son siège pour faire mine de se retirer, le malade leva une main tremblante vers Timoteus et articula quelques sons. L'oreille penchée au-dessus de la bouche du malade, le légat finit par comprendre, et se dirigea vers l'écritoire. Il s'empara d'une magnifique plume argentée, striée de turquoise à sa base et parfaitement taillée, et la tendit à sa fille.

« C'est pour toi. Evan, je veux dire, le prince te remercie de ta visite. »

Elle repensa à leur conversation sur un éventuel mariage, et rougit violemment. Quel jeu jouait là son père ? Devait-elle à présent accepter les cadeaux de ce garçon à l'article de la mort ? Mais Timoteus lui présentait la plume comme on eut présenté un courrier d'une importance cruciale, et elle s'en empara, confuse.

On la libéra enfin, et, talonnée où qu'elle aille par Le Rocheu – on ne lui en laissa pas le choix –, elle entreprit de retrouver le prince cadet, celui dont les joues, au contraire de son frère, avaient tendance à rosir : au moins celui-ci avait encore du sang dans les veines.

* * *

Les voix traversaient les vapeurs épaisses.

« Hé ! Sacré tempête hier, hein !

– M'en parle pas ! Non seulement, impossible de garder les genoux au sec, mais figure toi qu'en plus on a eu de la visite !

– Des marchands ? Par ce temps ?

– Même pas, du beau monde ! Monsieur le légat des Cimes et sa troupe ! Une vieille cramponnée à sa mule pour pas valser dans les airs, une jeunette, sa fille je crois, et un mastodonte que j'avais jamais vu ça. Même Osvald il fait pas le poids !

– De vrai ? Dis-donc, j'aurais jamais cru entendre ça de ma vie ! »

Les deux hommes rirent de concert. Sima distinguait mal leurs traits, dans ce brouillard, mais cela importait peu. En revanche, cette visite de Timoteus Lettfeti, si l'homme disait vrai, était intrigante. Un voyage du légat, à la saison des Vents de surcroît, cela ne pouvait être anodin...

« A peu de choses près, ils arrivaient par les airs, et leurs canassons avec, tellement ça soufflait ! Un temps pareil dans le Val perdu, j'ose même pas imaginer...

– En tout cas, s'ils ont choppé la crève, ils pourront toujours aller se faire soigner gratos, c'est ça de pris.

– Hein ? De quoi tu causes ? »

Si elle ne l'eut pas formulé avec ces mots, Sima se posait la même question.

« T'as pas entendu ça ? Les prisons, aux Chimères, paraîtrait que c'est un hôpital maintenant ! C'est la drôlesse du quartier de la Rose-Croix, la brune là, avec les yeux en coups de couteau... La guérisseuse, voilà, et ben on sait pas comment elle a réussi son coup, mais elle s'est installée là-bas pour soigner, et pour pas un clou ! »

Et bien, le voyage n'aura pas été inutile... La vie de Kaalun semblait bien mouvementée ces derniers temps. Sima resta encore un temps à profiter de la chaleur des flots, mais ne capta plus rien d'intéressant. Elle sortit du bassin, et l'eau ruissela le long de ses formes plantureuses, qui avaient surtout le mérite, à ses yeux, de camoufler sa musculature qui aurait fait pâlir d'envie plus d'un soldat. Tout en se rhabillant, elle chercha le moyen de se rendre à ce dispensaire dont elle venait d'apprendre l'existence, histoire de fureter autour du château. Les cheveux humides noués dans son foulard, et le teint encore rougi par la chaleur, elle marcha résolument, non pas vers la sortie, mais vers la salle aux cuvettes, faisant mine de chercher un objet oublié. A peine entrée, elle repéra un vieil homme qui se brossait à grand peine, et surtout le minuscule morceau de savon posé à terre, à ses côtés. Cela suffirait. Elle poursuivit sa prétendue recherche, posa le pied sur le petit objet visqueux, et s'effondra lourdement. Parfois, la discrétion pouvait consister à ne surtout pas se cacher. Et l'on eut beau s'agiter autour d'elle et commenter l'épaule qu'elle s'était déboîtée volontairement juste avant de chuter, elle savait que tous aurait oublié son visage dans les minutes qui suivraient.

On insista tout de même pour qu'un valet l'accompagna jusqu'au dispensaire, et Sima sourit intérieurement de la générosité des gens de Kaalun. A Temma, on l'aurait laissée se débrouiller seule. Derrière ses dentelles, son soleil et ses cantos joyeux, sa ville du sud était décidément bien froide.

Lassés de devoir contrôler les arrivants, qui n'avaient cure de pénétrer dans le château mais souhaitaient seulement se remettre aux soins de la guérisseuse, les gardes avaient fini par laisser les grilles de la cour des Chimères ouvertes. Le va-et-vient incessant des patients distrayait le personnel du château qui l'observait depuis les croisées, et exaspérait l'intendante.

Sima remercia le petit valet qui s'envola dans les ruelles, et elle s'engagea dans le clos sans qu'on ne lui demandât rien. Les trois geôliers qui se tenaient à l'entrée de la courette, l'air passablement inquiet, ne surveillaient que les sorties : dispensaire ou pas, il y restait quelques détenus, et le devoir les contraignait à les suivre de l’œil bien que ces derniers n'eussent guère de velléité de partir. Sima oublia un temps sa douleur devant l'étonnant spectacle qui s'offrait à elle. Un chantier de charpenterie battait son plein : hommes et femmes s'activaient, outils à la main, pour finir la toiture d'une galerie qui prolongeait un préau tout juste terminé, comme en témoignait les piliers de bois tendre et beige, encore poussiéreux de la morsure de la scie. S'y abritaient des hommes, des femmes et des enfants, mal en point souvent, les yeux rivés sur un jeune homme aux cheveux de paille vermeille, qui caracolait comme un agneau au milieu de ce petit monde. Il orchestrait apparemment les arrivées des malades, et Sima se dirigea vers lui. Dans un rond-de-jambe un peu saugrenu, il lui fit face, mais la mine qu'il afficha devant son bras ballottant n'avait rien de celle d'un danseur. Il la conduisit aussitôt à l'intérieur du bâtiment qui n'avait plus grand chose d'une prison. Dans une pièce rustique, une jeune fille brune, lèvres pincées et yeux en estafilades, tentait de faire boire un remède à un bébé qui hurlait.

« Pardon Olga, je me suis dit que là... il y avait urgence », balbutia Follet en désignant l'épaule désarticulée de Sima.

La guérisseuse fit asseoir Sima, remit son articulation en place dans un claquement net, le geste sûr, et revint sans un mot à son nourrisson. Le tout n'avait duré que quelques secondes, et Sima ne voyait plus de raison de rester ici sans éveiller les soupçons. En partant, elle jeta un regard aux gargouilles de pierre, comme autant de dards plantés dans le corps du château : on avait voulu le parer d'épines menaçantes ; au lieu de cela, on le meurtrissait.

 

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Fannie
Posté le 10/02/2020
Dans ce chapitre, on entrevoit le côté capricieux d’Ilse. Je la trouve cynique dans ses pensées au sujet du prince malade. J’espère quand même qu’on n’irait pas jusqu’à les marier en vitesse avant qu’il meure pour empêcher que son jeune frère n’accède au trône. Je me demande toujours pourquoi le roi trouve inenvisageable que son plus jeune fils lui succède.
Finalement, Sima se sera fait mal pour rien. Ou quasiment : elle a pu voir le dispensaire, mais elle n’a pas appris grand-chose à l’intérieur. C’est curieux, cette remarque qu’elle se fait sur l’architecture extérieure du château.
Coquilles et remarques :
Tu emploies si souvent la conjonction « et » qu’on peut considérer ça comme un tic de langage. Il y a d’autres conjonctions et d’autres tournures de phrases, par exemple celles qui commencent par un complément ou un participe présent plutôt que par le sujet du verbe.
— A son réveil, elle s'était précipitée [À]
— Elle y aperçut même une sorte de saltimbanque, aux cheveux comme du feu, et voulut aller l'écouter sur le champ. [Pas de virgule avant « et » / sur-le-champ / pourquoi pas « qu’elle voulut aller écouter sur-le-champ » ?]
— elle se serait plainte à sa gouvernante, et aurait déclenché [pas de virgules avant « et »]
— Mais le ton de Ruth avait été clairement non négociable. [Ce n’est pas le ton qui est non négociable. Je propose « sans réplique » à la place « de non négociable » ou quelque chose comme « Mais le ton de Ruth excluait d’avance toute contestation ».]
— Elle but la boisson, qui était bien moins parfumée [Elle goûta, avala, prit, sirota… mais j’éviterais « but la boisson ».]
— Il semblait déjà connaître le château comme sa poche, et la guida vers le donjon où vivaient le roi et ses fils. [Pas de virgule avant « et ». Proposition : « Semblant déjà connaître le château comme sa poche, il la guida »]
— Ses cheveux épais étaient encore ébouriffés de sommeil, et sa mise bancale. [Pas de virgule avant « et » ; si tu veux vraiment en mettre une, il faut la placer après « sa mise » pour indiquer l’ellipse du verbe.]
— disposer ses meubles de guingois, et couvrir consoles et écritoires de fioles presque vides et de bouquets morts [Pour éviter d’avoir deux fois « et », tu peux simplement enlever le premier.]
— A dire vrai, elle avait déjà contemplé [À]
— Peu à peu son regard devint légèrement vitreux, et sa respiration plus souple [Pas de virgule avant « et »]
— des plantes qu'on lui avait fait boire peu de temps auparavant, et qui le soulageaient [Pas de virgule avant « et » ; d’ailleurs, tu peux enlever le « et »]
— cet inconnu qui se tenait aussi coi que ses visiteurs, et dont on ne savait s'il était conscient [pas de virgule avant « et »]
— le légat finit par comprendre, et se dirigea [pas de virgule avant « et »]
— Il s'empara d'une magnifique plume argentée, striée de turquoise à sa base et parfaitement taillée, et la tendit à sa fille. [Pour éviter d’avoir deux fois « et », je propose « qu’il tendit à sa fille ».]
— Elle repensa à leur conversation sur un éventuel mariage, et rougit violemment. [Pas de virgule avant « et ».]
— Mais Timoteus lui présentait la plume comme on eut présenté un courrier d'une importance cruciale, et elle s'en empara, confuse [comme on eût présenté ; conditionnel passé deuxième forme / pas de virgule avant « et » / pour éviter de répéter le verbe « présenter », je propose « comme s’il s’était agi d’un courrier » ou « comme il l’aurait fait (ou l’eût fait) pour un courrier »]
— On la libéra enfin, et, talonnée où qu'elle aille par Le Rocheu – on ne lui en laissa pas le choix –, elle entreprit de retrouver le prince cadet [Pas de virgule avant « et » / Je trouve qu’il faudrait alléger cette phrase. Je propose quelque chose comme « et, talonnée par Le Rocheu dont elle devait accepter la surveillance (constante) » ou « et, talonnée par Le Rocheu qui la suivait comme son ombre »]
— mais figure toi qu'en plus on a eu de la visite [figure-toi]
— Même Osvald il fait pas le poids [J’ajouterais une virgule après « Osvald ».]
— De vrai ? Dis-donc, j'aurais jamais cru [Dis donc]
— Sima distinguait mal leurs traits, dans ce brouillard [pas de virgule avant « dans »]
— A peu de choses près, ils arrivaient par les airs [À / peu de chose ; la locution « à peu de chose près » est figée]
— En tout cas, s'ils ont choppé la crève [chopé ; « chopper » s’apparente à « achoppement »]
— Si elle ne l'eut pas formulé avec ces mots [ne l'eût pas formulé ; conditionnel passé deuxième forme]
— Et bien, le voyage n'aura pas été inutile [Eh bien]
— bien mouvementée ces derniers temps. Sima resta encore un temps à profiter [pour éviter la répétition de « temps », je propose « Sima resta encore un moment » ou « quelques instants »]
— Elle sortit du bassin, et l'eau ruissela le long de ses formes plantureuses, qui avaient surtout le mérite [pas de virgule avant « et » ni avant « qui » / je propose « Elle sortit du bassin, l'eau ruisselant le long de ses formes »]
— Les cheveux humides noués dans son foulard, et le teint encore rougi [pas de virgule avant « et »]
— A peine entrée, elle repéra un vieil homme qui se brossait à grand peine [À / pour éviter la répétition de « peine », je propose « Sitôt entrée ».]
— juste avant de chuter, elle savait que tous aurait oublié [dans le sens de faire une « chute », « tomber » est préférable à « chuter » / tous auraient oublié]
— On insista tout de même pour qu'un valet l'accompagna [l’accompagnât ; subjonctif imparfait]
— A Temma, on l'aurait laissée [À]
— le personnel du château qui l'observait depuis les croisées, et exaspérait [Il faut enlever la virgule avant « et » ou mettre « qui l'observait depuis les croisées » entre deux virgules.]
— Sima remercia le petit valet qui s'envola dans les ruelles, et elle s'engagea [pas de virgule avant « et »]
— comme en témoignait les piliers de bois [témoignaient]
— un jeune homme aux cheveux de paille vermeille, qui caracolait [la virgule avant « qui » est superflue]
— Il orchestrait apparemment les arrivées des malades, et Sima se dirigea vers lui. [Je mettrais « alors » à la place de « et ». Autre possibilité : « Voyant qu’il orchestrait apparemment les arrivées des malades, Sima se dirigea vers lui ».]
— Dans un rond-de-jambe un peu saugrenu [un rond de jambe]
— du bâtiment qui n'avait plus grand chose d'une prison [plus grand-chose]
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