Chapitre 5

Notes de l’auteur : Bonjour à toutes et à tous. Je vous pose là un nouveau chapitre d'Encresang, où une certaine disparue entre enfin sur scène. N'hésitez pas à commenter. Des bisous !

8 mars 1899, vers 18 heures

Il aurait fallu être particulièrement idiot pour croire que l’Art Nouveau était issu de l’imagination d’un humain ordinaire. En tout cas, c’était la réflexion que se faisait Oscar en observant les fresques murales délicatement travaillées du Café Métropole, situé sur la place de Brouckère. Il s’agissait de l’œuvre d’un architecte français. Enfin, c’est ce qui se disait. Car était bien sot celui qui croyait à ces sornettes. Ce type n’était pas du tout français ; il n’était même pas humain. Il s’agissait d’un pur produit d’Erret. Son travail, tout comme celui du très vénérable Victor Horta dont Oscar admirait particulièrement le savoir-faire, transpirait Erret par tous ses pores. Ces lignes sinueuses inspirées du monde végétal et ces fleurs stylisées reproduisaient à merveilles les forêts luxuriantes errétiennes.

Oscar aimait se restaurer au Café Métropole. Il pouvait ainsi y croiser monsieur Horta et c’était toujours un plaisir et un grand honneur de discuter avec l’homme. Oscar laissa son regard vagabonder sur les murs, admirant les fresques dans lesquelles circonvolutions végétales et forales côtoyaient quelques êtres merveilleux. Embrassant l’œuvre dans son entièreté, il apprécia les détails qu’il connaissait pourtant par cœur. Les dryades dansaient d’un air ravi au son des mélodies joyeuses qui bondissaient des flûtes des faunes. Certaines, mutines, se cachaient derrière les troncs d’essences que personne n’avait jamais vu de ce côté du Voile.

Oscar en aurait presqu’oublié son rendez-vous… qui se faisait attendre, d’ailleurs. Une pointe d’agacement naquit entre ses sourcils, creusant une ride du lion dont Henri s’amusait beaucoup. Il commanda alors son troisième café à un gobelin à l’air blasé.

Son esprit vagabond le ramena sans le vouloir à la scène qui s’était déroulée un peu plus tôt, alors qu’il sortait de chez lui, et son café lui parut soudain plus aigre. Il était tombé sur Victor Cuypers. Oscar détestait les journaleux dans son genre. Toujours à l’affût du moindre scandale à coucher dans leur feuille de chou. L’information était au mieux parcellaire, au pire complètement fausse, mais elle faisait tourner les rotatives et les lecteurs en demandaient toujours plus. La tribune que cet énergumène avait écrite quelques années plus tôt dans la Plume Affûtée avait eu de douloureuses répercutions sur la vie de l’enfant qu’était Oscar à l’époque. Mais elle avait été appréciée par les lecteurs. Tellement appréciée à vrai dire que Cuypers avait fini par créer son propre journal. Bon, en réalité, il en était à son quatrième puisque les trois autres s’étaient soldés par de cuisants échecs. Il fallait croire que vivre du malheur des autres n’était pas aussi aisé et lucratif qu’on puisse le penser.

Victor Cuypers était un homme somme toute ordinaire. La quarantaine, le cheveu prématurément grisonnant, il n’était ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre. Une moustache chatouillait sa lèvre supérieure. Il n’avait jamais l’air de s’être préparé à sortir ou du moins s’était-il habillé dans le noir car rien ne correspondait avec rien.

Son regard aux yeux marron s’était illuminé lorsqu’il avait vu Oscar sortir de chez lui. Le jeune homme au contraire avait maudit sa malchance.

— Cuypers, l’avait simplement salué Oscar en prenant bien soin de ne pas s’arrêter ni même ralentir l’allure.

Trouver un fiacre au plus vite avait alors été son objectif afin de se défaire de cette sangsue moribonde.

— De Valbreuze ! Justement l’homme que je cherchais. Je venais vous poser quelques questions.

— Non merci. Je n’ai pas vraiment envie d’apparaître dans la rubrique détritus de votre Fouine Colérique, ah non, Rabique.

— Mon journal se nomme le Furet Perçant, avait répondu Cuypers entre ses dents serrées.

— Ah… autant pour moi.

— J’ai ouï dire que vous trainiez à la Fabrique des Délices…

— Allez donc embêter quelqu’un qui fréquente le lieu et dont la position le rend intéressant aux yeux de vos lecteurs. Si tant est que vous en ayez encore quelques-uns. Vous avez déjà détruit tout ce qu’il y avait à détruire en ce qui me concerne.

— Vous n’avez pas l’air de vous porter si mal. Quelle créature d’Erret vous attire, dites-moi ? Est-ce vrai que vous avez pris l’habitude d’en culbuter deux à la fois comme on le prétend ? Est-ce parce que vous avez perdu l’amour de votre vie dans des conditions terribles que vous vous adonnez aux pires turpitudes ? Lucie de Harmel était-elle au courant de vos besoins lubriques et les partageait-elle ?

Le coup était parti plutôt vite. Ce n’est que bien plus tard, établé devant son premier café, que la douleur avait embrasé les phalanges d’Oscar. Son lot de consolation : l’horrible craquement qui avait suivi l’impact avec le nez du journaliste et le sang qui n’avait cessé de s’échapper entre ses doigts pressés sur sa blessure alors qu’il s’écroulait sur le trottoir les quatre fers en l’air. Une patate vitelotte tiendrait lieu de nez à Victor Cuypers pendant quelques jours, sans doute. La rage l’avait aveuglé. Il avait ensuite attrapé l’hurluberlu par le col de la veste pour le remettre debout.

— Que plus jamais votre bouche emplie de venin, de mensonges et d’ignominies ne prononce son nom ou vous risquez bien plus qu’un nez brisé.

Les passants s’étaient tous arrêtés dans leur mouvement pour observer la scène, couvant Oscar d’un regard réprobateur et murmurant des commentaires qu’il ne voulait pas entendre.

En y repensant, il se fit honte à lui-même d’avoir réagi de la sorte. Secouer cet imbécile comme un prunier ne lui avait rien apporté sinon son antipathie réaffirmée et les ragots du voisinage qui ne manqueraient pas de remonter jusqu’aux oreilles délicates de son paternel. Oscar lâcha un soupir résigné. Une visite imminente de Thibert était donc à prévoir.

— J’espère que je ne vous ai pas trop fait attendre, couina une petite voix.

Le jeune homme ne vit pas tout de suite son interlocutrice car il avait levé les yeux et visiblement, l’objet de son attention se trouvait plus bas. Madame Rosalinde semblait un peu essoufflée. Le cerveau d’Oscar mit quelques secondes à enregistrer et analyser ce qu’il voyait. Il bondit alors sur ses pieds pour la saluer et l’inviter à s’asseoir. Madame Rosalinde prit peur, un petit cri s’étrangla dans sa gorge et reculant de quelques pas, elle heurta un serveur gobelin qui lui renversa un jus d’orange sur le manteau. Oscar l’aida à se nettoyer, le regard empli d’excuses.

— Je pensais voir Dame Silil… C’est ce que nous avions convenu par téléphone, vous et moi.

— Oh, je suis vraiment désolée, monsieur de Valbreuze. Je lui ai transmis votre message, mais Dame Silil sort très rarement de la Fabrique des Délices. Avec cet horrible assassinat, de surcroît, les choses sont assez délicates… Elle m’a demandé de vous rejoindre et de répondre à toutes vos questions.

— Dans ce cas, merci d’être venue. Je voudrais en savoir plus sur cette fameuse Prunelle.

— Vous acceptez donc l’affaire, Dame Silil va être ravie de l’apprendre.

— Pas si vite, dit-il en levant une main pour la calmer. J’ai surtout besoin de plus d’informations afin de savoir dans quoi je risque encore de me fourrer.

Il baissa un peu le ton, bien qu’il n’y ait pas foule au Café Métropole aujourd’hui.

— Tout ce que je sais d’elle finalement, c’est qu’elle est arrivée à Bruxelles clandestinement et qu’elle logeait à la Fabrique des Délices. Je passe sous silence l’aspect le plus important, voire le plus dangereux de sa personne, cela va de soi.

— Prunelle a très mauvais caractère, je pense que c’est important que vous le sachiez. Elle n’aime pas beaucoup les humains. C’était compliqué pour les filles de la Fabrique d’avoir une relation amicale avec elle car elle était revêche. Or nos filles savent qu’elles doivent être câlines.

Oscar repensa aux noms fleuris placardés sur les portes à La Fabrique des Délices et piqua un fard.

— Elle ne s’entendait pas avec Pénélope qui, pour dire vrai, n’avait pas non plus un très bon caractère. Elles se disputaient sans arrêt. Alors, quand elle a disparu, j’avoue que je…

— Vous vous êtes posé des questions.

Rosalinde confirma d’un signe de tête. Elle se triturait les mains, son regard fuyant celui de son vis-à-vis.  

— Je sais que ce n’est pas bien d’avoir de telles pensées. Dame Silil n’y crois pas, elle. Comme vous l’avez fait remarquer l’autre jour, Prunelle a disparu précisément le jour où Pénélope est assassinée… C’est troublant.

— C’est le moins qu’on puisse dire… Cela pourrait s’expliquer par la crainte de voir la police transvoile débarquer et tout inspecter. Elle aurait pu être dénichée, arrêtée et soumise aux fers.

— Prunelle n’a jamais eu peur de la police. Nous avons les moyens de la cacher et ses lignes d’Alentÿr ne sont pas visibles quand elle porte des vêtements.

Oscar se demanda quelle dénomination poétique ornait la pancarte du boudoir de l’ensorceleuse, mais il n’osa pas formuler tout haut sa question.

— Est-ce qu’elle a des connaissances à Bruxelles, de la famille, des amis ? Où aurait-elle pu aller ?

— Nous sommes sa seule famille, répondit Rosalinde en se dandinant sur sa chaise, mal à l’aise. Je ne sais vraiment pas où elle pourrait se trouver…

Oscar croisa les bras sur sa poitrine, pensif. Cette entrevue n’était pas loin d’être stérile. Il n’apprenait rien de plus. Prunelle semblait s’être complètement évaporée. En fuite, dans la nature, en roue libre, sans réelle raison si ce n’est la possible culpabilité d’avoir assassiné une sirène. Tout la désignait comme la coupable idéale, et particulièrement la poussière dorée qu’il avait trouvée sous la baignoire de Pénélope. Le résidu d’un sortilège lancé par un ensorceleur. Car seuls de tels résidus s’animaient d’une révulsion presque vivante quand on en approchait du fer. Le fer était ce que bien des humains considéraient comme l’antidote, l’antipoison à l’Encresang, la source de la magie d’Erret.

Pendant que le serveur gobelin s’enquérait de ce que Rosalinde désirait boire, Oscar laissa son regard glisser sur la fresque murale qui s’étendait si délicatement sur le mur du Café Métropole. Beaucoup d’errétiens y étaient représentés. Ses yeux accrochèrent alors des détails qu’il n’avait encore jamais remarqués ou du moins, auxquels il n’avait pas prêté attention jusque-là. Des Unseelies, les peuples de la Cour d’Hiver, se cachaient çà et là. Derrière un tronc, un rocher, au travers de l’eau cristalline d’une cascade… Oscar s’attarda sur un Bonnet-Rouge, cette créature connue pour tremper son bonnet dans le sang de ses victimes au point qu’il en devienne écarlate.

— Cela étonne souvent les humains qu’après la pacification d’Erret par la reine Nout, les deux Cours aient cessé toutes velléités, murmura Rosalinde d’un ton sombre qui étonna Oscar. Avant qu’Erret ne devienne ce qu’il est aujourd’hui, beaucoup de sang a coulé, beaucoup sont tombés, des familles entières ont été annihilées… La paix s’est faite dans la mort et le carnage. Et les Unseelies ont souffert le plus. Même s’ils étaient à l’origine de la guerre, ils ont subi la colère de Nout comme personne. Elle n’a pas fait que le bien…

Oscar reporta son attention sur Rosalinde, intrigué. Ses traits étaient devenus durs, son regard lointain… C’est alors que le serveur gobelin arriva avec la tisane. Il allait la déposer sur la table, quand la gnome attrapa sa serviette et la secoua d’un geste vif pour la déplier. Surpris, le gobelin recula prestement, glissa sur une tache de crème pâtissière – qui se trouvait sur le sol depuis plus d’une heure et qu’il avait pourtant demandé à son collègue de nettoyer, mais personne ne l’écoutait jamais dans ce fichu café ! – et envoya voler la tasse de tisane. Son continu doré décrivit une arabesque scintillante qui éclaboussa le postiche d’un homme particulièrement dodu assis derrière. La victime hurla en arrachant le postiche de la tête, dévoilant un crâne rond et brillant comme un œuf et sa bedaine heurta la table qui se renversa, envoyant les profiteroles qui l’ornaient dans le visage de sa femme installée face à lui. Un silence mi-courroucé, mi-surpris s’installa. Madame Rosalinde essaya en vain de se faire encore plus petite qu’elle ne l’était et Oscar se passa une main sur le visage en grognant. Comment était-il possible d’être aussi maladroite…

Les rayons du soleil mouraient sur Bruxelles quand Oscar quitta Le Café Métropole. Il voulait marcher un peu et n’appela donc pas de fiacre pour le ramener chez lui.

Sur le trottoir, sous la lumière agressive du lampadaire éclairé à l’aide des énergistes, trois petites fées-lumières désœuvrées grelottaient, serrées les unes contre les autres, à l’entrée d’une vieille chaussure trouée. Deux d’entre elles avaient les ailes déchiquetées. Sans doute une mauvaise rencontre avec un chat ou encore un sale gamin qui en avait fait ses souffre-douleurs. Une fée sans aile n’avait pas beaucoup de chance de survie dans le monde des humains. Sans doute pas plus à Erret d’ailleurs. Oscar s’approcha et s’accroupit près d’elles. La fée encore valide bomba le torse et poussa ses compagnes derrière elle, faisant barrage de son corps à la possible menace que représentait le jeune homme.

— Je ne vous ferai aucun mal, dit-il doucement.

Il farfouilla dans sa poche et en sortit quelques écailles qu’il tendit à la fée aux ailes intactes. Elle lui lança un regard suspicieux, mais devant son insistance, elle attrapa avidement la monnaie qu’elle entraina dans la chaussure sous les couinements ravis de ses deux consœurs.

— Je peux vous emmener, si vous voulez, proposa Oscar. Il y a déjà deux fées-lumière qui vivent chez moi.

Les trois fées l’observèrent un instant et secouèrent la tête. La dignité qu’il vit apparaître sur ces petits visages aux traits fins le laissa admiratif. Elles pouvaient accepter son aumône, mais elles n’auraient pas supporté de dépendre de lui. Leur honneur le leur interdisait. Telles étaient la plupart des créatures d’Erret, fières et indépendantes. Ce que les humains avaient fait d’elles, les réduisant tantôt en esclave, tantôt en objet était tout simplement ignoble. Il avait parfois honte d’être un humain, cette créature qui détruit tout ce qu’elle touche qui haït plus qu’elle n’aime.

De sa poche il tira une boite d’allumettes. Il l’avait achetée à une petite fille quelques heures plus tôt alors qu’il se rendait au Café Métropole. Il la tendit aux fées.

— Cela vous tiendra chaud un moment, dit-il en se redressant.

Sur le chemin de retour, Oscar tenta de remettre en ordre les informations dont il disposait. Elles étaient bien maigres. Il n’avait aucune piste quant à l’endroit où pouvait se trouver actuellement Prunelle et il avait la ferme impression que sa disparition était liée à la mort de Pénélope Fish. Aussi se demanda-t-il si se concentrer sur la sirène ne représentait pas sa meilleure chance de retrouver l’ensorceleuse.

Tout en marchant, il ne parvint pas à se départir de l’impression qu’on l’observait. Ce n’était pas la première fois et ce sentiment commençait très sérieusement à l’agacer. Il tenta d’identifier la source de son inconfort, mais il faisait déjà trop sombre. Il s’engagea dans une ruelle dont le lampadaire ne produisait aucune lumière. Avec cette sensation étrange qui commençait à lui donner des frissons dans le dos, l’idée de traverser une ruelle déserte plongée dans le noir l’incita à faire demi-tour.

Il s’arrêta net car à présent une silhouette lui barrait le passage. Elle se découpait dans l’orée éclairée de la ruelle, mais Oscar ne pouvait pas discerner ses traits. Elle ne bougeait, véritable rempart entre lui et la lumière.

Soudain, elle s’élança vers lui. Elle le percuta avec une telle force qu’elle le projeta sur le sol. Quand son dos heurta le pavé, il en eut le souffle coupé. Il n’eut pas l’occasion de reprendre une goulée d’oxygène car son agresseur pressait déjà sa trachée. Le jeune homme tenta de se dégager, mais la poigne qui l’enserrait était trop forte. Des étoiles dansaient devant ses yeux. Il parvint à agripper les bras de son assaillant. La matière de ses vêtements était étrange, rugueuse, coupante et dure, comme du carton. Son esprit s’enfonçait peu à peu dans le néant à mesure que ses forces l’abandonnaient. Au-delà du bourdonnement qui emplissait ses oreilles, il crut percevoir la voix d’une femme qui pleurait, une voix qu’il semblait connaître : « pourquoi m’as-tu laissée mourir ? » répétait-elle sans cesse. Le monde, pourtant déjà sombre, s’obscurcit davantage autour de lui et il pensa qu’il n’avait pas eu le temps de s’excuser auprès d’Henri.

Un éclat argenté perça l’obscurité dans un sifflement aigu. Un couteau se planta dans le sol en sifflant, à quelques centimètres de la tête d’Oscar et son agresseur relâcha sa prise. Le jeune homme roula de côté en toussant si fort qu’il vomit. Sa trachée lui faisait un mal de chien. Une pluie de couteaux s’abattit alors sur l’individu. Oscar aurait juré que nombre d’entre eux se plantèrent dans son corps, mais cela ne l’empêcha pas de se relever et de prendre la fuite à toute jambe.

Une autre silhouette encapuchonnée se détacha alors des ténèbres pour se lancer à ses trousses. L’adrénaline aidant, Oscar fut plus rapide, il lui barra la route. Elle voulut lui balancer son poing à la figure, mais il lui saisit les poignets. Il serra fort pour l’intimer au calme et elle gémit faiblement. Une femme. Il ôta son capuchon pour en avoir le cœur net.

Aussi loin qu’il s’en souvînt, Oscar n’avait jamais aimé que Lucie. Elle et seulement elle. À l’époque, il ne voyait qu’elle, ne vivait qu’à travers elle. Aujourd’hui encore... À la différence près qu’il chérissait à présent son souvenir diffus, le fantôme de son sourire, l’écho de sa voix…

Il était par conséquent fort mal placé pour juger de l’apparence des autres femmes. Aucune d’elle n’était Lucie. Cependant, il était certain que celle qui se trouvait devant lui ne correspondait pas aux canons féminins actuels. Pour être clair, elle était sale, débraillée et aurait mérité un bon bain… voire deux à la suite.

Pourtant, il fut happé par son regard, comme aspiré par un tourbillon marin furieux, un maelström de peur, de colère et de détresse dont les teintes opalines créaient un contraste saisissant avec sa peau mate couverte de crasse.

La mâchoire de la jeune femme se contracta. Mécontente de s’être laissée prendre, elle tenta de lui faire lâcher prise. Oscar resserra les doigts autour de ses poignets. Une manche de sa robe était légèrement relevée, dévoilant la naissance d’une arabesque irisée, dessinée sur sa peau.

— Prunelle, je présume, croassa-t-il la gorge douloureuse, réalisant soudain qu’il n’avait même pas demandé à madame Rosalinde de la lui décrire, mais certain que ça ne pouvait être qu’elle.

La jeune femme cessa de se débattre un court instant, surprise par sa perspicacité. Le répit fut de courte durée car elle redoubla d’efforts pour se dégager. Le tissu couvrant ses bras remonta davantage, révélant les dessins ouvragés et magnifiques des lignes d’Alentÿr, l’apanage des ensorceleurs. Il fronça les sourcils brièvement. Les lignes étaient différentes de ce qu’il avait pu voir par le passé, interrompues par une multitude de cicatrices, refermées depuis longtemps.

— Lâchez-moi immédiatement, ou je vous grille sur pieds, cracha Prunelle en amorçant un mouvement pour toucher un des symboles dessinés sur son bras, luttant par la même occasion contre la poigne d’Oscar qui tenait ses bras écartés.

— Vous êtes plus inoffensive qu’un chaton, répondit-il. Les lignes d’Alentÿr sont interrompues. Vous ne pouvez pas me lancer un sort en touchant ce symbole.

Un hoquet de surprise s’étrangla dans la gorge de Prunelle et Oscar sut qu’il avait vu juste. Le maelström dans son regard cessa de tourbillonner et une expression de profonde tristesse s’y imprégna.

— Cela ne sert à rien de résister. J’ai été engagé pour vous retrouver et vous ramener à…

La douleur lui coupa tout simplement le sifflet. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il lâcha un cri mêlant souffrance, amertume et frustration tout en se tenant le service trois pièces. Il cracha un formidable juron qui aurait fait pâlir toute jeune fille de bonne famille et qui lui déchira à moitié la gorge déjà meurtrie pas la tentative d’étranglement. Prunelle, elle, se tenait au-dessus de lui, un sourire triomphant étirait ses lèvres sèches.

— Sachez, monsieur de Valbreuze, qu’aucune femme n’est « plus inoffensive qu’un chaton » face à un homme.

Secoué de spasmes, Oscar lâcha entre ses dents serrées :

— Sale petite peste…

— Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas que cela aura un impact sur vos capacités reproductrices.  

Puis les traits de la jeune femme se déformèrent en une grimace de dégoût et elle dit :

— Tachez donc de prendre un bain. Cette odeur de chien mouillé qui vous suit partout est abominable. Portez-vous bien !

Elle ramassa ses couteaux à la hâte et la nuit l’avala toute entière.

Oscar se dit que c’était un peu fort de café, qu’elle, qui sentait plus mauvais qu’un putois crevé depuis au moins dix jours, lui conseille de prendre un bain.

Dans son champ de vision ne dansaient pas seulement des étoiles, mais carrément des constellations. Cependant, ses yeux tombèrent sur ce qu’il crut être des lambeaux de vêtements que les couteaux de l’ensorceleuse avaient arraché à son adversaire. En y regardant de plus près, il constata qu’il s’agissait de morceaux de papier.

 

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Jowie
Posté le 26/07/2020
Oooh tellement chouette, un nouveau chapitre!

Personnellement, je trouve que Victor méritait pleinement son poing dans la fraise et j'espère qu'il n'embêtera plus Oscar! J'admire beaucoup Oscar et j'ai beaucoup d'empathie pour lui: je comprends tout à fait comment il a pu perdre la maîtrise de sa colère, puis passer un moment à le regretter après (même si, comme je le dis, Victor l'a cherché!)

C'est sûrement parce que ça fait un moment que je n'ai pas lu le dernier chapitre où apparaît Mme Rosalinde, mais je ne me souviens plus à quoi elle ressemble. Ici, on comprend qu'elle est très très petite mais quel genre de créature est elle ? Peut-être qu'un petit rappel dans le texte pourrait rafraîchir la mémoire des lecteurs. [quelques paragraphes plus bas pourtant, on comprend que c'est une gnome ^^]

“Je passe sous silence l’aspect le plus important, voire le plus dangereux de sa personne, cela va de soi. “ → ça aussi, c'est sûrement dû à un trou de mémoire, mais à quel aspect se réfère-t-il, exactement?

Je suis très très intriguée par ce qui s'est passé en fin de chapitre ! Qui est cette silhouette de papier ou de carton? Pourquoi vouloir tuer Oscar? Et comment se fait-il que Prunelle se trouvait là pile à cet instant? Pourquoi a-t-elle sauvé Oscar? C'est vrai qu'elle lui a donné un coup pour qu'elle se libère mais considérant qu'elle venait d e lui sauver la vie, Oscar n'est pas très reconnaissant xD

D'ailleurs, comment Oscar a-t-il “reconnu” Prunelle? S'ils avaient été dans un village, d'accord, mais dans une ville... ça aurait pu être une autre ensorceleuse, non ?

Oh et sinon, j'ai adoré le passage avec les pauvres petites fées vivant dans une chaussure. Je les admire vraiment. Je suis très impressionnée par la façon dont tu présentes ton monde fantastique de manière si “réaliste”, avec ses problèmes sociétaux, ses classes sociales, etc.


Pinaillages:
Son regard aux yeux marron s’était illuminé → “Son regard aux yeux” est un peu redondant (mais peut-être est-ce une expression que je ne connais pas ?) Je mettrais tout simplement “ses yeux marrons s'étaient illuminés”
Prunelle a disparu précisément le jour où Pénélope est assassinée → a été assassinée ?

à bientôt et vivement la suite !!
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