Chapitre 49 - Libération - Ira

Notes de l’auteur : MAJ 20/10/2023

Elle sentait chaque muscle de son corps tendu à l’extrême, prête à bondir au moindre mouvement de Kerst. Peut-être était-elle la seule à comprendre réellement le danger qui les menaçait. Pour une raison étrange, elle se sentait responsable de la présence de ce monstre en face d’eux. Elle devait honorer la promesse qu’elle s’était faite, à tout prix. 
Il esquissa le premier geste. Il ne fit qu’un pas en avant, puis commença à lever un de ses sabres. Myhrru lui tira une flèche dessus instantanément, lui coupant l’élan. Elle ricocha sur son bras et tomba au sol. Sa bouche se tordit. Il était à la merci de sa fureur, Ira pouvait le sentir dans ses tripes.
-    Arrête Kerst ! s’écria Ira. Tu ne t’en sortiras pas, quoi que tu fasses !
-    Ferme-la, minable raclure, intima-t-il entre ses dents. Je vous emporterai tous avec moi.
-    À quoi bon ?!
Elle n’en revenait pas d’essayer de le raisonner, mais elle voulait gagner du temps. Celui suffisant pour trouver une idée miraculeuse qui permettrait de se sortir de ce guêpier.
-    Tu ne comprends rien, tu ne sais rien, tu n’es qu’une tare dans cette vie qui n’a pas la moindre utilité. 
-    C’est donc bien moi le problème alors ? Depuis le début ?
-    Tout ne tourne pas autour de toi. 
-    Mais tout a commencé avec moi, insista Ira.
Elle voulait qu’il se concentre sur elle. En combat rapproché, c’était elle qui avait le plus de chance contre lui, et s’il était suffisamment distrait, les autres pourraient peut-être l’atteindre. 
Kerst ne répondit pas. Ira remarqua qu’il respirait de plus en plus fort, de plus en plus vite. Il allait bientôt exploser. 
-    Réglons nos comptes, Kerst. Même si tu m’en dois plus que moi. 
-    Pardon ?
Il y avait dans sa voix inquiétante une menace terrible.
-    Tu crois que je te dois quelque chose ? Mais quoi, Ira, quoi ? J’ai simplement tâché de rétablir l’équilibre avec ce que toi, et ta putain de naissance m’avez volé ! 
-    Je n’y suis pour rien ! s’exclama Ira. Je n’étais qu’un bébé, je ne suis pas responsable de ce qui s’est passé ! Tu es le seul coupable de ce désastre. Par ta réaction de fou furieux, tu as déclenché ton propre malheur !
Il émit un grognement aigu, et abaissa sa capuche avec brutalité. Une exclamation générale de stupeur et de dégoût parcourut la place. Il révélait enfin au monde son visage boursouflé, déformé, écœurant. D’une belle figure harmonieuse, il ne restait rien. Une large cicatrice mal soignée lui traversait le front en diagonale jusqu’à l’oreille droite. Sa paupière était fendue en deux, révélant une pupille laiteuse, aveugle. L’infection lui avait grignoté la moitié du nez et creusé la joue. Son oreille était elle aussi fendue, avec un morceau qui pendait dans le vide en un bout de chair répugnant. De sa belle chevelure ébène il ne restait que des vestiges : des touffes subsistaient par endroits, lui donnant une allure d’épouvantail cauchemardesque. 
-    Qui m’a fait ça ?! hurla-t-il. 
Il était déjà effrayant lorsqu’il était sous l’emprise de la colère avec son visage dissimulé, mais son expression libérée était parfaitement horrible. Ira sentit un frisson la parcourir. Elle planta son regard dans celui de son frère, dans son œil gauche, qui avait la même couleur que les siens. Celle des yeux de leur mère. Pour la première fois de sa vie, elle eut pitié de lui. Elle aurait dû être terrifiée, mais sa peur avait disparue lorsqu’il avait enfin dévoilé le désespoir abyssal qui l’habitait. 
-    Elle ne voulait pas te blesser, elle voulait me sauver de ta folie ! s’exclama-t-elle d’une voix forte. Si tu n’avais pas tenté de me tuer, ça ne serait jamais arrivé ! Nous aurions pu vivre une existence normale, à l’abri avec les nôtres. Tu as tout détruit et maintenant tu cherches à faire payer à tous ces gens les conséquences de tes actes, mais ça suffit, Kerst ! Tu as des comptes à régler ? Va donc à Fenrir, si ça te chante ! Bats-toi contre moi ! Mais arrête ce chaos qui ne t’amènera rien d’autre que ta perte !
-    Assez ! Assez ! Pour qui tu te prends, vermine ? Tu penses que tes paroles de gamine ignorante vont avoir un quelconque effet sur moi ?! Elle aurait dû me choisir, elle aurait dû me protéger, moi, son premier né, son enfant légitime ! Mais elle m’a mutilé ! Elle a brisé ma vie, et elle paiera pour ça. Quand Hymir ne sera plus qu’un royaume de cendres, je l’amènerai en haut de la montagne pour qu’elle admire son héritage, et je la tuerai, au nom de Fenrir. Notre peuple mis au rebut par des imbéciles orgueilleux renaîtra et j’accomplirai la volonté de mon père. Vous autres, êtres sans âmes et sans volonté, n’y pourrez rien.
Il leva une nouvelle fois son bras. Ira fonça sur lui et mit tout en œuvre pour l’empêcher d’utiliser ses pouvoirs. Elle ne lui laissait aucun répit, mais il parait chacun de ses coups avec une précision impressionnante. Où avait-il appris à combattre ainsi ? Était-ce Elbow qui lui avait enseigné ? 
Ce fut une marée qui fondit sur lui, une vague écrasante l’encercla, le submergea. Il était pris de tous côtés, mais il paraissait ne rien ressentir, aucune blessure ne semblait l’atteindre. Ira comprit lorsqu’elle déchira un morceau de sa tunique : il se servait du pouvoir de la Terre pour transformer sa peau en pierre. Un bouclier imparable. Ni la magie, ni les lames n’avaient d’effet sur lui. Que leur restait-il ?
Un tremblement de terre secoua la place. Les combattants, pris par surprise, furent déséquilibrés. Beaucoup tombèrent au sol dans un fracas d’armures. Ira recula d’un bon mètre sous l’effet de la secousse, laissant enfin le champ libre à Kerst de bouger librement. Elle aperçut la lueur sombre des sabres sacrés briller au-dessus de sa tête difforme, puis elle fut saisie par une sensation vertigineuse. Elle eut l’impression de passer dans un moulin à aubes à grande vitesse, fut prise d’une nausée violente, sa vue se troubla si fort qu’elle ferma les yeux pour laisser passer cette sensation désagréable.
Lorsqu’elle les rouvrit, le paysage avait changé : les couleurs étaient devenues plus mornes, les arbres étaient morts, l’air était plus lourd. Respirer était difficile, bouger, une épreuve. Ira sentait un poids énorme sur son corps. Elle était comme engluée dans le sol. Le sang des cadavres s’était transformé en une substance noire, poisseuse, épaisse et collante, qui s’animait pour chercher des hôtes. Ira se demanda si c’était cela, la mort. Ou si un coup trop violent sur la tête lui avait provoqué cet horrible cauchemar. Elle regarda tout autour d’elle, la plupart des chevaliers et des Mystiques partageait son trouble et ses difficultés. Seul Kerst, planté bien droit au milieu de la place, se délectait de la situation.
-    Bienvenue dans le royaume des Ombres ! s’exclama-t-il, avec un sourire sur son visage hideux. Vous ne survivrez pas longtemps ici, votre mort va être pénible. Oh, bien sûr, sans le pouvoir de mon arme sacrée, inutile de penser à vous échapper. Nous sommes sur un autre plan, une autre réalité, invisible à vos yeux aveugles qui ne pensent qu’à regarder vers le ciel, vers la lumière. Vous allez payer cher votre arrogance.
Ira se releva à grand peine, se hissant, membre après membre, sur ses jambes maigres.
-    C’est impressionnant, Kerst. Vraiment. Il est clair que nous ne faisons pas le poids face à toi et ton intelligence.
-    La flatterie ne te mènera nulle part.
-    Je sais bien. Je me demande seulement pourquoi tu as eu besoin de moi avec un tel pouvoir à ta portée. Il eut été facile pour toi de t’introduire n’importe où et de tuer n’importe qui. 
Le sourire de Kerst s’effaça. Il baissa la tête sans la lâcher du regard. 
-    J’avais mes raisons. Mais tu es trop bête pour les comprendre.
-    Permets-moi d’en douter, Kerst. Je crois que j’ai tout compris, au contraire. Ce petit tour de passe-passe doit te coûter cher. Qu’exige l’esprit de l’Ombre en contrepartie ?
Sans répondre, il se précipita vers elle pour engager un combat inégal. Ira était drastiquement ralentie dans ce monde sordide, contrairement à Kerst, qui paraissait encore plus fort. Toutefois, il ne pouvait plus utiliser une autre magie que celle de l’Ombre, puisque cette dernière absorbait toutes les autres. C’était une chance. Elle devait gagner du temps. Cet état ne durerait pas éternellement, il le paierait forcément de sa vie tôt ou tard. Elle esquiva quelques coups, mais pas tous. Elle sentit la morsure des Sabres dans sa chair, d’où s’échappa un sang noir et épais qui s’écoulait lentement. Les Mystiques et leurs compagnons s’étaient relevés, et s’avançaient vers eux pour aider Ira qui faiblissait plus vite que d’ordinaire dans ce monde. Iwan parvint à toucher Kerst, qui hurla de douleur. Un coup à la cuisse, il serait moins véloce. Les forces se rééquilibraient, donnant de l’espoir à tous ceux qui luttaient. Ils ne pourraient peut-être pas s’échapper de cet enfer, mais ils l’emporteraient avec eux. C’était leur seul objectif. 
Kerst tournoya, éloignant ses assaillants. Il profita du mouvement de recul pour plonger sur Ira, les sabres en avant, prêts à la transpercer. Son cerveau réagit à temps, mais pas ses muscles. Elle se vit mourir. C’était sans compter sur Till, qui lança son fouet dans les pieds de son assaillant. Il tira de toutes ses forces, et Kerst s’écroula sans bruit dans ce monde sans vie. Myhrru sauta alors sur ses bras pour l’immobiliser.
-    Ira ! Les Sabres !
Ira se saisit de l’arme sacrée, et, à sa grande surprise, aucun sceau ne l’en empêcha. Les lois humaines ne s’appliquaient pas dans ce monde. Alors que les Mystiques l’encerclaient pour le neutraliser, elle observa longtemps ces lames magnifiques, qu’ils avaient tant cherchées. Elle s’approcha de Kerst qui se débattait comme un enragé, refusant d’accepter la défaite. Elle le toisa, regardant ce petit bout d’homme aux portes de la mort. 
Celui qui sortait du même ventre qu’elle. 
Son sang. 
Les souvenirs de sa jeune vie défilèrent. Toute la souffrance et la douleur qu’il lui avait causée, tous les crimes dont elle s’était rendue coupable sous ses ordres. Une existence qu’il avait volée, sans scrupules, sans compassion, sans amour pour un membre de sa famille. Et tant d’autres. Elle leva les yeux vers Elista, vers Elbow. Ils se ressemblaient beaucoup, tous les deux. 
-    J’aurais aimé pouvoir prononcer d’autres mots à mon frère sur son lit de mort. J’aurais souhaité ardemment ne pas me retrouver dans ce chaos, dans tout ce sang, toute cette douleur, pour te faire mes adieux. Et par-dessus tout, j’aurais voulu ne jamais avoir à assassiner mon sang. 
Elle ne put réprimer ses larmes qui glissèrent en silence sur ses joues crasses. Kerst se tut. Il fixa son œil perçant sur elle, la bouche close, dans une expression parfaitement indicible. Elle attendit une parole, même une insulte, mais plus aucun son ne sortit de sa gorge, pas même un cri, un gémissement. Il ne fit plus aucun mouvement.
Elle planta alors un sabre dans le dos de Kerst, en plein cœur. Il laissa tomber sa tête, doucement, sans bruit, comme si son âme l’avait déjà quitté. Il s’éteignit sans heurts, toute sa rage et sa haine disparurent sous sa paupière close. 
Ira retira le sabre. Elle aurait voulu hurler, mais elle n’avait pas le temps de se laisser aller. Les visages qui se creusaient à vue d’œil autour d’elle lui intimaient de trouver une voie de sortie.
-    Que dois-je faire ? demanda-t-elle d’une voix vibrante. Que dois-je faire ?!
-    Je ne sais pas, balbutia Adelle la gorge nouée. On n’apprend pas à se servir de cette magie en quelques secondes, c’est…
-    Prends-les alors ! Toi, tu sais comment faire ! 
-    Non, je sais me servir de la magie du Temps, mais chaque élément est différent, il faut… Il faut…
L’angoisse emprisonna la voix de la princesse. Être si proche d’être saufs et si proches d’une agonie à la fois était frustrant.  Soudain, Elista s’écria :
-    Les esprits ! Ira, il faut aider l’esprit de l’Ombre, souviens-toi des paroles de Chronos ! Si nous le libérons, il nous ramènera chez nous !
-    Mais comment je fais pour l’aider ?! Je ne le vois même pas ! 
-    Nous sommes dans son monde, il doit être plus accessible !
Ira regarda le paysage désolé qui l’étouffait. Elle ne perçut aucune trace d’un quelconque esprit. Elle ne savait même pas à quoi il ressemblait. Elle se souvint alors qu’ils étaient prisonniers des armes sacrées. Elle leva ses sabres et hurla de toutes ses forces :
-    J’invoque l’esprit de l’Ombre ! Venez à moi !
Une fumée noire et dense s’échappa de la pointe des sabres et tourbillonna jusqu’au sol. Elle prit peu à peu la forme d’une femme fantomatique, d’un noir sans fin qui semblait aspirer tout ce qui se trouvait à côté d’elle. Elle n’eut pas un regard pour Kerst gisant au sol.
-    Je suis Nox, l’esprit de l’Ombre. Que me vaut cet ordre ? demanda-t-elle d’une voix désagréable.
-    Pouvez-vous nous ramener dans notre monde ? 
-    Vous ne vous plaisez pas ici ? Quel dommage. Je me serais délectée de votre sang, et de vos âmes. Cela fait si longtemps que je n’ai pas eu un tel festin. C’est ce que m’avait promis cet incapable. 
-    J’ai mieux à vous offrir Nox. 
-    Quoi de mieux qu’un festin si divertissant ? 
-    La liberté.
Nox eut un mouvement de tête, léger, fugace, qui n’échappa pas à Ira. Elle faisait au mieux pour conserver une prestance, mais elle sentait ses forces glisser. Ses compagnons s’accroupissaient tous, un par un, cherchant un air qui commençait cruellement à leur manquer. Elista la supplia du regard. Elle devait se hâter. 
-    Je promets de vous libérer de cette arme si vous nous permettez de vivre, reprit Ira.
-    Les humains sont tous de vils menteurs, de fieffés profiteurs. Je n’ai aucune confiance en votre race. Nous trouverons tôt ou tard le moyen de nous libérer de vos chaînes, je préfère profiter de vos morts. 
-    Mille ans n’est-ce pas déjà trop ?
-    Ce n’est rien dans une vie d’immortel.
Ira tendit alors un bras et s’entailla la chair jusqu’au sang.
-    Je vous fais cette promesse, Nox, esprit de l’Ombre, que je vous rendrai votre liberté. Je vous en prie. Nous sommes les premiers humains depuis des siècles à avoir eu connaissance de votre existence, à vous chercher, à vous écouter. 
Nox ne répondit rien, observa longuement la jeune femme gringalette en face d’elle qui avait un feu au fond des yeux. Ira, elle, percevait les souffles rauques de ses compagnons qui ne pouvaient même plus tenir à genoux, et qui s’effondraient sur le sol souillé de miasme. Son cœur battait à tout rompre, brisant le silence du néant autour d’eux. Elle commençait à trembler, elle ne savait même pas par quel miracle elle était encore debout.  Nox leva les bras, après une interminable réflexion. Ira sentit de nouveau le vertige qui les avait fait basculer dans cet enfer. Elle pria pour que cela ne soit pas son ultime sensation.

Elle reprit connaissance dans une pièce blanche, touchée par le soleil. À ses côtés, dans d’autres lits, ses compagnons reprenaient eux aussi peu à peu leurs esprits. Tous avaient cet air hagard, empli d’incompréhension, d’incrédulité. Était-ce bien réel ? Avaient-ils vraiment survécu ?
Ira se releva non sans peine dans son lit. Le château lui serait tombé dessus qu’elle ne se serait pas sentie plus mal. Son corps n’était que douleur, mais son esprit, lui, était étonnamment vide. Elle ne pouvait dire si c’était de bon augure ou non. 
Elle observa les visages autour d’elle, marqués par la lutte, mais vivants. 

Pour la première fois de sa vie, elle pleura de joie. 
 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez