Chapitre 6

Par Ohana

Alaric était éveillé depuis une heure ou deux. Malgré la douleur qui irradiait partout dans son corps, il avait fini par ouvrir les yeux, haletant, l’esprit encore embrouillé par un cauchemar. Prenant garde de ne pas faire de bruit, il s’était redressé et après s’être assuré que sa sœur dormait, il s’était levé.

Il n’était pas assez fou pour sortir de cette pièce et aller chercher des noises à qui que ce soit, même s’il digérait très mal ce que la guerrière leur avait fait. Il ne comprenait pas pourquoi elle l’avait frappé. Mais surtout, l’adolescent ne savait pas s’il pouvait lui faire confiance ou non. Cela faisait bien longtemps qu’il n’accordait plus celle-ci à qui que ce soit, mise à part à Talia.

À pas de souris, il s’approcha de la porte. Il pouvait entendre des voix étouffées, au rez-de-chaussée. Étonnamment, ça le rassurait. Le silence, dans un lieu qui lui était totalement inconnu et hostile, avait tendance à le rendre nerveux. Après tout, malgré la tranquillité de cette forêt, il avait pu faire des rencontres très peu bienveillantes. C’était comme si toute vie s’était éteinte. Un frisson lui parcourut l’échine.

Il alla à la fenêtre et prit place sur le large rebord, étouffant le gémissement de douleur que provoquait un élancement dans ses côtes. Avoir été trimballé comme un sac de patates sur le dos de ce fichu cheval ne lui avait pas fait du bien. Mais ce n’était rien comparé à sa tête. Il avait l’impression que ses oreilles tintaient encore du coup que lui avait asséné la guerrière.

Son regard se porta sur l’extérieur. La nuit noire était faiblement éclairée, ici et là, par quelques points de lumière. Il avait perdu toute notion du temps. Quelle heure était-il ? Talia lui avait déjà parlé des nuits plus courtes, avant de fermer les yeux et de se mettre à ronfler, terrassée par la fatigue. Cette perte de repère, si basique dans leur monde, n’arrangeait pas son état angoissé. Il se força à prendre de grandes inspirations, profitant de l’air doux et frais.

Le village était calme. Alaric se demanda comment c’était possible alors que son regard se portait plus loin, à la lisière de la forêt d’Argon.

Sa proximité l’inquiétait. Et si une des choses qu’ils avaient croisées en émergeait pour massacrer tout le monde ? Comment les habitants pouvaient-ils être sereins en étant aussi près d’une chose dont il pouvait sentir par tous les pores de sa peau qu’elle était malfaisante ?

Cette sensation s’était affermie à son réveil. Il avait l’impression qu’il pouvait voir l’aura maléfique qui assombrissait les bois. Comme un nuage de malheur. Mais il ne voyait pas vraiment avec ses yeux. C’était plutôt une sensation. Trop difficile à expliquer pour mettre des mots dessus.

Que lui arrivait-il donc ? Son regard fixait ses mains. Il se souvenait de les avoir vu luire. Comme si quelque chose voulait sortir de lui. Ou plutôt luttait pour se libérer. En d’autres circonstances, il aurait pu être fasciné. Mais ça lui fichait une trouille monstrueuse.

Le regard de Talia lui revint en mémoire, celui qu’il avait vu avant que tout ne devienne noir à cause de leur psychopathe de guide. Elle s’était demandée pourquoi elle n’arrivait pas à faire comme lui. Alaric ne la comprenait pas. Elle ne pouvait décemment pas vouloir avoir la possibilité de blesser accidentellement n’importe qui autour d’elle.

Il réalisa alors. C’était pour ça que leur guide l’avait assommé. Elle avait cru qu’il allait les blesser, ou pire. Alaric s’insurgea à cette pensée, mais il dut admettre qu’elle n’avait peut-être pas eu tort. Il ne savait rien de ce monde, de ses lois et de sa fichue magie. Il avait l’impression d’avoir entre les mains une arme dont il ne savait pas du tout se servir.

Alaric ferma les paupières un instant, posant son front un peu fiévreux contre la fenêtre fraîche. Il voulait que ce cauchemar s’arrête.

X

Oza-Fynn guida les deux adolescents au rez-de-chaussée. Quelques minutes plus tôt, elle était venue voir comment ils allaient. Cette fois, ce fut au tour d’Alaric de réveiller sa sœur, qui dormait toujours à poings fermés. Il n’avait pas adressé une parole à la guerrière, se contentant de la fusiller du regard. Les deux jeunes gens l’avaient alors suivie, peu à l’aise dans ces vêtements qui leur piquaient la peau. Les tuniques étaient un peu trop larges pour eux et formaient quelques plis par-dessus les ceintures usées. Les bottes étaient heureusement à leur taille, ils auraient certainement moins de mal à se mouvoir sur les terrains accidentés maintenant. Malgré l’étrangeté de leurs accoutrements à leurs yeux, au moins, ils ressemblaient à n’importe qui ici.

  • Mangez, c’est la maison qui régale ! fit avec enthousiasme Rei, leur servant leur déjeuner.

Il y avait du pain assez banal, mais aussi une sorte d’omelette, mais d’une couleur suspecte, tirant sur l’oranger clair, avec quelques morceaux de viande encore moins identifiable. Leurs assiettes étaient bien remplies et sentaient divinement bon, leur mettant instantanément l’eau à la bouche, même s’ils avaient regardé à prime abord d’un œil peu certain. Ils ne se firent pas prier et s’attaquèrent à leur repas. Les lieux étaient calmes et presque vides. Talia aurait cru revoir plusieurs visages qu’elle avait croisé la veille, mais ce n’était pas le cas. Oza les laissa tranquille, allant à l’extérieur. Si la jeune femme l’avait suivie du regard, un peu anxieuse de la voir disparaître, elle avait fini par rapporter son attention sur Rei, qui venait de s’asseoir à leur côté.

La jeune tenancière sourit amicalement à Alaric, qui baissa aussitôt les yeux, gêné, même s’il était intrigué par l’aspect étrange du visage de celle-ci. Talia ne se gêna pas pour aborder le sujet, n’ayant pas pu le faire la veille puisqu’elle tombait de fatigue. Mais ce matin, elle était de meilleure humeur et avait l’esprit plus clair. Et puis, avoir quelques réponses à ses nombreuses questions allait peut-être réduire la tension qu’elle ressentait.

  • Ça ne me dérange pas d’en parler, lui répondit Rei, lorsque l’adolescente lui demanda, en précisant que si cela la gênait, elle n’avait pas à lui répondre. Par contre, je ne voudrais pas vous donner encore plus de cauchemars.

À ses mots, Alaric plongea un peu plus le nez dans son bol, l’esprit encore tourmenté par ses mauvais rêves de la nuit précédente.

  • J’ai été retrouvée par Markee – c’est lui qui tient la taverne – il y a environ huit ans, au cœur d’Argon.

Devant l’air étonné de Talia, elle ajouta :

  • Non, je ne suis pas sa fille de sang mais il m’a reconnu comme telle.

Un doux sourire étirait ses lèvres. C’était la meilleure chose qui avait pu lui arriver, surtout après ce qu’elle avait vécu. Les deux adolescents, quant à eux, avaient frissonné.

  • Je ne me souviens plus d’avant, ou de ce qui s’est produit. Mais quand j’ai été retrouvée, j’avais le visage marqué, comme vous pouvez le voir. Depuis ce temps, je suis, disons, plus sensible aux manifestations magiques, j’arrive à voir des choses … intéressantes.

Elle nota le malaise du frère de Talia, et la mine inquiète de celle-ci. Elle se rapprocha doucement pour leur chuchoter :

  • Je ne dirai rien à propos de vous. Je ne sais pas d’où vous venez ou ce que vous faisiez là-bas, mais je peux sentir la magie sur vous. C’est quand même curieux, votre aura est différente …
  • Comment ça ?
  • Il y a quelques années, j’ai vu un magicien dans le coin. Il venait installer les orbes lumineux. Votre magie a une aura qui n’est pas comme la sienne.

Rei n’insista pas plus, voyant qu’elle les plongeait dans un trouble encore plus grand. Elle leur fit un grand sourire, pour essayer de détendre l’atmosphère.

  • Je suis sûre que le commandant Konra pourra vous aider ! C’est un homme juste, même si comme toute la garde, il a tendance à être dur et prudent.

La jeune femme les laissa manger tranquillement, retournant à ses occupations. Parfois, en passant, son regard se tournait vers les jeunes gens. Rappelée à l’ordre par son père adoptif, elle s’éclipsa à l’étage pour accomplir ses tâches.

Talia gardait le silence. D’habitude, elle aurait essayé de détendre l’atmosphère en discutant de tout et de rien, mais aucun mot ne voulait sortir de sa gorge. Lorsqu’une silhouette se dessina dans le cadre de la porte d’entrée de l’auberge, les deux adolescents tournèrent leurs regards à l’unisson vers celle-ci.

Il s’agissait d’un homme imposant. Alaric remarqua avant tout les nombreuses et horribles cicatrices sur ses mains, dont l’une était posée nonchalamment sur la garde de son épée à sa ceinture. Talia, elle, ne put empêcher son regard de se perdre dans la chevelure rousse de l’homme. Si celle-ci semblait indomptable, il avait réussi à les rattacher sur sa nuque, les laissant retomber dans son dos.

L’adolescente détacha son regard des cheveux de l’homme, pour rencontrer ses yeux gris et perçants. Elle dut faire un effort monstre pour ne pas se ratatiner sur son siège et garder un semblant de calme. Elle sentit son frère, à ses côtés, moins subtil, afficher clairement son hostilité et sa méfiance.

Une autre silhouette se détacha de derrière le commandant. Oza-Fynn vint se poster à quelques pas d’eux, alors que son supérieur s’approchait et prenait place en face, sur un tabouret qui semblait beaucoup trop petit pour lui. Il posa nonchalamment ses avant-bras sur la table en bois, les dévisageant sans gêne.

  • Donc, c’est vous les Voyageurs qui s’amusaient à gambader dans cette forêt infernale.

Alaric crispa la mâchoire, mais il ne put s’empêcher de remarquer que les rares clients de l’auberge avaient disparu à l’arrivée de l’homme et de la guerrière.

  • Et c’est vous qui avez des réponses à nous donner pour qu’on rentre chez nous ? répliqua l’adolescent.

Talia ne tenta pas de calmer son attitude qui pouvait certainement leur causer des ennuis. Elle voulait savoir. Il fallait qu’elle sache. Ainsi garda-t-elle le silence, mais son regard se fit plus attentif, moins fuyant.

  • Non, je n’ai pas ce genre de réponses, malheureusement.

Les deux adolescents se figèrent. Talia leva un regard désorienté vers Oza. Leur avait-elle menti ? Elle sentit la main d’Alaric sur son poignet, pouvant sentir le tremblement nerveux dans ses doigts. Oui, elle aussi en était venue à cette conclusion. La guerrière les avait trahis en vendant leur secret à ce type.

  • Avant de penser le pire, laissez-moi continuer, fit Konra, d’une voix calme mais autoritaire.

Son visage sévère s’était pourtant fendu d’un air amusé, en voyant les deux gamins devant lui prêts à détaler comme des lapins.

  • Je n’ai que peu de connaissance des gens dans votre genre, n’en ayant croisé que rarement. Mais je connais quelqu’un qui pourra vous aider. C’est le Haut-Mage Talaman, qui conseille le roi de l’Heodeni.

Talia hocha la tête à ses paroles, même si elles lui paraissaient grotesques, irréelles. Ils avaient donc un plan. Le commandant ne leur parlerait pas de ça s’il n’avait pas l’intention de les envoyer là-bas. Voilà ce qu’ils devaient faire. Se rendre jusqu’à ce Talaman, qui allait leur dire comment rentrer chez eux.

  • Cependant …

L’adolescente sentit son cœur se serrer.

  • Fynn vous a parlé, je crois, de l’opinion que les peuples de ce monde ont de la magie, mais plus précisément des Voyageurs.

Les deux adolescents restaient aussi immobiles que des statues. Mais leurs visages avaient blêmi. Alaric serra un peu plus fortement le poignet de sa sœur, qui sentit sa peau devenir plus fraîche. Discrètement, elle posa son autre main sur la sienne, lui intimant silencieusement de se calmer.

  • De plus, l’Heodeni, mais pas seulement, n’est pas dans une situation très … favorable en ce moment. Traverser les frontières risque d’être compliqué, plusieurs régions sont en guerre civile, d’autres abritent des clans de brigands et autres truands qui ont pris le contrôle.
  • Et votre Garde, elle ne fait rien ?

Cette fois, ce fut Talia qui l’avait interpelé d’une voix cassante. Elle ne pouvait pas accepter de voir s’envoler l’espoir de retourner chez eux. Pas après qu’ils le leur avaient fait ainsi miroiter.

L’homme ouvrit les mains, légèrement, en un signe de paix. Mais aussi d’excuse.

  • La Garde des Maraudiens est dispersée aux quatre coins du continent, nous ne sommes pas assez nombreux pour gérer toutes les rébellions, lui répondit Oza, prenant la relève.
  • Pourtant, il n’y en avait pas mal hier ici, qui se vautraient en riant et en ne faisant rien de leurs dix doigts !
  • Silence, petite ! Ne parle pas de ce que tu ne connais pas ! vociféra la guerrière, le regard noir.

Ne faisant rien pour réprimer la colère et la peur qui coulaient dans ses veines, Talia fusilla leur protectrice du regard, prête à bondir sur ses pieds. Elle ouvrit la bouche, pour répliquer, mais un geste de Konra la fit taire.

  • Ce n’est pas grave, Fynn. Je peux comprendre ta frustration, gamine …
  • Talia, l’interrompit-elle.

Alaric lui donna un coup de pied sous la table. Elle se tourna vers son frère, dirigeant sa colère vers lui. Il n’était pas aussi calme, la veille, quand il avait eu envie de retrouver la guerrière qui l’avait frappé. L’adolescent soutint son regard. Talia put y voir la même colère, mais aussi la même peur qu’elle. Elle se ressaisit aussitôt.

  • Talia, continua le commandant, de sa voix calme mais autoritaire. Nous nous apprêtons à nous disperser autour d’Argon, Madragore n’est pas le seul village à sa bordure, et cet endroit maudit regorge de nombreux dangers. Dangers qui ont tendance à toucher un peu trop nos terres depuis quelques mois, nous ne savons pas pourquoi.

Il leva les yeux et les adolescents tournèrent la tête à l’unisson quand ils entendirent Rei dévaler les escaliers. Se rendant compte du bruit qu’elle avait fait, elle sourit timidement et fila rapidement dans la cuisine. Konra ramena son attention sur ses jeunes interlocuteurs.

  • Et je crois que vous avez pu expérimenter ces dangers.
  • Pourquoi vous ne la brûlez pas ? demanda alors Alaric, à brûle-pourpoint.

Konra jeta un regard amusé en direction de l’adolescent.

  • Un peu téméraire comme action, répondit l’homme. Et très imprévisible. L’incendie pourrait toucher les villages et forcer énormément de familles à partir. Et puis, Argon a tendance à … répliquer, aux menaces. Elle a aussi sa propre population particulière et très véhémente.

Alaric hocha doucement la tête, le nez dans son assiette. Le géant le regarda un instant avec bienveillance, avant d’ajouter, une lueur de malice dans ses yeux.

  • Après, avec des mages, ça pourrait certainement se faire.

L’adolescent ne dit rien, troublé, et Talia baissa les yeux, réfléchissant. Effectivement, ils ne pouvaient pas laisser d’autres villages sans défense face à ce qui pouvait sortir de cette forêt infernale. Elle ne voulait pas que d’autres subissent le même sort que Rei, voire pire.

Mettant sa fierté de côté, elle hocha doucement la tête, lui faisant comprendre qu’elle avait saisi la complexité de la situation de la Garde.

  • Vous parliez d’un haut-mage …

Alaric avait brisé le silence qui s’annonçait lourd, pour détourner l’attention de l’homme de sur sa sœur. Konra se redressa légèrement.

  • Talaman, oui. Il pourra vous aider à comprendre tout ce que vous êtes. C’est un magicien très puissant !
  • Et il ne peut pas nous téléporter jusqu’à lui ?

Le commandant éclata de rire, faisant sursauter les jumeaux qui essayaient de s’adapter à cette conversation surréelle.

  • J’aurais bien aimé qu’il ait ce genre de pouvoirs, ce serait bien plus simple pour disperser mes troupes !

Il reprit un air plus sérieux.

  • Malheureusement non, il faudra faire le chemin de la bonne vieille méthode.

Alaric fit la moue. Il sentait sa sœur aussi décontenancée que lui. Leur but semblait leur échapper, et leur moral était plus bas que terre.

  • Et pour ça, je peux vous aider.

Il capta aussitôt leur attention.

  • Vous serez accompagnés durant votre voyage jusqu’au mage, par Loric et Gadriel.
  • Oza-Fynn ne nous accompagne pas ?

Talia s’était exclamée sans pouvoir s’en empêcher, sentant une pointe de déception l’envahir, ainsi qu’une légère vague de panique. Elle tourna la tête vers la concernée, et aperçut, à sa grande surprise, un léger sourire sur les lèvres de la guerrière habituellement bourrue.

Celle-ci ne prit pas la peine de dissimuler qu’elle fût touchée. Elle n’avait pas été tendre envers eux, mais elle les avait emmenés à bon port, comme elle l’avait promis. Elle aurait aimé faire plus, mais sa mission n’était plus celle-ci.

  • Mon devoir m’appelle ailleurs, gami-… Talia, se reprit la guerrière.

Elle posa sa main sur sa poitrine.

  • Mes prières vous accompagnent, et j’espère de tout cœur que vous retrouverez votre monde, ajouta-t-elle d’un air solennel.

Après leur avoir jeté un dernier coup d’œil, elle salua d’un bref hochement de tête son supérieur et tourna les talons. Talia voulut se lever pour protester mais elle se ravisa. Elle cherchait avant tout à se sentir en sécurité, et le seul visage qu’elle connaissait un tant soit peu était celui de la guerrière. Elle se mordit l’intérieur de la joue, pour tenter de réprimer l’angoisse qui lui étreignait le cœur.

Konra leur laissa le temps de se reprendre. Voyant que la jeune femme avait reposé son regard sur lui, plus dur et déterminé, il hocha la tête, approbateur. Il allait falloir qu’ils s’endurcissent, s’ils voulaient survivre.

  • Je vous demanderai de rester discrets jusqu’à votre départ, demain matin.

Il devança la question muette qu’il voyait dans leur regard.

  • Mes guerriers sont partis patrouiller ce matin, ils reviendront ce soir. Je pense que vous devriez profiter de ces quelques heures de répit pour vous reposer et vous familiariser avec votre … nouvelle situation.

L’éclat serein n’avait pas quitté ses yeux gris, mais il savait que les adolescents avaient compris. Ils avaient beaucoup à assimiler en très peu de temps, surtout s’ils voulaient passer inaperçus dans ce monde qui devait être bien différent du leur, du peu que lui avait raconté sa lieutenante.

N’ayant pour le moment plus rien à dire, l’homme se leva et sortit, laissant les deux adolescents dans leurs pensées. Alaric se tourna vers sa sœur, posant son coude sur la table, son menton dans sa paume ouverte.

  • On ne va pas y arriver …

Sa sœur se tourna vers lui. Son regard se voulait déterminé, mais elle ne pouvait pas lui cacher son propre trouble, elle le savait.

  • Je ne sais pas ce que nous réserve ce voyage, mais … avons-nous le choix ? souffla-t-elle.

Évidemment que non. Ils ne pouvaient pas rester ici. Le seul moyen était d’aller chercher eux-mêmes les réponses dont ils avaient besoin.

X

Talia, la tête posée contre son bras replié, observait les respirations lentes de son frère. Celui-ci était allongé dans l’autre lit de la petite chambre, dos à elle.

  • Il s’est endormi ?

Le murmure lui fit tourner la tête et elle vit Rei dans l’entrebâillement de la porte, qui l’observait en souriant. Prenant soin de ne faire aucun bruit, l’adolescent se releva et se saisit au passage de ses bottes, avant de sortir de la pièce en compagnie de la jeune tenancière.

  • L’infusion que tu lui as donnée a fait effet, répondit la Voyageuse en la remerciant du regard.
  • Elle réduira ses maux de crâne à son réveil. Tu devrais en boire un peu toi aussi, et te reposer.

Talia refusa l’offre mais ne s’étala pas sur les raisons de son refus. Elle n’était pas à l’aise de plonger dans l’inconscience - même si celle-ci lui aurait fait du bien -, en les laissant tous les deux vulnérables.

Voyant qu’elle ne réussirait pas à faire changer d’avis la nouvelle arrivante, Rei décida de changer de sujet et lui proposa d’aller se promener.

  • Ton père ne risque pas de t’engueuler ?
  • Je ne demande jamais de journée de congé, il est d’accord, répondit la jeune femme à l’œil strié de noir, un doux sourire sur les lèvres.

Elle adorait les tâches qu’elle avait à faire. Tenir cet endroit avec son père adoptif était tout ce dont elle pouvait rêver. Une vie tranquille, après une enfance difficile. Mais cette fois, elle avait envie de sortir un peu de sa routine. La venue de ces deux mages qui semblaient totalement perdus la rendait curieuse.

Menant Talia à l’extérieur de l’établissement, elle orienta leur promenade en direction d’un coin un peu moins fréquenté du village. Elle avait bien vu les coups d’œil inquiets de la nouvelle venue face aux vas-et-viens des habitants et des membres de la Garde.

  • D’habitude, ce n’est pas aussi animé, fit-elle à l’intention de Talia. Il y a eu quelques incidents avec Argon ces dernières années, puis ils se sont intensifiés.
  • Et vous ne savez pas pourquoi ?

Rei se mordit la lèvre alors que son regard particulier se posait à l’orée de la forêt.

  • La raison est magique, j’imagine, mais personne n’a le temps ni les ressources pour investiguer, comme a dit le Commandant.

La commissure de ses lèvres tressaillit. Elle aurait aimé ne plus ressentir cette aura malfaisante qui menaçait de toucher son village. Mais d’un autre côté, ils avaient la protection de la Garde et la situation n’était pas aussi critique qu’ailleurs.

Talia, ressentant le malaise de son interlocutrice, se permit de poser sa main sur son bras, compatissante. Elle ne pouvait pas vraiment savoir ce que Rei vivait au quotidien avec toute cette magie qui lui était inconnue, mais elle connaissait le sentiment de danger permanent.

Un léger silence s’installa, alors que Talia observait les alentours de son regard curieux. Par moment, elle tirait sur ses nouveaux vêtements qui la grattaient à certains endroits, provoquant des petits éclats de rire du côté de sa nouvelle amie.

La tension qu’elle ressentait depuis plusieurs heures se dissipa légèrement. Elle profita allégrement de ce presque retour à la normale, apprenant à connaître un peu mieux Rei et la vie qu’elle menait en ces lieux. Lorsque leurs estomacs se mirent à gronder, elles retournèrent à l’auberge pour y découvrir Alaric en meilleure forme. Le reste de la journée passa en un clin d’œil. Un peu trop vite au goût des jumeaux, qui appréhendaient le voyage à entreprendre le lendemain. Cette nuit-là, ils peinèrent à fermer l’œil.

X

Après avoir récupéré le peu qu’ils possédaient à l’étage, ils sortirent de l’auberge. Talia avait mis dans une besace ce que leur avait laissé la guerrière, son gilet déchiré, ne pouvant se résoudre à s’en séparer, ainsi que les fioles que lui avait montrées Rei l’avant-veille, celle-ci lui ayant dit qu’elle pouvait les garder, au besoin.

Le soleil chaud leur tapa dans les yeux, mais ceux-ci s’habituèrent rapidement, leur permettant de profiter de l’effervescence des lieux, à la fois semblable et différente de la veille. De nombreux hommes et femmes se préparaient, en un ballet organisé.

Ils faisaient complètement tache alors que tout le monde s’activait autour d’eux. Une voix les héla soudainement. Talia se raidit en voyant les deux hommes qui avaient discuté avec Oza-Fynn à leur arrivée. C’était donc eux les fameux Loric et Gadriel, qui allaient les accompagner ? Elle se rappelait très bien l’air inquiet du plus grand. Et l’autre, plus petit et taciturne, qui se contenta à nouveau de les observer fixement.

Alaric jeta un regard incertain à sa sœur, n’aimant pas l’expression de son visage. Celle-ci le rassura du mieux qu’elle put en secouant légèrement la tête. Tout allait bien se passer. Elle préférait se raccrocher à cette pensée.

L’homme plus petit et tout en musculature tendit la main, ouverte, en direction de Talia, gardant le silence. Celle-ci se dandina sur place, se demandant ce qu’il voulait. Un soupir fusa à leurs côtés.

  • Loric, utilise tes mots, tu le sais bien ! fit le plus grand, qui se prénommait Gadriel.

Loric émit pour toute réponse un grognement, désignant la besace que tenait l’adolescente. Cette dernière s’empressa de la lui tendre, comprenant qu’il allait la mettre avec le reste de leurs affaires. Chaque cheval était équipé de plusieurs sacs.

  • Combien de temps le voyage va durer ? demanda alors Alaric, inquiet en remarquant tout leur bagage.

Gadriel réfléchit quelques instants.

  • Si tout va bien, deux semaines, tout au plus.

Nouveau coup de poignard en plein cœur. Les adolescents ne protestèrent cependant pas. Ils avaient fini par réaliser que c’était le seul moyen qu’ils avaient de rentrer. Mais ils ne pensaient pas que ce voyage serait aussi long.

  • On va devoir rallonger d’une ou deux journées, cependant.
  • Pourquoi ? fit Talia.
  • Je vous expliquerai en route.

Elle ne poussa pas sa curiosité, laissant Gadriel continuer les préparatifs. L’heure du départ arriva.

  • Besoin d’aide ? fit le grand guerrier.

La jeune femme hocha doucement la tête. Mine de rien, elle avait hâte de se retrouver sur le dos de l’animal. Mais celui-ci était plus grand que la monture d’Oza-Fynn. Et elle avait peur de mal faire.

D’un geste assuré mais pas trop brusque, pour éviter de la crisper, Gadriel se pencha légèrement en avant.

  • Quand je te ferai signe, tire de toutes tes forces sur le pommeau de la selle pour te hisser dessus et passe ta jambe de l’autre côté. Prête ?

L’adolescente hocha la tête, intimidée. Le guerrier se saisit alors de sa jambe et de sa cheville, et la poussa vers le haut. Elle s’agrippa à la selle fermement et se retrouva bien vite les fesses sur celle-ci, ne pouvant empêcher un grand sourire béat d’éclairer son visage. Sa paume toucha l’encolure de la monture, sentant des tressaillements fébriles sous ses doigts.

Un gloussement mi-amusé, mi-nerveux, sortit de sa gorge quand elle vit Alaric manquer de tomber de l’autre côté de selle. Son air renfrogné valait tout l’or du monde.

Voyant à quel point l’adolescent était crispé, Gadriel lui fit un éclatant sourire.

  • T’inquiète mon gars, ils sont entraînés pour nous suivre. Tu ne devrais pas te retrouver le cul par terre pour le moment !

Peu rassuré, l’adolescent continuait de grogner et de fixer d’un air hostile la bête sous lui.

  • Hey Loric ! Tu t’es trouvé un compagnon de voyage à ta mesure ! continua de rigoler le grand guerrier, se récoltant des regards noirs de tous les côtés.

Calmant son hilarité, Gadriel fixa un instant la direction qu’ils devraient emprunter. La route n’allait pas être de tout repos, il en avait conscience.

Konra les avait mis dans la confidence, sachant qu’il pouvait leur faire confiance. Gadriel avait failli contester les ordres de son commandant lorsqu’ils avaient appris qu’il s’agissait de Voyageurs. Heureusement, Loric l’avait rappelé à l’ordre in extremis en lui donnant un douloureux coup de coude dans les côtes.

Il avait eu raison de l’empêcher d’aller contre les ordres de Konra. Le guerrier s’en voulait d’avoir laissé la peur le gagner, ou plutôt d’avoir laissé l’opinion publique prendre le pas sur sa loyauté normalement sans faille. Comme beaucoup, il n’avait entendu que des histoires à propos de ces êtres venus d’ailleurs.

Son regard se tourna un moment sur les deux adolescents, qui gigotaient, mal à l’aise ou impatients, allez savoir, sur leurs montures. Peut-être n’avait-il pas confiance en ces deux bombes à retardement, mais il croyait en leur commandant. C’était tout ce qui comptait.

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