Chapitre 49 - Jack

Par Keina

C'était lui, sans aucun doute.

Son Ianto.

Jack eut un temps d’arrêt, à l’entrée du Hub. Lorsqu’il avait accepté d’accompagner Beve et Jane, ne s’était pas attendu à tout ça. À y retourner. À les retrouver. À le retrouver, tel qu’il était à cette époque-là.

Il était là, face à lui. L’homme qu’il avait aimé si profondément. Le seul qui avait jamais compté, réellement compté, pour lui.

Au milieu de l’atmosphère encombrée et tapageuse de la base de Torchwood, il y eut un silence tandis que les deux hommes se faisaient face. Ianto n’avait pas changé d’un iota. Le même costume. Les mêmes cheveux courts, à peine ébouriffés, le même menton impeccablement rasé. Le même nez mutin. Le même regard bleu, fébrile, orageux. Inquiet.

Et puis Ianto fondit dans ses bras, aussi naturellement que si Jack était simplement parti pour une mission plus longue qu’à l’ordinaire et qu’il venait enfin de retrouver le chemin de Torchwood 3.

Mais ce n'était pas si simple. Il y avait autre chose. Ianto sanglotait à présent, la tête calée contre son épaule.

— Jack, je ne sais pas quoi faire… Il faut que tu m’aides. Je ne sais pas ce qu’on attend de moi.

Jack passa ses bras le long de son dos, puis dans ses cheveux. Il ne voyait pas le visage de Ianto, mais il sentait sa détresse à la façon dont il s’agrippait à lui comme si sa vie en dépendait.

— Chut. Chut. Je suis là, répéta Jack d’une voix douce, un peu éraillée par l’émotion, tout en caressant ses cheveux. Je suis là, tout va bien.

Il jeta un coup d’œil à Beve, qui l’ignora, les yeux fixés sur un point en hauteur. Il suivit son regard et vit l'autre, coincé dans une bulle ressemblant à l'énergie de la Faille. Inconscient.

Jack ferma les yeux et prit une longue respiration. Puis, les deux mains sur ses épaules, il se détacha doucement de Ianto et contempla ses yeux rougis par les larmes.

— On va s’asseoir et tu vas tout m’expliquer. Et on trouvera une solution. Mais avant ça…

Il se pencha à nouveau, cueillant les lèvres offertes de Ianto dans un baiser infiniment doux et salvateur.

Bon sang, que ça faisait du bien !

Il approfondit son étreinte et l’autre l’accueillit avec la même urgence, le même désespoir. Trois ans qu’il vivait avec le souvenir de ces instants. Trois putains de longues années à regretter la dernière étreinte, le dernier baiser, en sachant très bien qu’il n’y en aurait jamais plus… jamais plus avec cet homme-là.

Bien sûr, ces baisers n’avaient rien de réel. Il se trouvait dans l’esprit de quelqu’un : rien de ce qu’il y avait autour de lui n’était réel.

Mais Jack ressentait les choses avec la même acuité que s’il s’était trouvé dans la chambre d’hôpital, dans son corps à lui. Le goût salé des lèvres de Ianto. Son nez mouillé par les larmes butant contre le sien. L’odeur de son après-rasage. Ses doigts enfoncés dans sa nuque, caressant la base de ses cheveux dans un mouvement lent qui, autrefois, avait le don de le rendre fou.

Tout ça ne pouvait pas ne pas exister. Et pourtant…

Enfin, Ianto interrompit le baiser et le regarda à nouveau, le souffle court.

— Jack… je n’arrive pas à croire que ce soit bien toi. Où étais-tu passé, bordel ? Depuis l’épisode de la Maison des Morts, je suis coincé dans Cardiff…

Jack fronça les sourcils.

— Tu es mort, Ianto.

L’autre se détacha de lui pour se passer une main sur la nuque.

— Oui, ben… c’est un peu plus compliqué de ça. Tu te souviens de la bombe ?

— Bien sûr que je m'en souviens. J'étais venu pour en finir avec la Faille, et tu t'es sacrifié pour me sauver…

— Ouais… à propos, je suis désolé pour ce que je t'ai dit à ce moment-là.

Jack hocha le menton.

— Pas de problème. Je n'ai pas été très cool avec toi, moi non plus. J'étais… perturbé.

— Et donc ? intervint Beve avec un soupçon d'impatience. Ianto, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené dans l'esprit de votre double ?

Le concerné jeta un regard anxieux autour de lui puis il se tourna vers Jack, cherchant dans ses yeux un assentiment qu'il trouva aussitôt.

Alors, il raconta. La façon dont la bombe l’avait enfermé dans les pierres de Cardiff, dans un état semi-conscient, fantôme désincarné incapable de comprendre ce qui lui arrivait, condamné à errer pour l’éternité. L’arrivée de l’autre, son double d’un autre monde, la façon dont il lui avait tenu compagnie, au fond de cet entrepôt sordide. Le réconfort qu’il s’était efforcé d’apporter aux autres Gardefés enfermés là.

Beve et Jane écoutaient, attentives et silencieuses. Lorsque Ianto décrivit les Collectionneurs et les différentes tortures qu’ils faisaient subir à leurs victimes, Jane ferma les yeux et poussa un long soupir douloureux.

(Elle était différente, ici. Plus grande, plus affirmée. Et elle voyait. Jack ne s'en était pas rendu compte en premier lieu, mais c'était flagrant, maintenant.)

Enfin, il parvint au moment où le Collectionneur nommé Scipio s’était emparé de son alter ego. Le choix qu’il avait fait, en dernier recours, pour ne pas l’abandonner. Les sensations qui l'avaient submergées lorsqu'il s'était introduit dans le corps de son double. La souffrance, la honte, la fascination envers le Collectionneur… et cette chaleur qu'il avait diffusé instantanément pour apaiser la douleur.

Et puis, pendant que leur tortionnaire parlait, parlait, parlait, le plan qu'il avait essayé d'élaborer. Le couteau, trouvé sur le vaisselier. Et sa tentative – héroïque, inconsciente – de porter un coup fatal à Scipio. Puis son double s'était évanoui, et il n'avait pas réussi à le réanimer.

— Quand j'ai émergé à nouveau, j'étais ici. Comme autrefois, avec toute l'équipe. Sauf qu'il y a des… intrus.

Il désigna du menton Angie, qui s'était accoudée à un bureau pour l'écouter, et Andy un peu plus haut, armé d'un chiffon et d'un pulvérisateur, comme s'il venait de faire le ménage. Aussitôt, Angie réagit d'un ton outré.

— Hey ! Intrus toi-même ! Nous sommes tout à fait légitimes dans l'imaginaire de Ianto. Toi, par contre…

— Tu as une mission à accomplir, compléta Gwen gravement. C'est pour ça que tu es ici. C'est pour ça que tu n'es pas mort.

Jack eut un petit pincement de cœur en la découvrant. Surtout cette Gwen-là, jeune et intrépide. Il s’en voulait ce qu'elle était devenu par sa faute, ce qu'il avait fait d'elle durant ces années passées à Torchwood : une personne angoissée, désenchantée. Même si elle lui manquait parfois cruellement, il préférait la savoir loin de lui, en sécurité auprès de sa famille.

Tosh et Owen étaient là également, fidèles à eux-mêmes. C'était incompréhensible. S'ils se trouvaient tous dans l'esprit d'un autre Ianto, comment ce dernier pouvait-il posséder un souvenir si précis de Torchwood 3 et de son équipe, sans l'avoir connu ?

— Quelle mission ? s'exclama Ianto d'une voix étranglée, le sortant de sa réflexion. Comment est-ce que je suis censé l'aider ?

En parlant, il désigna du doigt son alter ego qui flottait là-haut, toujours inconscient. La question plana un instant dans le silence du Hub, puis Jane poussa une exclamation.

— Ça alors… Je crois que je commence à comprendre. Un Gardefé coupé en deux…

— C'est ça, rebondit aussitôt Ianto, c'est ce que le Collectionneur a dit ! Vous savez ce que ça signifie ?

Jack se tourna lui aussi vers Jane. Il avait gardé une main possessive sur l'épaule de Ianto, comme pour lui signifier que, quoiqu'il arrive, il resterait de son côté.

— Vous êtes connectés depuis longtemps, n'est-ce pas ? Vous et notre Ianto… Depuis le début…

À la surprise de Jack, Ianto acquiesça.

— Depuis mon arrivée à Torchwood 3, et d'après lui, depuis qu'il est dans votre… Royaume Caché, c'est ça ? Il squattait mes pensées, régulièrement. (Il glissa un regard presque coupable vers Jack.) Tu te souviens, la présence étrangère, dans mon esprit ? C'était lui. Ça a toujours été lui. Puis nous avons réussi à communiquer, et nous avons conclu un accord pour qu'il me laisse en paix. Pour qu'il nous laisse en paix.

Les mots d'Angie résonnèrent alors dans la tête de Jack : « Il avait renoncé à vous pour lui ». Tout ça était… absurde. Absurde, effrayant, et… Deux Ianto, hein ? D'accord. C'était peut-être un petit peu – rien qu'un tout petit peu – excitant, aussi.

— Et puis je suis mort, conclut alors Ianto, refroidissant aussitôt les fantasmes de Jack.

— C'est ça : tu es mort, répéta Jane avec un sourire triste qui semblait incongru au vu de ses propos. Tu es mort et tu as ressuscité. Tout comme Ianto. Notre Ianto.

Étonnée, Beve se tourna vers elle.

— Tu veux dire que ce Ianto est aussi un Gardefé ? Mais… il n'a pas de réalité physique !

— Pas un Gardefé, puisqu’il a réussi à blesser Scipio. Mais un morceau de Gardefé, je crois. Et, se tournant vers les deux hommes, elle ajouta : Le morceau qui manque à notre Ianto, depuis si longtemps. La partie qui le rendra complet, enfin.

— Ses ailes, souffla Ianto, une lueur de compréhension dans le regard.

Il semblait soudain fatigué, et, oui, peut-être soulagé, aussi. Une larme roula sur sa joue. Jack se tendit, résistant à l'envie d'aller la cueillir du bout de sa langue. Quoique voulait dire Jane, ça ne présageait rien de bon.

— Mais je me suis déjà uni à lui. Enfin…

Les joues rougissantes, il rectifia :

— Je suis déjà dans son corps. Pourquoi il ne se réveille pas ?

Jane acquiesça.

— Tu as fait la première partie du travail. Mais son esprit n'arrive pas à assimiler.

— À t'assimiler, plus exactement, ajouta Angie.

— Tu vas devoir l'y aider, Ianto, enchaîna Tosh.

Ce fut le tour de Gwen :

— Tu vas devoir unir ton esprit au sien pour que vous formiez un tout.

— C'est pas très compliqué, Tea Boy. (Owen)

— Tu as juste à fermer les yeux, et à te concentrer. (Andy)

— Tout bêtement ! (Angie)

— En tout cas, c'était chouette de te retrouver… (Gwen)

— Tu peux le faire, Ianto. J'ai confiance en toi. Il a confiance en toi. (Tosh)

Dans un même mouvement, ils levèrent tous ensemble les yeux vers le corps en suspension.

— Oh. D'accord, répondit Ianto, simplement.

Non. Pas d'accord. Jack sentait la colère grimper en lui, tandis qu'il commençait à comprendre où voulaient en venir Jane et tous les autres. Pas d'accord du tout.

— Qu'est-ce que vous entendez par « former un tout » ? Je viens tout juste de retrouver Ianto, et vous voulez me l'enlever à nouveau ?

— Jack, murmura Ianto avec résignation.

— Non non non, je ne l'accepterai pas ! Je refuse de l'accepter.

— Jack…

— Je t'ai déjà perdu. Deux fois. Deux fois, Ianto ! Ça n'arrivera pas une troisième fois. Il doit y avoir moyen de vous séparer, de te réintégrer dans ton corps ! Je suis sûr qu'il existe des technologies, quelque part dans l'univers…

— Jack, écoute moi. Écoute-moi !

Jack se tut enfin, se tournant vers son amour.

— Je suis mort, Jack. Il n'y a pas de remède possible à ça. Il n'y en a jamais eu. Ce que l'autre Ianto m'offre, ce que les… personnes réunies ici m'offrent, c'est une alternative. Une seconde chance. En m'unissant à lui, je vivrai pour toujours, Jack ! Je deviendrai une petite part de lui. Je serai à nouveau… moi.

En parlant, il plaça ses deux mains sur les joues de Jack, le forçant à l'observer. Il y avait de la tristesse dans ses yeux, mais aussi de l'espoir.

— Mais je ne pourrai plus te voir ni te parler, fit Jack piteusement, un peu trop piteusement à son goût.

— Tu pourras le voir lui, lui parler, à lui ! Laisse-lui une chance, Jack. Il mérite ton amour. Il m'a sauvé, d'une certaine façon. Et je vais le sauver à mon tour.

Jack le fit taire d'une nouvelle embrassade, urgente, désespérée, mouillée de leurs larmes entremêlées. Puis, leurs fronts se touchèrent et Jack ferma les paupières.

— Quand tout ça sera fini, il y aura un peu de moi en lui, Jack. N'oublie jamais ça.

Et ce fut tout. Jack, les yeux toujours clos, sentit le contact s'estomper, jusqu'à disparaître tout à fait. Lorsqu'enfin il se décida à regarder autour de lui, Ianto, son Ianto était parti, et les deux jeunes femmes s'affairaient au-dessus du corps de l'autre, qui gisait maintenant sur le sol du Hub, au pied de la tour.

— Et maintenant, grogna-t-il avec amertume, il se passe quoi ?

Beve leva les yeux vers lui.

— Ianto ne devrait pas tarder à se réveiller. On risque de se retrouver coincés dans son subconscient si on traîne trop…

Jane hocha la tête et ajouta d'une voix douce :

— Maintenant, on sort d'ici, et on le ramène au Royaume Caché. Voulez-vous nous accompagner, capitaine Harkness ?

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