Chapitre 5

Tizian et Girolam atteignirent la vallée en fin de matinée après la longue descente sinueuse à cheval. Le temps était radieux, quelques nuages potelés étaient posés ça et là sur le bleu du ciel, une brise légère agitait les feuilles des arbres alentour, des myriades d’oiseaux colorés voletaient de tous côtés en poussant leurs cris et leurs chants joyeux. Devant eux s’étendaient de vastes prairies où paissaient des troupeaux de vaches et de moutons, plus loin ils apercevaient le lac en contrebas et dans la brume légère qui s’élevait au dessus des eaux, la ville de Girolam étincelait d’or et d’argent.

 

Les deux frères s’arrêtèrent quelques instants pour admirer la beauté de la perspective et firent leurs adieux muets au royaume de leur jeunesse. Girolam poussa un profond soupir et regardant son frère dit d’un ton lourd :

 

  • Je crois que c’est le moment d’y aller, Tizian.
  • Nous prendrons un cheval supplémentaire pour porter nos sacs en passant à l’auberge, répondit Tizian qui était moins nostalgique ou plutôt ne le montrait pas en parlant d’autre chose, pensons à ménager nos chevaux. Joran et Borée sont exceptionnels, prenons grand soin d’eux si nous voulons les garder jusqu’au bout du voyage.
  • Tu as raison, poursuivit Girolam en se penchant vers l’avant et en stimulant Joran par une caresse sur l’encolure, ils valent la peine que nous nous occupions d’eux, ce sont de merveilleuses bêtes.

 

Un peu plus haut sur un promontoire rocheux abrité des regards par un rideau de peupliers, Zilia avait elle aussi stoppé son cheval et observait ses frères. Son arc était suspendu par une bandoulière à son épaule et ses beaux cheveux flottaient dans l’air pur. Elle avait un sourire triomphant et conquérant, humait les odeurs des bois et des prés et sentait le vent frais sur ses joues comme une promesse de liberté et d’aventures.

 

Les chevaux de Tizian et Girolam galopèrent jusqu’au bord du lac et s’arrêtèrent à l’estaminet du port. Ils décidèrent de garder la jument d’un de leurs valets qui se trouvait là. Ce n’était pas un mauvais choix, Berthe était lourde et opiniâtre, parfaite pour transporter des charges sur les chemins, elle ferait l’affaire sans aucun doute. Ils accrochèrent leurs bagages et leurs armures dont ils s’étaient débarrassés sur les flancs de la brave bête et après une rapide collation et les adieux à leurs valets, s’en furent au pas.

 

L’aubergiste et sa servante étaient sortis sur le pas de la porte et les regardaient s’éloigner sans vraiment comprendre ce qui pouvait les pousser à quitter leur pays de cocagne pour partir vers l’inconnu. Ils conversaient avec les valets soulagés de voir les deux frères enfin réconciliés, tous étaient convaincus que la paix allait désormais régner dans le royaume après le départ des jumeaux terribles.

 

Le chemin que suivaient les deux frères longeait d’abord les rives du lac avant de s’enfoncer dans une forêt profonde. Les eaux calmes étaient couvertes de risées, moults canards et poules d’eau s’ébrouaient et plongeaient près du bord, tandis que des couples de cygnes majestueux glissaient paisiblement en contemplant les alentours du haut de leur long cou gracieux. Presque immobiles, quelques barques de pêcheurs visibles à distance faisaient des petites taches de couleurs éparpillées sur le miroir étincelant. Des saules et des aulnes poussaient au hasard ça et là, parfois même les pieds dans l’eau, leurs longues branches souples penchaient jusqu’à toucher la surface de l’onde. Des bouquets de roseaux masquaient au détour du chemin des petites plages de galets ou des criques rocheuses. Plus loin des noisetiers, des acacias et des hêtres formaient un sous bois frais. La rive opposée du lac était brumeuse et indistincte, signe de beau temps selon les paysans. Tizian et Girolam regardaient le paysage familier qu’ils ne verraient plus, ils se promettaient de ne pas l’oublier car ils se sentaient appartenir corps et âme à cet endroit enchanteur. Étrangement, presque sans réaliser qu’ils quittaient leur pays peut-être pour toujours, ils atteignirent l’extrémité du lac et passèrent sous le couvert de la forêt en lui tournant le dos, sans même un dernier regard.   

 

Les hauts arbres filtraient la lumière du jour et dans la semi obscurité, ils entendaient le murmure des feuillages, les craquements des branches, les courses d’animaux en fuite et les pépiements d’oiseaux. Ils traversèrent des clairières dont l’une d’elle abritait un étang entouré de roseaux. Ils s’arrêtèrent quelques instants pour reposer les chevaux. Partout le calme régnait, la douceur de vivre était presque tangible. Parfois une perdrix ou un faisan s’envolait lourdement au milieu des hautes herbes, et une famille de canards s’approcha du bord, les petits serrés autour de leur mère. Un héron solitaire debout sur une seule patte semblait méditer, sa tête au long bec tournait par petits à-coups pour lui permettre d’observer les alentours. A un moment, il se déplaça légèrement en déployant ses longues échasses, et brusquement plongea la tête vers un petit caneton retardataire qu’il attrapa dans son bec. La cane eut beau s’égosiller tant qu’elle put, le héron s’envola majestueusement avec sa proie dans son bec et s’en fut la dévorer tranquillement de l’autre côté de l’étang. La paix revint peu de temps après, la mère rassembla ses petits autour d’elle et la famille décimée se dirigea avec fatalisme vers un bouquet protecteur d’iris jaunes.

 

  • Ce coin si tranquille est le théâtre de drames terribles, soupira Girolam dont l’âme poétique était blessée par la cruauté du héron, voilà ce qui risque de nous arriver si nous ne faisons pas attention à ce qui nous entoure. Cette scène ressemble à un avertissement.
  • C’est la nature, répondit Tizian, plus pragmatique que poète, il faut bien que le héron se nourrisse. Ici comme ailleurs, c’est la loi du plus fort qui l’emporte. Mais tu as raison, c’est une bonne leçon à retenir.

 

Après son festin, l’échassier reprit son vol au dessus de l’étang, son cou était légèrement replié et ses ailes faisaient un bruit mécanique en se déployant. Il disparut lentement au dessus de la frondaison, à la recherche d’un abri ou d’une nouvelle proie. 

 

Les deux frères remontèrent à cheval et reprirent leur chemin. Ils passèrent à nouveau sous le couvert des arbres, tandis que Zilia les observait de loin cachée derrière des buissons d’arbustes, Eostrix sur son épaule.

 

La forêt ne tarda pas à s’éclaircir et se vallonner. De gros rochers affleuraient un peu partout maintenant autour des cavaliers, et les arbres s’espacèrent petit à petit. De hautes fougères poussaient le long de la sente, mêlées de fleurs et de graminées. Ils traversèrent un ruisseau et découvrirent une petite clairière où les myrtilles et les framboises pullulaient. Ils descendirent à nouveau de cheval pour dévorer les baies savoureuses et riaient comme des enfants d’avoir les mains et la langue violettes. Ils burent de l’eau du ruisseau, tandis que les chevaux broutaient l’herbe tendre et humide, puis se lavèrent les mains et le visage dans l’onde pure. 

 

  • On dirait que le temps se couvre et qu’un orage approche. Il faudrait que nous soyons à l’abri avant qu’il ne pleuve, dit Girolam qui regardait d’épais nuages gris menaçants se masser dans le ciel au dessus d’eux.
  • Il devrait y avoir une auberge d’ici quelques lieues, arrêtons-nous pour passer la nuit au sec et étudier la carte pour la journée de demain. Nous pourrons manger et nous reposer, et donner de l’avoine aux chevaux, répondit Tizian.
  • Repartons vite alors, conclut Girolam, j’avoue être content de faire une pause.

 

Ils se remirent en selle aussitôt et lancèrent leurs chevaux sur un rythme plus rapide. Berthe suivait allègrement malgré sa lourde charge, soufflant bruyamment par ses naseaux. Ils entendaient maintenant nettement le bruit du tonnerre. Brusquement la forêt se termina et ils débouchèrent sur la campagne, devant eux le chemin se poursuivait entre des champs cultivés. Au loin, la fumée fine d’une cheminée montait dans le ciel obscurci, il faisait presque nuit et la promesse d’atteindre bientôt leur but stimula les voyageurs. Par chance, ils arrivèrent juste avant que la pluie ne se mette à tomber et mirent les chevaux à l’abri dans l’étable.

 

Un garçon d’écurie vint s’occuper des montures tandis que les deux frères entraient dans l’auberge et réclamaient aussitôt à boire et à manger.

 

  • Holà aubergiste ! dit Tizian qui retrouvait sa bonne humeur après cette journée au grand air. Sers-nous un peu de bonne cervoise, nous avons grand soif !
  • Tout de suite messeigneurs, répondit le tavernier d’un air matois, entrez-donc, nobles clients ! Regardez cette table près de la cheminée, elle vous attendait, prenez donc place !
  • Et prépare nous des chambres et le dîner pour ce soir, nous restons pour la nuit, rugit encore Tizian avec satisfaction.
  • Il en sera fait ainsi selon vos désirs, dit l’homme en essuyant ses grosses mains sur son tablier, et il se tourna vers le fond de la salle pour appeler la servante. Ho ! Ombeline ! Viens donc ici servir ces seigneurs, et prestement !

 

Girolam et Tizian s’assirent sur un banc à la table indiquée par le tavernier. Il y avait d’autres hôtes dans la salle, la plupart étaient des paysans qui s’étaient réfugiés dans l’auberge avant le déluge. Au dehors, l’orage avait éclaté et des trombes d’eaux venaient frapper avec violence les vitres des fenêtres, témoignant de la sauvagerie de la tempête. Des éclairs sillonnaient le ciel à tout instant et même le bruit du feu qui ronronnait dans la grande cheminée n’arrivait pas à couvrir les brusques roulements du tonnerre. 

 

Une jeune-femme vêtue d’une chemise blanche sous un corset noir, d’une jupe brune et d’un tablier gris leur apporta des chopes de bière tiède et des tranches de pain et de fromage. Cette nourriture simple leur parut la meilleure du monde, tandis que la servante tournait en fredonnant autour des tables avec un grand sourire, et remplissait allègrement les gobelets ou les écuelles déjà vides.

 

Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit et claqua contre le mur sous les assauts du vent. Une grande jeune femme rousse aux yeux verts se tenait sur le seuil, enveloppée d’une longue cape et trempée des pieds à la tête. Cette apparition était si surprenante que tous les yeux se tournèrent vers elle et la regardèrent avec stupéfaction. La cuisinière sortit même de son antre au fond de la salle pour venir jeter un coup d’oeil à la nouvelle arrivante, elle ouvrait et fermait la bouche comme un poisson en essuyant ses mains couvertes de graisse et de farine sur son tablier.

 

Zilia pénétra à son tour dans la salle en dégoulinant d’eau, elle salua la clientèle et l’aubergiste qui se précipita vers elle, son gros ventre rebondi en avant.

 

  • Venez vous réchauffer près du feu, noble dame, dit le maître des lieux, l’orage ne vous a pas épargnée. Il fait un temps à ne mettre un chat dehors !
  • J’ai laissé mon cheval à l’écurie, lui aussi est mouillé jusqu’aux os. Quelqu’un peut-il aller s’en occuper ?
  • Je vais envoyer le garçon, ne vous en souciez pas, répondit l’aubergiste dont les yeux concupiscents ne cessaient de dévisager la jeune femme. Que pourrais-je vous servir pour vous agréer, gente dame ?
  • Un verre de vin chaud me fera du bien, merci aubergiste, et fais vite, je suis transie.

 

Zilia s’approcha de la cheminée pour sécher ses mains et tordre ses cheveux. Elle avait dû se résoudre à entrer dans l’auberge car elle ne pouvait rester plus longtemps dehors sous la pluie diluvienne au milieu des éclairs. Son cheval se cabrait sous les roulements du tonnerre et risquait de partir au galop sur un coup de folie. De plus elle avait froid. Aussi avait-elle avalé l’une des potions de Roxelle pour transformer son apparence avant de s’approcher de l’auberge. Elle avait réussi à mettre son cheval à l’abri dans l’étable et l’avait caressé longuement pour le calmer avant d’entrer dans la salle. Elle était déçue d’avoir utilisé dès le premier jour l’un de ses subterfuges, qu’elle aurait voulu garder en réserve plus longtemps, mais elle n’avait pas eu d’autre choix.

 

Une fois qu’elle fut un peu revigorée par la chaleur du feu, elle vint s’asseoir à la table de ses frères qui l’invitaient du regard à les rejoindre, ils avaient envie de faire sa connaissance car elle les intriguait. La servante apporta une cruche de vin chaud et un gobelet d’étain.

 

Tizian et Girolam étaient fascinés par cette fille qui semblait n’avoir peur de rien et qui voyageait seule par ce temps infernal. Elle était extrêmement belle, sa peau était claire et parsemée de pâles taches de rousseur, ses yeux verts étincelaient et ses magnifiques cheveux roux étaient déployés sur ses épaules pour mieux sécher. Ayant laissé sa cape près du feu, elle apparaissait vêtue d’un pourpoint de cuir et de hautes bottes. Comme la servante avait laissé la cruche sur la table, Girolam lui servit avec empressement du vin chaud qu’elle but d’une seule traite.

 

  • Messeigneurs, dit-elle en posant son gobelet et en regardant les deux jeunes gens tour à tour sans baisser les yeux, à qui donc ai-je l’honneur ?

 

Bien qu’elle eût des manières de chevalier, elle était très féminine, et la dualité de sa personne troublait les deux frères qui ne savaient que penser de cette créature extraordinaire.

 

  • Je suis Girolam, répondit le premier frère déconcerté par cette femme à la personnalité rayonnante.
  • Et moi Tizian, dit le second, beaucoup plus maître de lui. Et, vous, gente demoiselle, qui êtes-vous ?
  • Je m’appelle Adelinde, je viens d’une contrée lointaine et je faisais escale en ce pays quand j’ai été surprise par l’orage.
  • Tout comme nous, reprit Girolam, par chance nous sommes arrivés à temps et n’avons pas été mouillés. Vous êtes-vous un peu réchauffée ?
  • Je vais mieux, avoua Zilia avec un sourire chaleureux, le sang coule à nouveau dans mes veines et je me sens redevenue moi-même ! 
  • Quel est le but de votre voyage ? demanda Tizian par curiosité.
  • Je fais des affaires pour mon père, mentit effrontément Zilia, ce sont des négociations commerciales mais secrètes. Je ne peux rien en dire.

 

Elle coupait ainsi court à toutes les questions sur la raison de sa présence à l’auberge. A partir de cet instant, la conversation prit un tour plus léger, Tizian et Girolam ne révélant pas non plus l’objectif de leur voyage. La soirée se poursuivit par le dîner composé de potages de légumes et de tourtes, arrosé de vin tiède et piquant. La cuisinière avait même préparé quelques gâteaux au miel pour le dessert. Lorsqu’ils eurent bien festoyé, ils se joignirent à d’autres voyageurs qui jouaient aux dés et passèrent une veillée agréable. L’un des paysans apporta sa mandole et se mit à pincer les cordes en chantant une douce mélopée. Il faisait bon dans la salle de l’auberge où le feu flambait dans la cheminée de pierre, l’orage s’était éloigné en laissant derrière lui des champs dévastés et des arbres déracinés. Le calme de la nuit était enfin tombé sur cette maison isolée au milieu des champs.

 

Comme toutes les chambres étaient occupées et qu’il n’y avait plus de place, Tizian et Girolam proposèrent avec courtoisie de dormir tous les deux dans la même pièce et de laisser la dernière alcôve à Adelinde. Elle accepta chaleureusement et leur dit adieu avant de monter se coucher, car elle se lèverait tôt le lendemain matin et serait probablement déjà partie quand ils se réveilleraient.

 

Avant de gagner leur lit, Tizian et Girolam sortirent pour rendre visite aux chevaux et vérifier qu’ils se portaient bien. Le toit et les arbres dans la cour gouttaient encore après l’orage. Une petite brise s’était levée, elle chassait rapidement les derniers nuages visibles à la lueur de la lune. L’étable était pleine, ils constatèrent que les destriers avaient été bien soignés et nourris, leurs sabots étaient propres, leur robe brillante et douce et leur mangeoire pleine. Joran et Borée, heureux de la visite de leurs maîtres, frottaient leurs têtes l’une contre l’autre en hennissant de satisfaction, et Berthe se laissa caresser elle aussi. Le cheval noir de Zilia s’était calmé et se reposait à l’écart, complètement masqué derrière une cloison. En revenant de leur visite à l’écurie, les deux frères firent un tour sur le chemin pour prendre le frais après la chaleur et la puanteur de l’auberge. L’air était lourd et humide et sentait la terre mouillée.

 

  • Drôle de fille cette Adelinde, dit Girolam, je ne pensais pas qu’une telle créature existait. Je suis très impressionné, elle était à la fois belle, drôle et cultivée, pleine d’esprit, vraiment étonnante.
  • Je t’avais dit que tu ne fréquentais que des demoiselles stupides ! tu as pu constater par toi-même qu’il y a des femmes de caractère et qu’on passe avec elles de très bons moments ! répondit Tizian, toujours de fort bonne humeur.

 

A vrai dire, depuis qu’il avait vu le regard de Rose, plus rien ne pouvait ternir sa vision de l’avenir et plus aucune créature féminine ne l’intéressait. Mais il avait apprécié la rencontre avec Adelinde qui n’était pas une femme ordinaire.

 

  • J’aurais aimé la connaître davantage, poursuivit Girolam, néanmoins je crois que nos routes se sépareront dès demain matin, nous ne la reverrons plus. Quel dommage, j’avoue avoir apprécié sa compagnie et son esprit.
  • C’est ainsi lors des voyages, les rencontres sont brèves mais denses. Dis-moi Girolam, parlons d’autre chose, as-tu remarqué le manège de la servante ?
  • Que veux-tu dire ? tu parles de cette Ombeline, la fille de l’auberge ?
  • Oui, je parle bien d’elle. Je l’ai vu plonger sa petite main dans les poches des voyageurs et voler des pièces. J’ai moi-même transféré ma bourse dans ma manche afin qu’elle ne puisse pas me dépouiller. Mais je pense qu’elle s’est servie dans la tienne. Regarde donc.
  • Ah ça alors, dit Girolam en fouillant dans toutes ses poches, je ne l’ai plus ! J’étais si fasciné par Adelinde que je n’ai pas prêté attention à cette fille.
  • Eh bien, elle a profité de ton inattention pour se servir ! Viens donc, nous allons aller réclamer son butin à cette habile détrousseuse. Mais auparavant,  accrochons des récipients au cou de nos chevaux pour qu’on ne nous les dérobe pas pendant la nuit. Si quelqu’un tente de les emmener, le bruit nous alertera et nous savons qu’ici il y a des détrousseurs.
  • C’est moins compliqué de dormir à la belle étoile, dit Girolam, s’il n’avait pas fait ce temps abominable, nous n’aurions pas eu tout ce tracas, nous aurions pu dormir dans la grange d’une ferme et nul ne nous aurait volé..
  • Mais nous n’aurions pas fait la connaissance d’Adelinde et ton opinion sur les femmes n’aurait pas changé, objecta Tizian.
  • C’est vrai, avoua Girolam, en toute chose il y a du bon et du mauvais. Heureusement que tu sais me remettre dans le droit chemin quand je m’égare !
  • Evidemment il y a aussi des femmes comme cette voleuse d’Ombeline qui ne sont pas  fréquentables, mais elle a visiblement du tempérament, et elle est bien mieux que les oies stupides qui t’adulaient, reprit Tizian avec un sourire
  • Je vais être obligé de me fâcher si tu continues à insulter Maroussia et mes amies, répondit Girolam sur le même ton léger, bien que l’évocation de sa belle fiancée soit encore douloureuse pour son âme sensible.

 

Il semblait déjà lointain le temps où les deux frères se combattaient sans cesse avec haine, et pourtant ils n’avaient quitté leur pays que depuis le matin. Une complicité toute nouvelle les unissait sans que ni l’un ni l’autre ne soit surpris de découvrir en son jumeau son meilleur ami. Ils revinrent à pas lents vers l’écurie. Après avoir sécurisé les attaches des chevaux avec des brocs et des pots de fer, ils entrèrent dans l’auberge et s’approchèrent d’Ombeline qui avait fini de ranger et balayait la salle vide à cette heure tardive.

 

  • Dis-moi, Ombeline, je t’ai vue dépouiller les voyageurs, dit Tizian sans préambule en s’avançant vers la jeune femme. Je ne ferai pas de scandale pour ne pas te nuire, mais rends à mon frère ce que tu lui as dérobé et je ne t’en tiendrai pas ombrage.
  • Nobles seigneurs, ce n’est pas moi, je suis comme ensorcelée, c’est l’aubergiste qui m’oblige à vider les goussets des clients, avoua Ombeline dont les yeux  humides brillaient sous ses longs cils veloutés.

 

Mais Tizian voyait qu’au travers de ses larmes, la jeune femme n’exprimait aucun regret de ses fautes. Il décelait même un éclat de ruse et d’habileté qui lui fit comprendre rapidement qu’Ombeline était peut-être plus redoutable qu’elle n’en avait l’air et qu’il pouvait à juste titre douter de sa contrition.

 

  • Décidément se dit-il, cette nuit à l’auberge est riche d’enseignements sur les femmes qui nous entourent. Il nous faut être très prudents avec ces créatures maléfiques. Et ce n’est pas Girolam qui a le plus de discernement à ce sujet, il est le plus crédule des hommes dès qu’une belle demoiselle lui sourit. Nous allons au bout du monde rechercher un magicien qui pourrait détruire nos royaumes, mais dès le premier soir nous sommes désarçonnés par deux filles à l’air innocent dans une pauvre auberge de campagne. Quelle leçon d’humilité !     

 

Ombeline fouilla dans ses jupes et rendit la bourse à Girolam qui ouvrait des yeux ronds.

 

  • Quelle audace ! disait-il, encore sidéré par le culot de la jeune femme.
  • Allons, reprit Tizian, viens donc maintenant te coucher, nous avons de la route à faire demain, nous devrons être frais et dispos pour notre longue course.

 

Les deux frères montèrent dans la petite chambre et s’étendirent l’un à côté de l’autre dans le même petit lit. Par précaution, ils avaient bloqué la porte avec un tabouret pour éviter de se faire surprendre et à nouveau voler pendant la nuit.

 

  • Que ce lit est inconfortable, grommela Tizian en essayant de trouver une position pour dormir, il est beaucoup trop étroit pour nous deux, et j’espère surtout qu’il n’est pas plein de puces. 
  • Qui aurait dit il y a quelques jours que nous passerions ce soir la nuit dans la même couche ? dit en riant Girolam avant de sombrer dans le sommeil, nous qui ne pouvions pas nous parler sans avoir envie de nous jeter l’un sur l’autre et de nous étriper.
  • En effet, répondit Tizian en baillant, nul ne l’aurait cru, seul Xénon pouvait nous y obliger, mais lui seul nous montait l’un contre l’autre. Alors il a simplement reconstitué ce qu’il n’aurait jamais dû détruire. Nous sommes jumeaux, et qui pourrait se vanter de briser pour toujours le lien indissociable qui unit deux frères nés le même jour ?  
  • Mmmmmm, persooonnnnne … articula Girolam dans sa demi-inconscience.
  • Non, personne, tu as raison, pas même Xénon, ce fou autoritaire, conclut Tizian en se tournant à son tour dans le lit et en s’endormant aussitôt.

 

Lorsque les deux frères se réveillèrent à l’aube, Zilia était déjà déjà partie. La salle de l’auberge était vide, les portes et fenêtres grandes ouvertes pour aérer la salle et faire disparaître les odeurs d’humidité et de fumée de la veille. Ils vérifièrent que les chevaux se trouvaient toujours dans l’étable, et avaient été bien soignés tôt le matin. Ils avalèrent une collation servie par l’aubergiste avant d’arrimer leurs bagages et leurs armes sur le dos des destriers et de reprendre la route rapidement. Ombeline avait disparu, ils ne la revirent pas.

 

Chevauchant côte à côte sur la route déserte, ils appréciaient le calme de la journée. De loin en loin, ils apercevaient à distance des masures isolées ou les toits de hameaux nichés au milieu des champs ou au pied de bosquets.

 

  • Cette première étape a été instructive, nous avons appris qu’il ne faut faire confiance à personne, dit Girolam qui avait toujours besoin de parler alors que Tizian n’était pas bavard en cette matinée.
  • C’est exact, répondit son frère laconiquement.
  • Après la merveilleuse journée que nous avions passée hier, je n’aurais jamais pensé qu’un orage éclaterait et nous obligerait à rester la nuit dans cette auberge, poursuivit Girolam.
  • Le fruit du hasard, murmura Tizian.
  • Mais quel heureux hasard ! s’exclama Girolam, nous étions en compagnie de la plus délicieuse des créatures terrestres !
  • Ne t’emballe pas mon ami, dit Tizian, elle a dû prendre la direction opposée à la nôtre et nous ne la croiserons plus jamais.
  • Ne fais pas triste figure, mon frère, il était bien agréable de converser avec une femme si intéressante, cela ne nous engageait à rien.

 

Ils avaient étudié l’itinéraire avant de repartir, en étalant la carte sur une table de l’auberge. D’après les dessins du cartographe, ils ne devraient pas tarder à arriver dans une zone plus contrastée, avec des collines et des forêts. De hautes montagnes commençaient à se profiler dans le lointain, dont ils ne distinguaient pour l’instant que des reliefs à peine esquissés.

 

Ils avancèrent toute la matinée d’un pas tranquille, s’arrêtant parfois pour laisser paître et boire les chevaux. Le temps s’était remis au beau, la contrée était verte et riante. Ils s’apprêtaient à traverser un pont sur une petite rivière lorsqu’ils entendirent au loin derrière eux quelqu’un pousser de grands cris. Les deux frères ralentirent l’allure et se retournèrent pour voir qui hurlait ainsi. A ses vêtements, ils devinèrent qu’il s’agissait d’une femme, mais la silhouette était encore trop éloignée pour qu’ils la reconnussent. Néanmoins, ils eurent tout de suite l’intuition que c’était Ombeline.

 

  • Messires, messires, criait la voix essoufflée de la femme qui courait éperdue sur la route, arrêtez-vous par pitié !

 

Brutalement, elle sembla heurter une pierre sur la chaussée et s’écroula dans la poussière. Aussitôt les natures généreuses de Tizian et Girolam furent alertées, ils firent demi-tour pour lui porter secours. Rapidement ils reconnurent la jeune femme, c’était bien Ombeline qui essayait de se redresser mais semblait blessée.

 

  • Ombeline, c’est bien toi ! mais que fais-tu là ? demanda Girolam en sautant à bas de de sa monture et en s’approchant de la servante.
  • Messires, messires, s’écria-t-elle, emmenez-moi avec vous, je ne veux pas rester avec cet aubergiste, il veut abuser de moi, je n’ai plus personne au monde et vous avez été si bons avec moi. Emmenez-moi avec vous, je vous en supplie !
  • Mais nous ne pouvons pas t’emmener, dit Tizian qui s’approcha à son tour, nous avons une mission à accomplir et nous devons l’accomplir seuls.
  • Vous ne pouvez pas me laisser seule sur la route, car on me tuera, je suis une pauvre fille, ne partez pas sans moi, gémissait Ombeline, ma cheville me fait mal. Et l’aubergiste va me poursuivre. Pitié !
  • Allons, Tizian, nous pouvons au moins l’amener au prochain village, nous n’allons pas l’abandonner ici, elle serait la proie des animaux sauvages et des bandits de grand chemin.
  • Elle a essayé de te dépouiller, objecta Tizian, elle peut recommencer.
  • Non messeigneurs, je promets, sauvez-moi, dit encore Ombeline qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour faire fléchir les deux frères.
  • Il ne sera pas dit que nous laisserons une demoiselle en détresse, dit Girolam en aidant Ombeline à se relever.

 

La cheville de la jeune femme avait pris une couleur bleutée et enflait de minute en minute. Ombeline n’avait pas de souliers et courait pieds nus. Elle n’avait pas non plus de bagages. Tizian hocha la tête avec réticence et aida son frère à soulever la jeune femme et à l’asseoir sur Berthe. Ombeline ne cessait de pleurer en les remerciant.

 

  • Vous êtes trop bons messires, cet aubergiste m’a achetée à un marchand et depuis je suis la victime de sa cupidité. Il m’oblige à voler les voyageurs pour rembourser le prix qu’il m’a payée, et il me maltraite, il me bat, regardez mes bras, vous voyez les bleus .... Vous m’avez sauvée.
  • Tout doux, tout doux, disait Tizian en attachant Ombeline avec des sangles de cuir sur le dos de Berthe pour qu’elle ne tombe pas.

 

Girolam examinait les talons et la plante des pieds de la jeune femme qui étaient couverts d’égratignures et de coupures.

 

  • Viens à la rivière, nous allons baigner tes chevilles dans l’eau froide, cela te fera du bien. Ensuite tu nous raconteras pourquoi tu t’es enfuie, dit-il en menant Berthe jusqu’à une petite plage de cailloux. Tu n’as même pas de souliers, c‘était une folie de courir pieds nus sur les routes, ils sont dans un drôle d’état.

 

Tizian et Girolam détachèrent Ombeline et la portèrent au bord de l’eau. Ils trempèrent sa cheville douloureuse dans l’onde, lavèrent ses pieds, essuyèrent le sang qui figeait sur les coupures et frottèrent la poussière accumulée pendant la course sur ses jambes.

 

  • Bois un peu de cette potion qui soigne les blessures, c’est notre nourrice qui nous l’a donnée, dit Tizian en tendant à Ombeline un petit flacon.

 

Ombeline avala quelques gouttes tandis que Girolam mouillait le tablier que la servante n’avait même pas ôté en partant, et en faisait un emplâtre frais improvisé autour de la cheville. Lorsqu’ils eurent terminé les soins, les deux frères s’assirent de chaque côté d’Ombeline et l’interrogèrent. Sentant qu’elle était sauvée et qu’ils prendraient soin d’elle, elle s’était calmée mais elle parlait de manière désordonnée, encore sous le choc de la chute.

 

  • C’est à cause de l’aubergiste que je me suis enfuie. Après votre départ, il est encore venu me trouver, il voulait me trousser et je ne voulais pas, je criais, je pleurais mais il était le plus fort. Alors j’ai repensé à vous qui avez été si bons avec moi, et soudain je me suis dit que vous me prendriez peut-être avec vous, j’ai réussi à l’esquiver par surprise et je me suis mise à courir sans réfléchir. Et lui, gros balourd ventripotent et suant ne pouvait pas me suivre, je l’entendais respirer fort derrière moi et je me sauvais sans pouvoir m’arrêter, je ne respirais plus, je pensais qu’à m’éloigner, qu’à lui échapper. Je ne savais même pas où j’allais ni si je pourrais vous rattraper car vous étiez à cheval. Et quand je vous ai vus au bout de la route, j’ai retrouvé des forces même si j’étais épuisée, j’ai crié, crié pour que vous m’attendiez, et je suis tombée.
  • Tu es complètement folle, Ombeline, tu aurais pu mourir cent fois sur cette route ! Il y a des bêtes sauvages et des hommes sans scrupules qui y circulent, dit Girolam;
  • Et l’aubergiste, vous ne croyez pas que c’était une bête sauvage et un homme sans scrupules ? S’attaquer à une pauvre fille comme moi, c’était facile, il avait tous les pouvoirs. Si vous ne vous étiez pas arrêtés hier, peut-être que je serais morte à présent. J’ai senti que je pouvais vous faire confiance, vous avez été si généreux avec moi, vous ne m’avez pas dénoncée, vous ne m’avez pas brutalisée, et vous m’avez parlé comme à un être humain. 
  • Que faisons-nous maintenant ? interrogea Tizian que cette litanie agaçait.
  • Emmenez-moi avec vous, je suis habile, je sais chaparder, me glisser discrètement partout, je pourrais vous être utile.
  • Pas question que tu voles, tu dois rester honnête si tu viens avec nous. Et puis tu ne nous sers à rien puisque tu es blessée, tu ne peux plus marcher, poursuivit Tizian qui était réticent à s’encombrer d’une inconnue pour la suite de leur voyage.
  • Mais je guérirai vite grâce à vos soins et à votre potion, je sens déjà ma cheville qui désenfle. J’étais une orpheline et j’ai du me débrouiller toute seule depuis mon enfance, je volais pour manger. Un jour, un marchand ambulant m’a attrapée. Je le croyais mon ami, il m’a emmenée sur les routes avec lui, mais il m’a vendue à l’aubergiste qui m’a appris à voler, il m’obligeait à détrousser les voyageurs sinon il me battait. Tenez, regardez ce que j’ai trouvé dans une poche de votre amie.

 

Ombeline sortit un papier de sa poche, et le déplia.

 

  • Je ne sais pas lire, mais il y a quelque chose d’écrit là-dessus, dit-elle.

.

Girolam et Tizian se penchèrent sur la feuille et lurent en même temps.

 

  • Jahangir !
  • Cette Adelinde était bien trop jolie pour être honnête, dit Tizian avec mépris. Que faisait-elle dans cette auberge avec ce papier ? Est-elle une messagère ?
  • Je suis écoeuré, approuva Girolam, elle nous a bien eus avec son visage d’ange et sa conversation intelligente. Elle doit être une espionne, mais à la solde de qui ? Pas de Jahangir en tout cas, elle n’aurait pas besoin d’écrire son nom sur un minable morceau de parchemin.
  • Nous ne savons rien d’elle finalement, poursuivit Tizian, nous n’avons parlé de rien, elle a coupé court à toute question.
  • Elle ne sait rien de nous non plus, renchérit Girolam, nous n’avons rien dit de notre mission.
  • De quoi parlez-vous donc messeigneurs, intervint Ombeline qui les regardait tour à tour en ouvrant de grandes yeux étonnés. Quelle est cette mission ?
  • Ecoute Ombeline, pour l’instant nous ne pouvons rien te dire, nous ne faisons confiance à personne. Nous allons t’emmener au prochain village et nous te laisserons chez l’apothicaire qui te soignera. Nous te donnerons quelque argent qui te permettra de voir venir. Tu ne peux pas venir avec nous, et c’est entendu, tu ne peux pas retourner à l’auberge, convint Tizian. 
  • Nooonnn, ne m’abandonnez pas seule aux mains d’inconnus, moi j’ai confiance en vous, je vous promets d’être sage et de ne pas voler. Je serai sourde et muette et je m’occuperai de vous et de vos chevaux.
  • Allons, il faut repartir maintenant, la journée avance et la nuit ne va pas tarder, il nous faut trouver un coin pour dormir, reprit Tizian qui s’impatientait.
  • Ah, pour ça, je peux vous indiquer une maison inhabitée de l’autre côté du pont. Nous y avions dormi avec le marchand ambulant. Si elle existe toujours, ce serait un bon abri pour la nuit, dit Ombeline.
  • Conduis-nous donc, j’espère que tu ne nous emmènes pas dans un guet apens, répondit Girolam..
  • Messires, ayez confiance en moi, je ne suis pas mauvaise, je vous le promets.

 

Ils réinstallèrent Ombeline sur Berthe et la petite troupe se mit en route lentement. Ils traversèrent le pont, croisèrent un paysan qui menait une charrette tirée par un âne, et avancèrent encore quelque temps, jusqu’à ce que Ombeline pousse un cri et montre du doigt un bosquet d’arbres à l’écart du chemin, au pied duquel on apercevait les tuiles d’un toit.

 

  • La maison est là !

 

Les deux frères menèrent les chevaux en faisant un grand détour à travers champs jusqu’à la masure. C’était une vieille construction en pierre à moitié affaissée, avec le toit crevé. Une porte en bois gisait sur le sol au milieu des herbes folles. La partie du bâtiment qui restait debout semblait assez vaste pour les abriter tous, y compris les trois chevaux. Tizian dégaina son épée et fit le tour de la bicoque, il s’assura qu’il n’y avait ni hommes ni bêtes sauvages cachés et ils entrèrent.

 

  • Nous ne ferons pas de feu pour ne pas nous faire remarquer, et nous monterons la garde l’un après l’autre. Toi Ombeline, tu vas te reposer après ta longue course. Et moi je vais couper de l’herbe pour les chevaux pendant qu’il fait encore jour, dit Tizian.
  • Pendant ce temps je vais m’occuper de les panser, ils ont eu chaud et ils ont besoin de soins, poursuivit Girolam. 

 

Tizian rapporta de grandes brassées pour les bêtes qu’il déposa par terre à leurs pieds. Girolam les avait frottés avec délicatesse sous les yeux d’Ombeline, émerveillée de voir tant de douceur et de force chez un homme. Même Berthe était traitée avec déférence, et pourtant ce n’était pas un destrier.

 

Girolam redressa la vieille porte en bois et calfeutra l’entrée de la maison. Ils bouchèrent les trous et les fenêtres avec des planches et des pierres trouvées le long des murs, et avant qu’il fasse tout à fait nuit, ils mangèrent quelques biscuits qui provenaient des cuisines du château.

 

  • Nous mangerons mieux demain, dans cette plaine il n’est pas possible de chasser et de camper discrètement, il y a trop de passage sur la route, disait Girolam en grignotant.
  • Nous n’avons vu personne, protesta Ombeline.
  • Justement, ce n’est pas normal, il doit y avoir une raison, rétorqua Tizian un peu inquiet.
  • C’est à cause de la grande foire à la ville, expliqua Ombeline. Tous les paysans du coin et les vagabonds s’y rendent, ils espèrent glaner quelques piécettes et de quoi manger. Ils y sont tous en ce moment, ils ne circulent plus sur la grand route. Mais la foire se termine bientôt, et le chemin va de nouveau être fréquenté. C’est ce qui fait la richesse de l’aubergiste, tous ces voyageurs qui s’arrêtent et qui consomment. Sans compter qu’il exige qu’on les vole.
  • Mais personne ne s’est jamais aperçu de rien ? questionna Girolam. Il se fera tuer un jour, c’est sûr, par un voyageur furieux.
  • Il faut croire que non, dit Ombeline, les voyageurs repartent et ils doivent se rendre compte trop tard qu’ils ont été dépouillés, quand ils sont déjà loin. Je le faisais très discrètement vous voyez, et je ne prenais que de petites quantités.
  • Nous devons éviter cette ville et cette foire, dit Tizian, c’est forcément une source d’ennuis. Je vais prendre le premier quart. Dormez tous les deux, nous avons besoin de repos.

 

Zilia n’avait pas pu suivre ses frères comme la veille en se cachant derrière les arbres. Elle avait dû attendre qu’ils aient disparu tout à fait avant de pister leurs traces. Elle avait l’habitude de déchiffrer les empreintes d’animaux quand elle chassait, et repéra rapidement les marques des sabots des trois chevaux. Le chemin était facile à suivre, Girolam et Tizian avaient pris la grande route. Elle remarqua également des traces légères de pieds nus, quelqu’un avait couru dans la poussière, il devait s’agir d’une femme ou d’un adolescent. 

 

Elle nota les arrêts, et resta perplexe devant des traces brouillées juste avant le pont sur la rivière. Les frères avaient dû s’arrêter et faire boire les chevaux. La nuit tombait, elle fut incapable de poursuivre ses recherches et Breva était fatigué. Elle le laissa brouter alentour et descendit au pied du pont où elle se pelotonna pour dormir, exactement à l’endroit où ses frères avaient fait halte deux heures plus tôt. Quelques minutes plus tard, Breva s’approcha et vint se coucher contre elle dans l’herbe, lui apportant chaleur animale et réconfort. Elle entoura son cou de ses bras et frotta sa tête contre sa crinière avant de s’endormir tout à fait. Eostrix s’était perché sur un arbre solitaire au bord de l’eau et veillait. Pendant la nuit, un renard furtif traversa le pont et ce fut tout, il n’y eut pas d’autre voyageur sur la route.

 

Dès l’aube, Zilia se remit en route et décrypta rapidement les subterfuges des frères pour détourner l’attention de l’endroit où ils s’étaient réfugiés pour la nuit. Lorsqu’elle arriva à hauteur de la masure, il n’y avait plus personne, et les empreintes s’éloignaient de la route. Zilia reprit sa poursuite, identifiant facilement les traces des trois chevaux.

 

La nuit s’était passée sans encombre dans la maison en ruines. Tizian avait fait lever le camp avant l’aube, pensant qu’il leur faudrait rattraper le temps perdu la veille au soir, lorsqu’ils s’étaient occupés d’Ombeline. Ils prirent la direction des collines pour éviter la ville et la foire, et se retrouvèrent assez rapidement dans l’ombre d’un bois. Lorsque leur route croisa un ruisseau, ils s’arrêtèrent. Girolam transporta Ombeline au bord de l’eau, défit le pansement et lui soigna à nouveau le pied. L’hématome était énorme, mais la cheville semblait avoir désenflé.

 

  • Bois encore un peu de la potion de Béatrix, dit-il en tendant le flacon.

 

Ils repartirent rapidement une fois que les chevaux eurent bu et mangé. Tizian ramassa des mûres sur les ronces alentour dont ils se régalèrent avec des biscuits.

 

  • C’est une vie simple mais si saine, dit Ombeline avec bonheur, je retrouve la liberté que j’avais avant de rencontrer le marchand ambulant. Mais cette fois, je me sens protégée par vous, je n’ai pas peur.
  • Profites-en, dit Tizian, nous ne pourrons pas t’emmener bien loin, pour l’instant tu nous ralentis.
  • Arrête Tizian, intervint Girolam, elle est blessée, et nous ne sommes pas si pressés. Laissons là se remettre et nous aviserons.

 

En fin de journée, ils abordèrent un paysage de collines et de bois, les montagnes semblaient plus proches. Ils dressèrent le camp pour la nuit dans une petite clairière avec un ruisselet. Girolam fit un feu, tandis que Tizian attrapait un lapin qui courait non loin d’eux. Ils firent rôtir la pauvre bête au bout d’une lame et chacun put avoir un morceau de viande savoureuse et juteuse. Ombeline n’avait jamais rien mangé d’aussi délicieux. Girolam avait cueilli quelques baies qui vinrent accompagner le repas frugal.

 

Zilia les avait rattrapés et les observait à faible distance, Eostrix sur son épaule. Elle avait reconnu la fille qui se trouvait avec ses frères, c’était  la servante de l’auberge.

 

  • C’est donc elle qui courait après eux pieds nus sur la route, se dit-elle. Mais que fait-elle avec eux ? pourquoi les a-t-elle rattrapés ?

 

A ses côtés Breva paissait tranquillement. Zilia s’étendit contre un arbre et le cheval vint près d’elle, Eostrix alla se poser sur une branche au dessus de sa tête. Zilia mangea un morceau de pain dur qu’elle avait emporté dans sa besace, mais elle sentait l’odeur du feu de bois et du lapin grillé et la faim la tenaillait. Ce voyage n’était pas une partie de plaisir finalement. Elle aurait aimé se joindre à ses frères, partager leur repas et la soirée autour du feu, comme le faisait la fille de l’auberge. Elle les entendait rire et converser et se sentait seule et mise à l’écart injustement. Doucement elle se laissa glisser vers le sommeil, mais ne pouvait dormir tout à fait, car le danger rodait autour d’elle dans ce bois, des loups, des ours peut-être, il lui fallait rester à moitié éveillée, prête à se défendre. Heureusement, elle avait l’habitude de la chasse et ne se laissait pas impressionner par l’atmosphère lugubre et solitaire de la nuit, et surtout les ténèbres ne lui faisaient jamais peur.

 

Le lendemain, alors qu’ils traversaient un bois touffu, les trois cavaliers se firent attaquer par une bande de voleurs de grand chemin, vêtus de guenilles et armés d’épées et de dagues émoussées, Ombeline resta sur le dos de Berthe sans bouger à cause de sa cheville fragile, mais Tizian et Girolam sautèrent à bas de leurs montures et se battirent contre les malandrins. A deux contre six, le combat aurait pu paraître inégal et Ombeline trembla plus d’une fois pour les jumeaux, mais les deux frères étaient d’habiles guerriers très entraînés et rapidement ils eurent l’avantage. Blessés, prenant peur, les brigands abandonnèrent leurs armes et leurs besaces et se sauvèrent en courant dans la campagne environnante. Tizian et Girolam ne daignèrent même pas regarder ce que les pauvres hères avaient laissé derrière eux et remontant à cheval repartirent sans même jeter un coup d’oeil en arrière.

 

Un peu plus tard, ils traversèrent un village et tandis qu’ils firent réparer leurs armes à la forge, ils emmenèrent Ombeline chez un marchand qui vendait toutes sortes d’articles neufs ou usagés. Ils achetèrent une vieille paire de chaussons de laine pour protéger les pieds de la jeune femme. 

 

Les journées suivantes se déroulèrent à l’identique. La cheville d’Ombeline guérissait et elle avait su apprivoiser Tizian et Girolam. Ils acceptaient chaque jour davantage l’idée qu’elle reste plus longtemps avec eux. Ils avaient même fini par avouer leur véritable identité, et ayant appris à les connaître, Ombeline ne fut pas surprise d’apprendre qu’ils étaient princes. La colère de Zilia s’enflammait lorsqu’elle voyait Ombeline de plus en plus à l’aise avec ses frères, alors qu’elle-même se sentait seule et ne pouvait parler qu’avec son cheval ou son oiseau. Elle serrait ses poings et contenait avec difficulté sa rage qui grandissait. Elle respectait encore la mission que lui avait confiée sa mère, mais acceptait de moins en moins cette situation qu’elle trouvait injuste, elle était leur soeur et non pas une étrangère comme cette Ombeline venue d’on ne sait où. 

 

Un jour, en fin d’après midi, la petite compagnie avançait au pas dans une gorge encaissée quand un rugissement énorme se fit entendre devant eux. Tizian et Girolam avaient enfilé leurs cuirasses et tenaient leur épée à la main en guidant les chevaux dans l’étroit passage. Ombeline était assise sur le dos de Berthe. Un ours gigantesque déboula soudain dans le chemin et se précipita vers eux. Les chevaux prirent peur et se mirent à hennir et à se cabrer, Tizian et Girolam les attachèrent maladroitement à des troncs d’arbres et se préparèrent pour le combat. La bête féroce les attaqua, toutes dents et toutes griffes dehors, poussant des hurlements à glacer le sang, et pour mieux les vaincre, se mettait debout et se laissait tomber de tout son poids sur eux. La lutte semblait inégale, Ombeline était prostrée et les chevaux rendus fous par la peur ruaient et cherchaient à s’enfuir.

 

Les jumeaux donnaient des coups d’épée dans le ventre et les pieds de la bête sauvage pour l’affaiblir, mais aucun impact ne semblait diminuer sa force ni son énergie et elle repartait à chaque fois de plus belle à l’attaque. Les bras et les jambes de Tizian et Girolam étaient striés d’entailles, et l’odeur du sang excitait l’ours qui prenait de plus en plus l’avantage. Ses griffes acérées lacéraient les vêtements de cuir et crissaient sur les cuirasses. Le combat semblait perdu, la domination de l’animal était sans équivoque et Ombeline regardait la scène d’un air désespéré quand un cri jaillit d’un rocher au dessus d’eux et une pluie de flèches s’abattit sur l’ours, certaines vinrent se ficher directement entre ses deux yeux.

 

Dans un grand râle, épuisée par la longue lutte et achevée par les traits meurtriers, l’énorme bête s’écroula par terre et expira. Tizian et Girolam étaient exténués, couverts de sang, de sueur et de bave de l’animal, pouvant à peine se redresser tant ils avaient donné toute leur énergie pour vaincre le fauve furieux. Ils levèrent les yeux et regardèrent l’inconnue qui était venue à leur aide si inopinément. Debout sur le rocher, bien calée sur ses deux jambes se tenait une femme extrêmement belle et athlétique, brune avec le teint mat, légèrement doré. De loin, Ils voyaient à peine la couleur de ses yeux mais leurs éclats noisette avec des reflets d’or brillaient dans la lumière du soleil couchant.  

 

Les frères se relevèrent et clopinèrent vers les chevaux pour les caresser et les rassurer. Ombeline pleurait des larmes de peur et de soulagement et n’arrivait pas à calmer ses spasmes. La femme qui les avait sauvés descendit le long des rochers pour s’approcher d’eux.

 

  • Nous vous sommes éternellement redevables, vous nous avez sauvé la vie. Cet ours était monstrueux, il aurait fini par nous déchiqueter et nous tuer tous, dit Tizian d’un ton plein de reconnaissance mêlée d’étonnement. Mais qui êtes-vous gente dame, qui maniez l’arc avec tant de dextérité et d’adresse ?
  • Je suis une chasseresse, répondit Zilia, car c’était elle.

 

Elle avait modifié son apparence une seconde fois en avalant une deuxième potion de transformation (elle n’avait pas osé boire la potion qui l’aurait métamorphosée en femme blonde aux yeux clairs, il lui avait semblé que cette description n’aurait pas  convenu à la situation).

 

  • Qui êtes-vous, quel est votre nom ? Nous n’avons pas l’honneur de vous connaître, reprit Tizian, toujours intrigué par la belle créature qui les avait délivrés de la fureur de l’ours.
  • Je m’appelle Aloyse, et j’habite dans la forêt, assez loin d’ici cependant, mais  j’en sais tous les dangers. Je passais par là incidemment, allant chasser de l’autre côté de la vallée, quand j’ai entendu vos cris et la rage de l’ours. Je suis accourue aussitôt, je suis une habile archère et je savais pouvoir vous aider dans ce combat inégal.
  • Bien vous en a pris, gente Aloyse, dit Tizian, sans vous nous ne serions plus en vie.
  • Nous sommes Tizian et Girolam, des frères jumeaux, poursuivit Girolam, et voici notre compagne Ombeline qui s’est blessée à la cheville. Nous avons besoin de nous arrêter pour ce soir, et de nous reposer. Voulez-vous vous joindre à nous ? je crois que nous allons faire cuire un rôti d’ours pour nous remettre de nos émotions, après nous être un peu nettoyés de tout ce sang et cette bave..
  • Cette bête était en effet un monstre et il ne pouvait pas être éliminé par un combat au corps à corps. Il reprenait des forces à cause de sa rage à chacun de vos coups. Mais vous l’aviez déjà bien abîmé et j’ai pu l’achever rapidement de loin avec mes flèches, reprit Aloyse avec calme.
  • Quittons ces lieux maintenant, dit Girolam et trouvons-nous un campement pour la nuit. Le soleil est presque couché et nous devons faire vite avant qu’il ne fasse totalement noir et que les bêtes sauvages viennent dévorer les restes de l’ours..
  • Ne vous inquiétez pas, rétorqua Zilia, je sais parfaitement me diriger dans les ténèbres et je pourrais vous aider même s’il fait nuit. Néanmoins, j’ai grand faim et vous avez besoin de laver vos blessures. Pressons-nous donc.

 

Cette femme dégageait une assurance et un sang froid dignes d’un vrai chevalier. Son allure était saisissante et elle était d’une beauté à couper le souffle. Ombeline se sentait toute petite et inintéressante à côté de cette créature presque irréelle, les deux frères obéirent aussitôt à son injonction.

 

Avant de partir, Tizian et Girolam découpèrent des morceaux de viande sur l’animal mort et deux ou trois griffes. Puis ils menèrent les chevaux dont ils avaient couvert les yeux jusqu’à l'extrémité de l’étroite gorge, après avoir longé le cadavre de l’ours. Aloyse les suivait à pied, n’osant appeler Breva de peur que ses frères le reconnaissent.

 

Ils s’éloignèrent de l’endroit où le drame avait eu lieu et finirent par trouver un promontoire rocheux qui dominait une petite vallée encaissée. Un ruisseau avait creusé une cuvette de pierre, s’en échappait en formant une cascade qui tombait plus bas dans un bassin plus large. Girolam prépara le feu et Ombeline embrocha sur une lame les morceaux de viande qu’elle mit à rôtir au dessus des flammes.

 

Les frères nettoyèrent leurs blessures, leurs vêtements et leurs armes dans l’eau du ruisseau, puis allèrent se baigner sous la chute d’eau pour effacer les dernières traces du sang de l’ours. Quand ils se sentirent présentables, ils burent la potion de Béatrix pour éviter l’infection et accélérer la guérison des profondes entailles faites par les griffes du plantigrade.

 

Et lorsque tous eurent dévorés la viande d’ours en se remémorant chaque minute de l’attaque de la bête féroce, ils s’allongèrent sur la pierre autour du feu et s’endormirent du sommeil du juste. Même Zilia qui avait passé la soirée avec ses frères comme elle le désirait depuis longtemps, se sentait lasse et posa sa tête sur le sol comme les autres. Tandis qu’elle se mettait à rêver, Eostrix vient se percher sur les branches d’un arbuste qui poussait sur les rochers au dessus d’eux. Dans son sommeil Zilia entendit Breva qui hennissait doucement en râclant la terre avec ses sabots, et se mit à sourire inconsciemment.        

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