Chapitre 50 - Le fugitif - Till

Notes de l’auteur : MAJ 20/10/2023

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la mort de Kerst. Les Mystiques avaient décidé de se rendre à Réalta pour rencontrer Sélène afin de libérer les esprits là-bas, à l’abri des regards. Il n’était pas utile que la nouvelle se répande. Till songea que c’était peut-être une mauvaise idée de gâcher le travail de toute une existence devant elle, devant celle par qui tout avait commencé. Il doutait qu’elle laisse les choses se faire aussi facilement.
Ils arrivèrent après une ascension éreintante du pic, en fin de journée. Personne ne vint à leur rencontre. Seul le tintement poétique des cloches de bois les accueillit. Ils installèrent leurs chevaux dans les écuries puis s’avancèrent vers les maisons.
-    Il y a quelque chose d’étrange, fit remarquer Elista. Lorsque je suis venue, tout était aussi calme et silencieux, pourtant, je sens que c’est différent. Restons sur nos gardes, j’ai une mauvaise impression.
Elle les guida jusqu’à la maison de Sélène qui dominait Réalta. Ils gravirent les marches, à l’affût, guettant le moindre mouvement, la moindre trace de coup fourré, mais rien ne bougea. Un son ténu leur parvint pourtant aux oreilles, comme un grincement sourd et continu. Il s’échappait de l’intérieur de la maison. Till, qui connaissait bien les échos de la mort, sentit son odeur s’accrocher à ses narines.
-    Attendez, ordonna-t-il. Couvrez-vous le nez. 
-    Pardon ? demanda Adelle.
-    Il y a un cadavre là-dedans. Et si je le sens déjà alors que nous ne sommes même pas devant la porte, cela risque d’être insoutenable à l’intérieur. 
Les Mystiques se regardèrent, l’air inquiet, mais elles obtempérèrent. Till se proposa de passer en premier. Le vrombissement se fit de plus en plus fort, et lorsqu’il ouvrit les panneaux de bois, une volée de mouches bleutées s’affolèrent et foncèrent sur eux, vers la sortie, laissant derrière elles leurs larves rampantes sur le corps en décomposition de Sélène. Même Till, qui en avait vu d’autres, fut pris de nausées. Les Mystiques eurent des haut-le-cœur terribles. Seule Ira resta de marbre devant la dépouille décapitée. Elle alla dans une pièce voisine et revint avec un grand drap blanc. Elle le posa sur le corps, le glissa dessous, le décollant avec difficulté du plancher pourri par les flux corporels. 
-    Viens m’aider, lança-t-elle à Till. On ne va pas la laisser comme ça. 
-    Tu as raison. 
-    Prenez la table, ordonna-t-elle aux autres. Et suivez-nous.
Ira et Till saisirent le corps enroulé dans son linceul et sortirent en direction du centre du village. Les autres prirent la lourde table, puis leur emboîtèrent le pas. Sélène fut déposée dessus. Les Mystiques entassèrent des bûches et installèrent un cercle de pierres tout autour.
-    Nous devrions dire quelque chose, non ? demanda Myhrru.
-    C’est l’usage, oui, répondit Adelle. Je dois avouer que les mots me manquent. 
Que dire en effet, sur cette destinée ? Sur une existence millénaire qui a façonné à elle seule tout un royaume à sa guise ? Était-elle amie ou ennemie ?
-    À Sélène Eolas, l’elfe de Svartal, alchimiste de génie et âme solitaire qui aura laissé son empreinte dans notre monde à jamais. Puisse-t-elle trouver enfin le repos en retournant à la terre, déclama enfin Ostara.
Till embrasa le bûcher. Ils restèrent immobiles, regardant en silence le corps se consumer jusqu’à disparaître. Judith appela une brise légère, évaporant les cendres dans les airs. 
-    Elle ne vivait pas seule, nous devrions aller jeter un œil dans les autres maisons, suggéra Elista. 
Ils ouvrirent toutes les portes, et le même spectacle immonde se présenta à eux. Ils répétèrent leurs gestes et installèrent plusieurs bûchers autour du foyer fumant du premier. Till alluma les feux pour que les serviteurs de Sélène la rejoignent en une poussière virevoltante. 
Ils retournèrent à l’intérieur de la maison dont l’atmosphère restait très pesante. Ils commencèrent à chercher le moyen de libérer les esprits dans toutes les notes de Sélène, mais elles étaient nombreuses, c’était le moins que l’on puisse dire. Des siècles de recherche, consignées dans des cahiers, avec une écriture minuscule sous forme de formules et de phrases incompréhensibles au commun des mortels… Ils s’attelèrent sans enthousiasme, mais avec rigueur à cette tâche ingrate. 
Des heures passèrent. Puis des jours. 
Alors qu’ils commençaient à s’inquiéter du manque de vivres à venir, Till finit par tomber sur une page qui semblait répondre à leurs attentes. Il lut et relut à plusieurs reprises les lignes dansantes. Il se mit un peu à l’écart, arracha une quelconque page d’un autre ouvrage et recopia au dos ce qu’il venait de trouver. Il glissa le morceau de papier dans une poche, puis retourna voir les autres.
-    Je crois que j’ai trouvé, annonça-t-il. 
Les visages des Mystiques s’éclairèrent de soulagement. Leurs nerfs commençaient à lâcher sous l’impatience et le découragement. Il tendit les notes de Sélène à Adelle qui lut avec attention. 
-    Oui, il semblerait bien que nous tenions enfin la solution. Allons dehors. 
La troupe se mit en cercle en évitant les débris des bûchers dont l’odeur imprégnait l’air ambiant. 
-    Quelqu’un souhaite commencer ? demanda la princesse.
-    Moi, fit Ostara en levant la main. 
-    Très bien. 
Adelle lui tendit les notes que la Mystique de la Terre parcourut avec grande attention. Elle leva sa hache sacrée, puis prononça la formule alchimique qu’elle avait sous les yeux, avant de poursuivre :
-    Moi, Ostara Talamh, Mystique de la Terre, de ce pouvoir dont vous m’avez fait gardienne, je me libère ; de ce pouvoir dont vous m’avez fait don, je vous le rends. J’invoque une dernière fois l’esprit de la Terre, Gaïa.
Une femme surgit du sol, plantureuse, à la peau de roche. Il semblait se dessiner un sourire sur son visage carré. 
-    Gaïa, esprit éternel, je renonce à toi. À la Terre tu retournes désormais, car je te libère.
-    Merci, souffla l’esprit.
Une lumière ocre aveuglante jaillit de l’arme sacrée d’Ostara. Un tremblement de terre les secoua violemment. Un instant, ils craignirent d’avoir déclenché une catastrophe, mais cela ne dura pas. Gaïa avait simplement recouvré sa force. 
Till profita de la confusion pour s’éclipser. Il se dirigea vers la sortie du pic, ne prenant pas la peine de se faire remarquer en récupérant son cheval. Elles ne partiraient pas à sa recherche avant d’avoir libéré tous les esprits, et le temps qu’elles réalisent qu’il était parti, il serait déjà loin. Depuis qu’ils avaient vaincu Kerst, c’était clair dans son esprit. Il savait ce qu’il aurait à faire le moment venu. Il ne devait son salut qu’à ce fouet qu’il avait obtenu en tuant Nyce, mais plus le temps passait, plus il vivait cela comme un fardeau. 
Il dévala les pentes du pic le plus rapidement possible, il fallait qu’il atteigne la forêt de l’est avant qu’elles ne puissent le voir dans la plaine. 

Après plusieurs jours de marche, il put enfin se mettre à couvert sous les arbres serrés de cette frontière d’Hymir. Il trouva une clairière et ressortit le papier de sa poche. Il récita la formule. Lorsque Agni, l’esprit du Feu, se présenta à lui, il reconnut le visage qu’il avait vu danser dans les flammes de sa chambre du château. 
-    Agni, esprit éternel, je renonce à toi. Dans le Feu tu retournes désormais, car je te libère.
L’esprit hocha la tête en guise de reconnaissance, puis implosa en une tempête de feu qui décima les arbres tout autour. Till se jeta au sol pour éviter les flammes. Il se releva, constata que son fouet avait disparu. Il se sentait nu, mais libre à nouveau. Il s’épousseta et regarda en direction du nord. 
Il ne lui restait plus qu’une chose à faire à présent.
 

 

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