Chapitre 5

Par Pamiel

 

« C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux éviter de mentionner ce détail devant la princesse tant que... Loup, tu m’écoutes ? »

Assis dans un fauteuil de l’antichambre royale, le jeune mage sursauta. Il attendait que la reine accepte de le recevoir, Helvet à ses côtés. Aster avait refusé de retourner au Médica et les accompagnait. Menton perché sur le pommeau de sa canne, il se fendit d’un regard faussement sévère. Moins contrarié qu’inquiet.

« Tu rêvasses ? »

Une mimique désolée étira les lèvres de Loup. Helvet leva les yeux au plafond.

« Épargne-lui  tes conseils, vieux toucan. Il a compris.

— Vraiment ? A-t-il rien qu’entendu ce que je viens de lui dire ? 

— Peu importe.

— Tu m’as demandé de ne pas évoquer l’incapacité des dragons à pleurer, récita Loup. Tu as remarqué un conflit entre la reine et Kalire. Tu penses que la princesse brûle de faire payer à la Wyverne le prix du sang et que sa mère le lui refuse. Ma question jetterait de l’huile sur leur feu. »

Aster l’observa en silence. Le souvenir de la matinée pesait lourd sur leurs épaules. Tous les icariens avaient perdu un frère, des parents ou même un fils dans la tragédie. Ils avaient honoré leurs morts au palais. Helvet était épuisée. Le cercueil vide du prince, le décompte des défunts et le nom de son père annoncé par une Kalire tendue l’avaient usée. 

Loup, lui, semblait ailleurs.

« Je songeais à une chose. » 

Ses deux hôtes le fixèrent. Il déglutit.

« Pourquoi maintenant ? Si la Wyverne nichait quelque part près de votre jungle, vous auriez croisé son chemin tôt ou tard. Si un je ne sais quoi l’a rendue agressive, ce ne peut être que très récent, non ? »

Le jeune mage baissa le nez. L’attention brûlante d’Helvet et le sérieux d’Aster par-dessus ses lunettes assèchèrent sa gorge. Il continua :

« Et s’il s’agissait de moi ? »

Avant qu’ils ne réfutent sa théorie, Loup leva son index.

« Je suis techniquement une anomalie ici. Ma présence au moment exact où une créature inconnue, dont je connais le nom et le point faible, attaquait Icarie a dû provoquer des soupçons. »

Son majeur rejoignit son autre doigt.

« J’aurai pu me placer en position de sauveur pour vous attendrir. J’ai un motif. Celui de vouloir m’allier à Helvet. Sauf que, considérant l’hypothèse que ma magie ait attirée la dragonne... »

Il laissa sa main retomber sur son genou.

« Ce n’était pas volontaire. Je n’aurai jamais détruit des vies pour… » 

Il se tut. 

« Je n’aurai jamais détruit des vies. »

Jamais plus. Il avait assez payé ses remords. Au fond de lui, il refusait cette perspective terrifiante d’être la source d’une nouvelle catastrophe. Son âme n’y survivrait pas. Entortillant la lanière de sa sacoche sur son poignet, il coupa la circulation de son sang pour se distraire. 

Helvet s’adossa à son siège.

« Je te crois. »

Loup ne fut pas le seul surpris. Aster déplaça lentement ses besicles au bout de son nez.

« J’ai loupé une artère ? En quel honneur te fies-tu à son explication ? Vous vous êtes littéralement rencontrés avant-hier.

— Non. Je l’épiais déjà avant qu’il visite le Maga. Pourquoi ai-je lancé mes chercheuses à ses trousses, selon toi ? »

Helvet laissa le silence s’épaissir entre eux. Loup fronça les sourcils, les rouages de son esprit bouillonnèrent. Elle ne parlait donc pas de la fouille de sa chambre par les chouettes. Ça signifiait qu’il avait été repéré, peut-être quand il guettait lui-même ses déplacements. Il se mordit la lèvre.

« J’ai accidentellement révélé ma présence ?

— Je te l’ai dit. J’ai observé ton courage d’agir à deux reprises. J’évoquais en majeure partie la façon dont tu as sauvé ma mère, mais je connaissais ta vraie nature avant ça. »

Malgré ses traits épuisés, elle garda sa lueur au fond du regard.

« J’étais venue au Perroquet bavard récupérer une certaine somme que me devait l’aubergiste. Comme il y avait foule ce soir-là, j’espérais dénicher la source de l’étrangeté qui désorientait mes chercheuses. Et ça n’a pas raté. Tu es descendu de ta chambre alors que je négociais mon dû.

« Mon œil t’a suivi tandis que tu t’installais au bar. Ton âge, ton apparence, ta complète absence de prudence au milieu des buveurs de rist, ton sourire timide lorsque tu as commandé un café crème, tout en toi criait : gaora. Quelques minutes plus tard, un ristier a entamé une conversation pour vous deux. J’ai alors su à qui j’avais affaire.

— Juste comme ç… 

— Attends une seconde, le coupa Aster. Un buveur a engagé la conversation avec cette brindille ?

— Pire. Il lui a raconté nos us et coutumes.

— Loup. Ce gentleman ne t’a quand même pas proposé un verre ?

— Si. Et j’ai décliné avec politesse, précisa doucement le jeune mage. 

— Tu es fou ! siffla Aster. Il est fou, répéta-t-il en s’adressant à Helvet.

— Exactement ma pensée. Personne ne discute avec les soûlards du Perroquet sans s’armer de patience et d’un objectif précis. L’alcool dont ils dépendent rend parfois la conversation… limitée. Refuser un de leurs verres équivaut à du suicide.

— Seam m’a traité avec respect, hésita Loup. Il m’a parlé d’Icarie de façon plus complète que les vendeurs du port. D’ailleurs, je ne crois pas l’avoir offensé, vu qu’il m’a confié son histoire. 

— Il t’a quoi

— Raconté son passé. Pour que je comprenne mieux les frontières de la ville à l’ouest. Il vient d’un clan de Rhantiens au-delà d…

— Il vient d’où ?

— Ça suffit, se crispa soudain Loup. Puis-je connaître le fond du problème ou va-t-on me ridiculiser encore longtemps ? »

La chaleur lui monta aux joues. Il écrasa sa bandoulière entre ses mains, réalisant qu’il venait de s’emporter. Son estomac vrilla. Disparaître dans un trou de rongeur lui sembla tout à coup une option viable pour l’avenir. En face de lui, Aster haussa les sourcils d’un air incrédule et Helvet, hilare, continua. 

« Loin de moi l’idée de me moquer, gaora. Au contraire. Tu n’as rien remarqué parce que tu lui souriais comme chouette à la lune, mais en se confiant à toi, Seam s’est attiré l’attention de l’auberge toute entière. Vous êtes devenu le centre d’un univers de lumière. 

« Quand tu as quitté les lieux, un brave lui a posé une question. Puis un second. Il a répondu à chacun d’eux d’un ton bourru. Une heure plus tard, au Perroquet, tous connaissaient son nom. La tragédie de son bannissement a fait de lui un type digne, à défaut d’être intègre. L’aubergiste l’a même engagé comme homme de service. Mais là, je ne t’apprends rien. »

Loup hocha lentement la tête. Seam était venu le trouver pour lui annoncer qu’il serait satisfait de veiller sur ses affaires, si jamais il devait s’absenter. Helvet repris.

« Nous, j’entends par là les Sorboristes, sommes au courant que les ristiers sont des mines d’informations pour qui sait les approcher. Toi, tu as repéré Seam. Pas vrai ? Tu as patienté jusqu’à ce qu’il remarque ta présence, puis il t’a suffit de paraître avenant. Il est venu t’aborder de lui-même. Tu l’as poussé à s’ouvrir, aussi bien à toi qu’aux autres à ta proximité. »

L’acuité de son regard transperça Loup. 

« Voilà ce que j’appelle une approche subtile. Trop pour une machination aussi grossière que lancer cette Wyverne sur la ville pour t’attirer mes faveurs. »

Elle ajouta qu’elle avait par la suite envoyé deux groupes de chercheuses pour fouiller sa chambre, les premières pour tromper l’attention de Seam, les autres pour dénicher ses secrets. Loup garda le silence. Ce dont elle parlait expliquait son discours, juste avant qu’il n’emmène sa mère à l’abri dans la cale du Maga. Pendant l’attaque.

Cherche-la dans tes tripes. Tu en es capable.

Il se sentit mis à nu. Étrangement, cela ne s’accompagna pas d’un inconfort net comme il en avait l’habitude. Une partie de lui désirait son attention. Pourquoi ? Qu’y avait-il dans le vert de ces yeux qui le remuait tant ?

Helvet se tourna vers Aster.

« La vérité est forcément plus complexe. »

Le grincement de la porte de l’antichambre les interrompit. Son Altesse Kalire s’avança. Toute la raideur de sa posture trahit sa colère. Peut-être la reine et elle venaient-elles de s’affronter ? Loup n’eut pas le temps d’analyser ce détail, car l’Altesse balaya leur étrange trio d’un geste.

« Ma mère veut vous recevoir. »

Elle avait presque craché l’appelation. Helvet soupira et se redressa. Aster s’appuya sur sa canne, grimaça, mais se tint droit. Loup fut debout en un souffle. Tous les trois s’engagèrent après la princesse, dans la chambre de réception royale. 

Loup imita Helvet en retirant ses bottes. La tapisserie au sol caressa ses pieds nus. Des tentures ocres enveloppaient la pièce d’une atmosphère feutrée. Autour d’une table basse en verre, six coussins ronronnaient. La reine elle-même trônait sur le dernier. Elle avait ramené ses longs cheveux noirs en chignon, dans lequel avaient été entrelacées deux chaînes d’or.

« Entrez. Inutile de vous encombrer des convenances, je m’apprête à solliciter votre aide. »

Ils s’installèrent. Loup s’assit en tailleur sur le coussin à la gauche d’Helvet, Aster à sa droite, et Kalire aussi loin d’eux que possible. La reine posa les yeux sur la marchande.

« Nous devons préserver les Icariens d’une nouvelle attaque. Discutons-en ici même, pendant le repas. Dès que notre dernière invitée franchira ce seuil. »

À son signal comme attendu, la Capitaine débarqua dans la chambre. Le bandeau noir qui couvrait son oeil droit contrastait avec son sourire. Elle prit place près d’Aster, claquant sa redingote bleue pour l’effet dramatique. 

« Bonjour ! clama la vieille femme. Que doit-on pourfendre aujourd’hui ? Un iguanodon des cavernes ? Une harpie millénaire dévoreuse d’enfants ? Ou Tiamat lui-même, libéré de son tourbillon ?

— Tes plaisanteries, foudroya Kalire.

— Intéressant, releva Helvet, tendue. Et râler en vain tuera son humour, Votre Altesse ?

— Toi...

— Mesdames, interrompit la reine d’une voix maîtrisée. Mangeons. » 

Elle tapa des phalanges sur la table. Des domestiques amenèrent une suite de plats aux odeurs épicées. Poulet aux agrumes, pain aux herbes, galettes de semoule… Ils piochèrent dans ces délices avec les mains. Loup reconnut le parfum suave du grog ambré de la cale d’Helvet. Il fit semblant d’y tremper les lèvres, mais ses yeux s’égarèrent sur chacun de ses hôtes.

Dans leurs gestes fugaces, tout un univers muet parlait pour eux. Les doigts d’Aster effleurèrent ceux d’Helvet lorsqu’il lui passa la cardamome. La Capitaine replaça distraitement le pansement à son œil. Kalire se mordit les lèvres en contredisant sa mère sur la qualité d’un plat. Cette tension-là, en particulier, influa sur la tablée entière. Il devint bientôt impossible de l’ignorer.

« Délio adorait les oranges. »

La remarque de Kalire les réduisit au silence. De la lumière ondula dans ses cheveux noirs, son bracelet d’or tinta à son poignet. Rien n’était dû au hasard. Sa volonté rencontra celle de la reine, dont la majesté, forgée à l’acier de la cour, résista à ce sous-entendu. Sa voix devint lame. Son ton acéré.

« Ne devient pas irresponsable, Kalire. 

— Irresponsable pour quoi ? Ma remarque ? Mon désir brûlant d’honorer la mémoire de mon frère ? »

Elle suça une rondelle sanguine. Son regard défiait quiconque de répondre. Aussi abrupte que sa falaise, narguant la mer elle-même. Elle fixait encore l’assemblée quand la reine frappa du poing sur la table. Les assiettes tremblèrent sous le choc.

« J’en ai assez de ton jeu stupide.

— Je ne joue pas, Mère.

— Tu n’iras nulle part. Les bateaux Sorboristes doivent de toute manière se recharger. 

— Ils ont assez de carburant pour l’aller-retour. Et il reste assez d’amelogues sous leurs coques pour un dernier vol !

— La Capitaine Vach te le confirmera : la moitié des navires ont le recouvrement moisi, le reste atrophié. Ils atteindraient la jungle mais ne pourraient jamais revenir.

— Une fois dans la Bordure, il suffirait de les récolter, ces maudits champignons !

— Avec quel équipement, je te prie ? Le dispensaire du Médica est en ruines, son parent à Ludalie s’est effondré. Il ne reste personne là-bas qui connaisse le processus du transplant. Aster, dont la survie tient du miracle, nous est revenu blessé ; en tant qu’élève du père d’Helvet, il n’a pas achevé sa formation. Et il ne le pourra jamais. »

Un silence de plomb retomba sur la tablée. Kalire serra les mâchoires à se les briser. La Capitaine s’assombrit, Helvet se tendit et Loup jeta un œil au Médicant. Immobile, Aster restait de marbre. La reine balaya son regard de l’un à l’autre des convives, enfonçant en eux sa certitude.

« Aucun de nos guérisseurs ne sait fixer les amelogues. C’était la spécialité des dryades, l’une des raisons du prince de chercher à s’allier nos voisins. La base de notre réseau d’échanges. Savez-vous ce qu’il est advenu du gardien de la serre royale, son meilleur ami ? »

Loup sursauta. Le dryade et son visage avenant lui revinrent en mémoire. Son clin d'œil appuyé aussi.

« Thuya s’est enfoncé dans le coma suite à ses lésions internes. Il a respiré la fumée de l’incendie. Non, Kalire, nous ne récupérerons pas le corps de ton frère. Nous ne vengerons pas mon fils. »

Loup frissonna. Elle avait méticuleusement ajusté sa phrase. Je te raisonnerai, ma fille, clamait son attitude. C’est ton fardeau autant que le mien. La reine essuya le coin de ses lèvres avec un mouchoir brodé. Elle s’adressa à la Capitaine comme si l’attitude blessée de Kalire n’existait pas.

« Vach, je veux que toi et les tiens réalisiez un inventaire des amelogues restantes. Détruit la coque de vos bateaux. »

Kalire se dressa, prête à répliquer ; mais sa mère lui intima de se rasseoir. Son autorité contraignit la princesse à respecter son ordre, aussi sûrement que l’ancre endigue le navire à son port. La reine pivota ensuite vers Helvet et Aster.

« J’interdis à compter de ce jour formellement le survol du triangle surde. Ce tabou ne sera levé qu’à nouvel ordre de ma part, et de ma part uniquement. Lieutenante Luma, rassemblez les champignons avec votre tante. Amenez-les au palais. Médicant Doe, vous pouvez aider à la supervision des soins provisoires. Je vous prie de ne pas trop forcer sur votre jambe, nous allons avoir besoin de votre expertise pour reconstituer nos réserves alchimiques. Entendu ? »

Tandis qu’ils acquiesçaient, à contrecœur pour Aster, la souveraine orienta son regard droit sur Loup.

« À ton tour, petit émissaire. »

Le jeune mage déglutit. Son cœur cogna dans sa poitrine. 

« Tu as fait fleurir la mysée. Comment ?

— Par manipulation de l’éther. Vos Sorboristes utilisent des ressources naturelles pour fabriquer potions et objets ensorcelés. Je puise directement à la racine de mon être.

— Es-tu le seul de ton genre à Ys ?

— Non. Il y a différentes branches de magie et ma sorte est acquise à la naissance - par hérédité. Je suis un élémentaliste du végétal. Ce qui ne me rend pas unique, loin de là. »

Il réfléchit un instant. 

« D’autres usages de l’éther sont enseignés à l’Académie des mages. L’apprentissage dure des années. Certaines compétences réclament une haute quantité d’énergie, aussi un mage d’Ys se liera souvent à un féal pour compenser. 

— Féal ?

— Des créatures sentientes de toutes sortes. Chat noir, sphinx, centaure, sirène, renard… 

— Griffon ? proposa Helvet. »

Loup crispa sa mâchoire.

« Oui. Il suffit qu’il canalise de l’éther dans ses veines. La plupart des espèces en sont capables, contrairement aux humains. 

— Ce sont vos familiers, décrypta Aster. 

— Le terme est controversé, mais oui.

— Comme les chercheuses des Sorboristes.

— Nos pépettes remplacent l’intégralité d’un équipage, intervint la Capitaine. Elles alimentent le carburant de nos navires, se repèrent dans le triangle où nous sommes aveugles, offrent une plume pour nos boussoles d’or. Rien à voir avec la domesticité qu’implique un familier. Insiste et je te déverse un baril d’eau salée dans les narines.

— Parce qu’il ne t’es pas arrivé de me qualifier de botaniste, peut-être ?

— Tu étudies littéralement les plantes et leurs propriétés médicinales. 

— Avec une formation en chirurgie alchimique, en mélange de drogues, en accouchements ! Je t’ai traitée de pirate ou de sorcière, moi ?

— L’un ou l’autre serait provoquant, réducteur et stupide de ta part, si tu considères le sabre que je porte à ma ceinture ! 

— Ça suffit, lança Helvet, grignant d’un bout à l’autre des lèvres. »

Aster lui sourit en retour. La Capitaine pouffa. Kalire les observa avec une braise dans le regard. Impassible, la reine ne tint pas compte de l’agitation autour d’elle. Elle ne dévia ni de leur sujet, ni de Loup.

« Je ne vois aucun féal à tes côtés. 

— Parce que mon pouvoir compte parmi les plus faibles. Je m’y épuise parfois, mais tant que je garde le contrôle, il n’y a pas de danger immédiat.

— Alors pourquoi t’avoir envoyé toi ? »

Dans sa question, Loup en entendit une autre. Qu’as-tu de particulier ? S’il espérait convaincre les personnes autour de cette table qu’il était digne d’une alliance, il devait insuffler assez d’assurance à sa réponse. Hors, son passé le frappa avec la force d’un tir au canon.

Le jour de son départ, le greffier de l’Ordre avait réprouvé la décision de son mentor. C’était davantage que les remarques habituelles sur sa prétendue inaptitude, sa fragilité ou son immaturité. Royres haïssait sa famille. La voix sifflante du vieil homme habitait encore ses nuits d’angoisse.

Ta mère aura beau t’attirer le respect et ton grand-père la sympathie, il faudra plus que ta lignée pour me prouver ta valeur, novice. Je dis cela pour ton bien.

Loup aurait pu expliquer à la reine qu’il n’avait rien de spécial. Pas plus que ses camarades de promotion, surtout pas plus que son illustre famille. Mais comme ce jour-là, face au regard méprisant du greffier, la colère saisit sa gorge. Elle le happa dans sa chape sombre et bloqua l’entièreté de ses mots.

« Loup ? »

La voix d’Helvet. Il pressa ses mains l’une contre l’autre et rencontra son regard. Bleu contre vert. Enfin, il reconnut la sensation qu’il avait de presque exister à travers ses yeux.

« Mon mentor m’a accordé sa confiance. »

Le professeur Rhael possédait cette même volonté. Tous deux le voyaient... différemment. Il n’aurait su dire à quel point ce miroir ensorcelait son univers. Loup se réancra au présent, redressa le dos et examina son auditoire. La reine en particulier.

« Je compte parmi les plus jeunes de mon Ordre. C’est un avantage. Vieillir, grandir, mûrir prive nos mages de pouvoir. J’imagine que c’est un cycle naturel. Quoi qu’il en soit, user du grimort ne présente qu’un risque limité pour moi. Ce ne serait pas le cas de quelqu’un avec une magie instable. Incontrôlée. »

En d’autres mots, constant, fiable. Ça ne suffirait pas. La reine haussa les sourcils.

« Et à quelle fin es-tu ici ? »

Il s’éclaircit la gorge.

« Proposer une alliance. »

Helvet hocha la tête. Kalire se figea de stupeur. La Capitaine Vach manqua s’étouffer en recrachant son verre mais la reine, elle, resta d’acier. Elle attendit qu’il continue.

« Au nom de l’Ordre des dholes, branche diplomatique du Magistère d’Ys, je suis venu observer Helvet il y a trois semaines. »

Il se leva, arpenta la pièce et s’empara de sa besace, d’où il retira le livre au diamant. Il l’ouvrit en douceur et tourna les pages déliées, le papier glissant sur le murmure de la tablée.

« Il existait auparavant un lien entre vous et les nôtres, quand l’empire existait encore. Un lien représenté par des grimorts. Comme celui-ci.

« Ils nous autorisaient à nous téléporter là où la route est impitoyable. Placés sous protection, la Bibliothèque des archives a été consacrée à leur étude. Après la chute de l’Impératrice, mon mentor a rouvert leur salle. Chaque carnet relié qu’il a ouvert l’a mené aux relations qu’Ys entretenait avant l’effort de guerre.

« Les Sorboristes en faisaient partie. Il m’a envoyé rencontrer la descendante de celle qui, selon nos antiques sources, administrait nos précédents échanges. »

Loup se composa un sourire, touchant enfin à l’essentiel.

« Il me jugeait capable de l’atteindre. J’ai mis plus de temps que prévu à la contacter, mais peu importe. Car elle n’est désormais plus mon unique objectif. »

Il égara sa concentration vers la fenêtre et les toits calcinés de la ville. Le souvenir de la dragonne s’imposa à son esprit, son ventre se noua. Son sentiment d’illégitimité lui hurla de se taire et d’écraser son audace. Il s’obligea à continuer, emporté par l’estime de son mentor et par une pointe d’égoïsme.

« Je veux négocier une bouture de mysée. »

Son murmure se propagea dans toute la pièce. La Capitaine claqua sa paume contre la table, cette dernière ayant décidément bien du mal à ne pas se prendre des coups. 

« Pauvre piou ! Tu es malade ?

— Non. Il s’agit de mon meilleur ami. »

Le visage d’Helvet fut plus évocateur que des mots. Loup aurait voulu lui dire quelque chose d’intime, de fraternel, n’importe quoi. Il se contenta de la vérité abrupte.

« Florian a contracté la disparie enfant. Un roi fou l’a forcé à abuser de sa magie. »

Incapable de devenir mage, Flo avait malgré tout étudié à l’Académie. Il s’était résigné à prendre apprentissage auprès du greffier Royres. La paperasse de l’Ordre des dholes le rendait dingue. Loup savait que la mysée lui rendrait une partie de sa liberté. Cette perspective l’excitait et le terrifiait, tout à la fois.

« Je suis prêt à m’engager en mon nom propre, acheva-t-il. Je peux convaincre le Magistère de vous aider à reconstituer vos réserves. Je peux vous fournir des informations sur la Wyverne. »

Des chuchotements s’élevèrent, fébriles. Loup décida de ne pas lâcher prise tant qu’il maîtrisait encore une partie de son discours. 

« Pour sceller cet accord, je désire inviter les vôtres sur le seuil d’Ys. »

Ce fut comme une bulle soufflée un matin d’hiver. La fragilité de l’instant se cristallisa sur sa voix, prête à se fissurer. Un mécanisme enclenché depuis le début de cette rencontre prit enfin sa juste place et rien, rien n’aurait su le retenir. 

« Helvet, viendras-tu ? »

La Sorboriste se releva. Son œil pétillait. 

« Oui. »

L’incrédulité de la Capitaine Vach se mesura à celle d’Aster, qui posa, derrière l’arrondi de ses bésicles, des iris stupéfaits sur son amie d’enfance. Il parut ébranlé. Loup nota que ses doigts s’accrochèrent à son verre comme au dernier repère tangible qu’il lui restait, le fissurant presque.

Helvet se porta à la hauteur du jeune mage. Elle tendit la main vers lui. Loup, tremblant, se mit debout à son tour. Il glissa son index le long de sa ligne de vie.

« Je me porte garante du gaora, déclara alors Helvet aux siens. J’ai le désir de l’accompagner pendant nos négociations et de découvrir sa Ys. Bien sûr, la décision finale d’une alliance vous appartiendra, à toi, Tatou, et à vous, mes Altesses royales. 

— Je ne comprends pas. »

Soudain impuissant à contenir son émotion, Aster frissonna.

« As-tu… As-tu vraiment l’intention de suivre ce garçon ? De te téléporter ?

— Ce n’est pas à moi seule d’en décider. 

— Par quel tour d’esprit restes-tu si calme ?

— Parce que j’attends qu’on m’accorde une possibilité pareille depuis des années. Je m’étonne même que tu ne t’empresses pas de me suivre. Où est donc passée ta soif de la découverte, mon cher Aster ? »

Elle le taquinait. Et plus elle agissait avec nonchalance, plus il s’empêtrait dans son désarroi, le regard coulé vers sa canne. Elle le délivra de son supplice en riant.

« La vérité se niche dans ta question. Je suis obstinée. Avec sa seule arrivée chez nous, Loup a remis sur le navire une querelle qui m’opposait à Ma depuis que j’ai appris à déployer une voilure. Il paraît qu’une future Lieutenante ne peut pas se permettre un rêve comme le mien. Sauf que j’ai trouvé ici une opportunité parfaite de mélanger désirs et devoir. »

La Sorboriste se tourna vers Kalire. La tristesse de son expression se mesura à la frustration de l’Altesse. 

« Au fond, je suis juste irrécupérable, conclut Helvet.

— Pas besoin d’être une lumièfre pour s’en douter ! s’exclama la Capitaine. Tu lui as expliqué qui nous sommes, au moins, à ton gaora ?

— Dans les grandes lignes. J’ai voulu te laisser l’honneur de lui conter notre historique. Les mises en scène, c’est ta spécialité, pas la mienne. »

Le rire de la Capitaine explosa. Loup y entendit presque les tirs du canon de son trois-mâts. Il douta lui aussi de l’honnêteté d’Helvet sur ce dernier point, vu le régal évident qu’elle prenait à répliquer. 

Il se décala d’un pas pour les laisser à leurs passes verbales. Pendant ce temps, il remarqua le geste de la princesse Kalire à l’autre bout de la table. Elle pianotait ses doigts sur le rebord de son plateau. Après un froncement de sourcils, il comprit qu’il s’agissait d’une forme de morse. Helvet, mine de rien, se crispa à nouveau. Loup n’eut pas le temps d’analyser leur code. 

« Lieutenante Luma. »

La reine. Aussi douce que Vach était rauque, aussi mesurée qu’Helvet était franche, aussi distante que Kalire était fougueuse. Si la volonté de ses vassales se forgeait sur la mer, dans les cieux ou au bord des falaises, la sienne trempait dans le fer de la cour. Loup se rendit compte qu’il ne pouvait espérer la convaincre par de simples mots. 

Il lui faudrait prouver ses intentions. Avec des actes. 

« Dame du Maga, enchaîna la souveraine, consciente de son effet. Je t’assigne un rôle de négociatrice royale. Tu suivras ce jeune Loup dans sa cité et tu marchanderas pour moi. Choisis un groupe pour t’accompagner. Lorsque vous rentrerez, viens me rapporter ce que le Magistère est prêt à offrir en échange de la mysée. » 

Elle planta son regard noir droit sur le jeune mage. Il frissonna. 

« La priorité sera de protéger notre peuple. Reviens avec une solution de défense, pas de vengeance. »

Kalire bouillit de l’intérieur. Elle n’émit aucune protestation, cependant, et se contenta de fixer la reine. Une flamme vive oscilla au fond de ses yeux noirs. 

« Vach, interpella la reine en ignorant sa fille. Quand les champignons seront rassemblés en nombre suffisant au palais, transporte-les au bord de la falaise. »

Les respirations se suspendirent.

« Nous mettrons Icarie sous bulle. »

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eysselia
Posté le 08/01/2022
Salut,

On est directement plongé dans l'univers sans aucune connaissance, du coup on se pose beaucoup de question on ne peut pas avoir la vrai envergure de tout ce qui se passe, pourtant tu as parfaitement réussi à ne pas nous perdre et si on ne connaît pas la vrai envergure des événement pour chaque personnage, tu sais parfaitement nous la faire ressentir sans qu'on ait les éléments en main.
Puis peu à peu on a des bouts de réponses par-ci par-là, et de nouvelle questions, c'est toujours équilibré sur le pile ce qu'il faut, pour pas perdre le lecteur ou diminuer son implication.
En plus l'univers est intriguant, quel est le lien entre Ys et les wyverns ? Qu'est-ce exactement une sorboriste ? Au début je pensais des marchant d'objet rare, mais clairement leur rôle est bien plus complxe que ça. Leur façon d'utiliser les oiseaux est incroyable. Et puis la disparie... waw l'idée de trou est incroyable, et elle fait froid dans le dos.
Un autre point fort de ton texte c'est l'émotionnel. C'est d'ailleurs ce qui me marque le plus dans ton texte. Je pressens que je vais sortir les mouchoirs à un moment.
Ça va être un plaisir de suivre Loup et de le voir évoluer, j'espère qu'il arrivera à surmonter ce qui le traumatise, je me suis déjà beaucoup attaché à lui.
(Ça n'a pas vraiment d'intérêt, mais je trouve que le Loup à une conssonance ronde, du coup ça lui donne un air encore plus doux)
Du coup merci et bonne continuation ^^.
Nanouchka
Posté le 31/12/2021
Bonjour Pamiel,

Ce chapitre, c'est un oui.
Voilà, avant toute chose, juste, oui, tout à fait.

Beaucoup de réponses. De bouts de réponses, entendons-nous, mais quand même de réponses. C'est marrant, parce que je regarde The Witcher en ce moment, et ils font un truc que je prenais en note parce que j'aimerais reproduire : ils te donnent des informations généreusement, mais à chaque fois il t'en manque un morceau, et c'est sur 16 sujets à la fois. Et je remarque que tu fais ça aussi. Mon cerveau suit plein de pistes : pourquoi la Wyverne est venue maintenant ? Pourquoi Kalire est énervée à ce point-là contre sa mère ? Comment va Flo ? Est-ce que Loup va réussir à obtenir une alliance ? Est-ce qu'il pourrait soigner tous les malades avec la mysée ? Comment on met un endroit sous bulle ? Est-ce qu'on peut se téléporter dans un endroit sous bulle ? Etcetera fois un million. Et du coup, à chaque fois que tu donnes une information, ça fait avancer une des pistes, et les autres sont requestionnées. Je ne sais pas si c'est clair ce que je dis, mais c'est ma façon préférée de faire de l'exposition, je pense, par flashs de lumière, avec un lecteur actif qui doit ensuite connecter les points.

Par ailleurs, c'est à la fois un chapitre statique de dialogue, et en même temps il y a de la tension d'un bout à l'autre, grâce au vieux toucan d'Aster et à la rage de Kalire. Et puis la sévérité de la reine, et l'orgueil de la Capitaine. Tu sens que tout peut déraper à n'importe quel moment, et il n'y a que Helvet qui soit une personne sûre, que le lien entre elle et Loup qui soit comme un refuge parmi toutes ces complications. Du coup, ça marche, ça reste tendu, d'autant qu'on finit sur deux très belles promesses pour ce qui vient après.

Au fil de la lecture :

"Je n’aurai jamais détruit des vies pour…"
Je n'aurais

L'oisillon qui pense direct que c'est sa faute et s'excuse, je l'aime tant.

"Ça suffit, se crispa soudain Loup. Puis-je connaître le fond du problème ou va-t-on me ridiculiser encore longtemps ?"
AHAHA, moi quand je ne suis plus une conversation : J'EXIGE QU'ON M'EXPLIQUE.

Cette fin de conversation pendant l'attente est si parfaite. C'est très, très délicat comment on passe d'un point de vue à un autre. Loup qui recolle les morceaux. Helvet qui rassure Aster. On est avec tout le monde et avec chacun.

"Elle avait presque craché l’appelation."
l'appellation

Quand tu dis que les coussins ronronnent, ils ronronnent vraiment ? Comme des chats ?

Passage préféré :
"Dans leurs gestes fugaces, tout un univers muet parlait pour eux. Les doigts d’Aster effleurèrent ceux d’Helvet lorsqu’il lui passa la cardamome. La Capitaine replaça distraitement le pansement à son œil. Kalire se mordit les lèvres en contredisant sa mère sur la qualité d’un plat. Cette tension-là, en particulier, influa sur la tablée entière. Il devint bientôt impossible de l’ignorer."

"Ne devient pas irresponsable, Kalire. "
deviens

Je sais enfin pourquoi Ys ça réveillait un souvenir de lecture en moi. À chaque fois, ça crissait un peu dans mon cerveau. J'ai fait des recherches, eeeet c'est comme ça que s'appelle le pays dans Le Livre des Étoiles d'Erik L'Homme, trilogie que j'avais beaucoup aimé parce qu'elle se basait sur l'apprentissage des runes magiques et de leur assemblage, et puis bon il y avait un portail, et tout un arc roman d'apprentissage pour les ados.

"Hors, son passé le frappa avec la force d’un tir au canon."
Or

"La voix d’Helvet. Il pressa ses mains l’une contre l’autre et rencontra son regard. Bleu contre vert. Enfin, il reconnut la sensation qu’il avait de presque exister à travers ses yeux."
Je vois tant ce que tu veux dire. Ça m'est arrivé. C'est très apaisant.
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