Chapitre 5

Soudain , une armée de criquets s’est mise à striduler dans la pièce.

Déroutant ! Comment ? Quoi ? Qu'est-ce ?

C’était mon mobile qui sonnait la charge.

J’avais pourtant vérifié plusieurs fois l'éventuel retour des réseaux sociaux. Nada ! Peine perdue ! D’après l’alerte lancée par Downdetector, les principales plateformes de Meta avaient rendu l’âme depuis deux heures : Facebook, Instagram, Snapchat, YouTube, X et Tik Tok, étaient en carafe partout dans le monde.

Quel petit malin avait réussi à rafistoler son data center avec des trombones et des élastiques ?

La main un peu rétive, j’ai ouvert mon téléphone.

Tempo, des éclairs rougeâtres ont éclaboussé mon écran avant de s’estomper pour laisser place à la propagation au ralenti d’un champignon atomique, lequel fut bientôt auréolé de chrysanthèmes et de ce nom : Epitah !

Incroyable !

Un hacker de génie était parvenu à pirater la messagerie Reddit en un temps record et à la rebaptiser en conséquence. 

Je devinais ce que j’allais voir et entendre, mais je n’ai pu m’empêcher de scroller devant une farandole de SOS poignants et d’images insoutenables. Sang, convulsions, cris, pleurs, nausées, vociférations, onomatopées, cynismes, tétanies, vomissements, tout ce qui s’échangeait sous mes yeux ressemblait à l’affolement d’une multitude voyant arriver avec effroi sa dernière heure. Si la plupart des gens ont dans chacun de leurs pores une peur toute prête à éclore, sur Epitaph toutes ces peurs croissaient de seconde en seconde, se fracassaient l’une contre l’autre, s’alourdissaient de façon exponentielle jusqu’à former une matrice d’angoisse pléthorique.

Je transcris ici le fil décousu de certains de ces messages qui défilaient à vive allure :

- Quelqu'un ! Sait ! Si ! Il ! Y ! A ! Une ! Porte ! De ! Sooooooortie !

- Pour ceux qui peuvent se déplacer, il y a 50.000 acres de pommes de terre dans le Maine, dans le comté d'Aroostook.

- Il hurlait de panique. Comme si quelqu'un s'apprêtait à l'égorger. Et puis, j'ai entendu un bruit sourd au téléphone. La tour a commencé à s'effondrer. La Willis Tower à Chicago. Je l'ai appelé par son nom encore et encore. Rest in peace mon fils adoré. Tu as quitté ce monde d'horreur.

- Putain ! Vous avez senti ce souffle pestilentiel ? On est pourtant assez loin de l'explosion. Un bras en charpie vient de transpercer notre carreau de cuisine.

- Mes enfants n'arrêtent pas de trembler. Je sais pas quoi faire. C'est terrible, terrible, terrible.

- Aidez-nous, emmenez-nous s'il vous plaît. On a de l'argent. Vonnie Brown 1515 Applewood Road Baton Rouge LA.

- Arrêtez de flipper tous. Vous me faites flipper.

- Je m'appelle Sophie. Je vais pas super bien. 

- Où es-tu Sophie.

- Dans mon placard. On est trois avec mon bébé. Mon mari ne respire plus. 

- Sors du placard, Sophie.

- Pour aller où ?

- Moi, je cherche des adresses de bunkers dans le Wyoming, proche de Casper, Glenrock, Douglas...

- Tous les bunkers sont déjà plein à craquer. Cherche plutôt de l'iode pour protéger ta glande thyroïde.

- Air Force One et le Président auraient explosé en plein vol. Quelqu’un confirme?

- Fake !

- Fake !

- Fake !

- C’est Air Force One Two qui a explosé au-dessus de Hawaï. Avec à son bord la femme du Président, son habilleuse, son chauffeur.

- Quelqu’un sait où est le Président ?

- Apparemment, toujours dans Air Force One One.

- Arrêtez de dire des conneries. Air Force One One vient d’être pulvérisé aussi. Il y a dix-sept minutes. Source sûre à 100 %.

- Putain de chiasse, j’avais raison ! Le Président est vraiment mort. Quelqu’un d’autre confirme ?

- Non, rassure-toi, il en a réchappé. Il lit le Times dans ses toilettes en zinc et se tient informé sur Twitch.

- Pauvre connard.

- Lol

- Qu’est-ce qui se passe ? Ca pète de partout. Les nuages flambent. C’est une guerre mondiale ?

- Oui, mais ultra rapide. On peut même dire qu’elle est déjà finie. Si tu veux un conseil, lâche tes corn-flakes et cours te réfugier fissa sous terre.

- Plus personne à New-York ?

- Non. Rasée comme Washington !

- À l'aide !!!

- Crever comme ça, je vous jure.

- C’est pas possible ! Réveillons-nous, c’est un cauchemar.

- Hyper chiant. Je peux plus jouer à Call of Duty, les gars ! Quelqu’un sait pourquoi ?

- Prends ton bazooka, balade-toi dans les rues, tu l'as en temps réel. 

- Avertissement : ne regardez pas le ciel. Les yeux de mon petit frère ont fondu. Il vient de se jeter dans la piscine.

- Lol. Il sait nager au moins ?

- Crevure !

- Crevure toi-même !

- Je suis enceinte. Le feu est partout. AIDEZ-NOUS, s’il vous plaît ! Le 911 est saturé. On ne parvient pas à joindre les secours.

- Tu es où ?

- Quel coin ?

- Le nom de ton bled ?

- Je suis à… 

- Toujours là ? 

- Tu nous entends ?

- La pauvre.

- On n’était pas censés entendre une sirène d’alerte pour nous avertir d’aller nous mettre à l’abri ?

- Bouge pas, vieux. Les fédéraux t'envoient une limousine. 

- Mon père vient de m’appeler pour me dire que sa peau tombait en morceaux.

- Prie !

- Nostradamus l’avait prédit : « Comme le soleil, la tête fouillera la mer brillante. Les poissons vivants de la mer Noire ne feront que bouillir ». On va tous devenir cannibales. Je plains les végétariens. 

- Ici Nostrapénis ! Y a des gens chauds pour une partouze d’adieu ? J’ai de quoi accueillir 30 coquins/coquines. Alcools, sauna, piscine intérieure. Tony Brooks. Je demeure à Swanton, Maryland.

- C’est quoi ce truc de malade ? Des oiseaux tombent par dizaine sur mes roses trémières.

- Bon. Je crois qu’il faut qu’on discute avec sang-froid des moyens les moins douloureux de se suicider avant que les flammes nous carbonisent le cul.

- Attention : les oreilles peuvent saigner. Ne crevez surtout pas vos furoncles. C’est encore pire après.

- J’ai trois chevaux à Pittsburgh. Quelqu’un a des nouvelles de Pittsburgh ?

- Pendaison programmée dans 15 minutes ! Ma femme et moi. Si quelqu’un veut mater, voici le lien...

- Avec ces enculés de Russes, ça pouvait qu’arriver. Tous ivrognes et malades mentaux depuis la fin des Tsars.

- Ca a pété de partout, duchnok, des quatre points cardinaux.

- Mais qui a enclenché les premiers ? Les Coréens ? L’Iran ?

- Quelle importance. On s’en branle. ON S’EN BRANLE, t’entends ça ! On est tous foutus !

- J’ai la peau qui pèle et ça me fait même pas mal. On dirait du flan. Ma mère n’est pas rentrée de son travail. Y aurait pas une pommade pour que ça s’arrête quand même un peu ? Je veux juste un nom de pommade ou de lotion. Si quelqu’un sait ? Merci d’avance.

- Maman, papa, où êtes-vous ? Je viens d'enfiler ma robe de mariée. Sachez que je vous aime.

- Idiote ! Fallait leur dire avant !

- Je parle pas aux haineux. RIP les haineux.

- Quel enfer ! Les gens se battent dans les bunkers. Je viens de me tirer. Je roule. Je vais prendre à droite ou à gauche. Peu importe.

Etc... Etc...

Ma réaction ? Sur ce point, il me semblait être dans la norme du monde actuel, ni glacial ni caressant. J'hésitais entre pleurer à grosses larmes ou me rouler par terre de rire. Trouble subit, agitation passagère, mes émotions faisaient un zapping constant. Ohhhhhhh ! Wouahhhhhhh ! Beurkkkkkkk ! Une seconde de compassion par-ci, une seconde par-là, et puis elle me glissait du coeur comme une savonnette. Tous ces flashes de pitié se nourrissaient avant tout de mon imagination dépravée depuis des années par une soûlographie d'images chocs. Me restait certes cette répugnance à voir souffrir mes semblables, ce sentiment de participer à une communanté sensible, mais ce qui en ressortait au final c'était surtout cette délicieuse sensation d'être bien à ma place. Voir des Zhoms mourir avec un téléphone à la main, en overdose de cyber addiction, ne me réjouissait pas plus que cela. Pourtant mon empathie ne se bousculait pas pour leurs jérémiades, leurs zooms sur le nombril, leurs photos souvenir du plat du jour : tripes, rognons, cervelle flambée ! Pour soulager mon écoeurement, j'étais à deux doigts d'écrire : et qui a engendré ce chaos vérolé, bande de nodocéphales ? Mais je ne l'ai pas fait. Je me sentais encore moins troll ou donneur de leçons. Je n'étais pas comme eux, j'étais autre, et j'en étais ravi.

J’avais beau me gausser, faire ma petite hyène désinvolte, je suis quand même resté un bon moment à méditer devant l'écran noir de ma télé. Méditer est un grand mot. On ne songe pas vraiment à la Bhagavad-Gita ni à Mary Poppins quand la radioctivité est à vos trousses pour becter votre système nerveux.

Inutile de me camoufler derrière mon petit doigt cynique ! Je savais que mon compte à rebours était enclenché dans l'air ambiant chimiotoxique. Il me semblait que je ne respirais déjà plus qu'à crédit. Putain de guigne ! D'ici peu, mon système lymphatique entonnerait le 5, 4, 3, 2, 1, 0, qui précède le départ des fusées. Condoléances thymus, moelle osseuse, rate, amydales, globules blancs. Toute ma belle synergie primordiale allait finir en marmelade dans la terre frelatée. Pour des nèfles. Sans maladie déclarée. Sans l'intervention du moindre ennemi. La pillule restait dur à avaler. Comme tous les Zhoms, j'étais bien obligé d'accepter ce principe : de clamser à cause du moi haïssable d'individus que je n'avais jamais rencontrés !

La réminiscence d'un jour pluvieux de ma jeunesse me revint à l'esprit. En sourdine dans mon tiroir "troubles morphologiques de la puberté", ma mémoire me déposa comme une cigogne sur le bord de la rivière Rappahannock. J'étais en compagnie de Julius FitzMaurice que ma belle famille préférait surnommer l'indien blanc. Comme à l'accoutumée, j'avais le dos calé contre son dos gélatineux, et je n'en menais pas large. Imaginez être assis dans une barque vermoulue avec un géant qui se prend pour Sitting Bull, ne supporte pas la chaleur et pêche invariablement par temps merdique. Couvrez ce géant de tresses amériendiennes, de la toque en castor de Davy Crockett, vêtissez-le de la salopette la plus sale du monde et vous aurez une idée de l'état de négligence somptueuse dans laquelle vivotait mon grand-père dans sa forêt de Virginie. Aussi fasciné que rebuté par ce papy qui pionçait dans un wigwam recouvert de matériaux organiques, se nourrissait de glands et scalpait le temps en fumant du nicotiana rustica dans son calumet, il m'avait fallu quelques années d'acnée avant de capter la tendresse de chinchilla qui se planquait dans ce bourru hors catégorie.

- Parle si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence, était la sentence favorite que m'intimait ce taiseux dès lors que je lui posais une question trop dérisoire.

Au réveil, avec Julius, ce n'était pas pancakes et jus de fruit, mais un verre d'eau de vie pour minéraliser les dents. Son alcool de pisse qu'il disait, direct de la bouche à la gaule. Si je le souhaitais, j'avais le droit à ma lampée pour éprouver mon premier vertige extatique de la journée. Côté sentimentalité, ce n'était pas piqué des hannetons non plus. Venue du fond des âges, sa transmission de trappeur passait essentiellement par ses narines et ses gros doigts poilus. Dès que pointait l'aurore, Julius m'emmenait au milieu des épicéas, des cèdres et des mélèzes pour humer le parfum de pinène, la fragrance fumée de la mousse de chêne qui rappelait celle des champignons, des feuilles mortes et des algues, ou encore le pétrichor, cette odeur huileuse qu'exhalait la terre après la pluie, cette pluie qu'il adorait. Pour m'apprendre les différents types de pêche, Julius préférait me montrer en silence l'appât vivant - larve, teigne, sangsue - ou les leures qu'il fabriquait précieusement sur sa palette établi. À ses côtés, j'avais quand même appris pas mal de choses. À confectionner plusieurs sortes de mouches : la grise à corps jaune, la peute, le cul de canard, le palmer gris, l'oreille de lièvre. Mais aussi la gratuité de la splendeur terrestre, les plaisanteries de la nature qui sont d'une ironie supérieure, et le calme du chat assis qui n'attend strictement rien.

Ce jour-là, la chance avait paressé. Nous n'avions pas pris un seul poiscaille en trois heures, ce qui n'arrivait pratiquement jamais. Trois heures, muets comme des carpes, avec le petit crachin serré, amer et pénétrant qui avait fini par nous baptiser jusqu'au trognon. Bien forcés d'abdiquer, c'est au moment de remballer que Julius FitzMaurice m'avait enfin vider son sac comme jamais. Histoire de me mettre en garde sur les Zhoms que j'allais rencontrer dans ma vie, il avait saisi sa gaffe et m'avait balancé à brûle-pourpoint :

- Parlons peu, parlons bien. Deux trois tuyaux pour passer entre les gouttes de la connerie humaine. L'abruti, tu le repèreras assez vite, il s'habille comme tout le monde. Ne te pollue pas à le regarder. Pour l'esquiver, un coup de rein suffit. Maintenant retiens bien ça. Méfie-toi surtout des faux gentils. Il n'y a pas plus imposteur et manipulateur qu'un faux-gentil. Comment parviendras-tu à le démasquer ? Tu sais pas, hein ? Le faux gentil est un expert en compliments, il te passera toujours la brosse à reluire. Le faux gentil est un faux-cul. Il te dira qu'il est toujours dispo pour t'aider, mais le jour J, il aura un empêchement et s'excusera platement. Le faux gentil arrivera à te faire dire ce que tu ne voulais pas dire, et même à te laisser entendre que tu gagnerais à être aussi gentil que lui. Le faux gentil n'aura de cesse de te répéter qu'il est trop gentil et que c'est ce qui le perdra. Point de vue métaphysique, ne cherche pas à le concurrencer. La plupart des faux gentils connaissent Dieu mieux que personne. Si tu es agnostique, ils tenteront de t'inculquer en douce les nobles préceptes de l'Invisible, et si tu les écoutes tu deviendras assez vite un parfait connard d'athée du Dieu de l'autre. N'oublie jamais, petit, que tu es le fruit d'une descendance de colons qui ont massacré, par le fer et par le feu, des foules d'autochtones avant de devenir des faux gentils ! C'est pour toutes ces bonnes raisons que la civilisation des sympas et leurs romances d'Hollywood me débectent au plus haut point. C'est pour ça que j'ai choisi de voltiger à travers bois et de causer aux poissons. Comme une libellule. Voilà, c'est tout !

Dire que les paroles sacrées Julius FitzMaurice m'avaient profondément marqué, était un euphémisme. Ce devait être pour cela qu'après ma bordée de jurons l'un des pires mensonges de l'Amérique m'est remonté dans la gorge.

Comment, nous, peuple humain, si débonnaire, si fraternel, au coeur assoiffé d'amour, d'égalité, de liberté, avions-nous pu être le premier pays à tester une arme de destruction massive sur une population civile et provoquer sur elle des formes inédites d'atroces souffrances ? Comment avions-nous pu carboniser en à peine une seconde des milliers d'enfants japonais qui partaient à l'école et, dans le même temps, édifier un tribunal pour juger l'abjection novatrice des nazis ? Pour les anges qui survolaient le monde à cette époque, la cruauté des uns avaient-elle été plus excusable que l'ignominie des autres ? Avions-nous vraiment fait cela pour sauver nos soldats des bourbiers sanglants du Pacifique, comme l'avait justifié Oppenheimer, le père de la bombe atomique ? Pourquoi n'avions-nous jamais entrevu que la guerre, comme le rêve, opèrait un déshabillage éthique, une levée de la censure morale qui permettait un retour de toutes nos pulsions agressives refoulées par les contraintes et les codes sociaux ? Pourquoi n'avions-nous jamais compris que nous avions fait cela non pas pour arrêter la guerre, mais pour exercer notre droit des maîtres, celui de frapper sadiquement, en toute impunité, des êtres réduits à l'impuissance. Pourquoi n'avions-nous jamais assumé que faire souffrir ou voir souffrir était pour nous une véritable fête, à l'instar des Romains qui gloussaient en regardant les jeux du cirque.

Mais comment l'Oncle Sam s'y était-il pris pour faire avaler cette couleuvre à ses citoyens qui plaçaient très haut le sens de leurs valeurs morales ?

Juste avant le largage de Little Boy et de Fat Man sur le Japon, la plupart des physiciens étaient convaincus que le souffle et la chaleur en seraient les principaux effets. Aucune raison de se faire du mouron, les radiations ne seraient que de l'ordre du détail. Dans la tête de ces fêlés la formule se trouvait aussi stable que sereine : D (un noyau de deutérium 2H) + T (un noyau de tritium 3H), n un neutron et p un proton, le tout suspendu à une innofensive et dérisoire racine carré d'Aléatoire. D'après ces calculs irréprochables, on pouvait faire péter sans la moindre honte la jolie boule de feu de 6 000 °C au centre et de 1 300 °C à 600 m, qui carboniserait toutes choses sur les 500 premiers mètres et incendierait toutes choses sur 3,5 km de rayon. 

Pour Oppenheimer et ses trois comparses lauréats du prix Nobel de physique, Niels Borh, James Chadwick et Enrico Fermi, il était évident que quiconque recevrait une dose mortelle de radiations serait assez proche de l'explosion pour mourir soit à cause du souffle, soit de la chaleur.

Allez, les gars, arrêtons de tortiller du cul pour chier droit ! Testons ce jouet miraculeux et vérifions nos dires ! Ok, Borh ? Ok Chadwick ? Ok Fermi ?

Ça roule, Robert !!!

Peu de temps après la vitrification d’Hiroshima, des experts diligentés par la secte doctrinaire qui entourait Harry Truman furent dépêchés sur le site afin de vérifier l’impact de la contamination. Étaient-ils équipés de microscopes à fluorescence ou doués d’un incroyable flair canin, toujours est-il qu’ils concluèrent que seules de rares radiations avaient pu être émises lors de l’explosion. Les moins scrupuleux avaient même défendu devant le Congrés américain que la mort par radiation ne provoquait aucune « douleur excessive », qu'elle était en vérité une « façon très agréable de mourir ». Robert et ses trois potos Nobel de physique, qui avaient fait mumuse à Los Alamos en créant la jolie boule de feu, en avaient été franchement rassurés. À son tour, pris d’une empathie japonisante, Harry Truman valida cette thèse bienheureuse, imposant au yeux de la planète son style original de colombe méphistophélique.

Ainsi, l'apaisante formule pour faire gober au monde entier l’euthanasie de masse venait d'être trouvée ! Cette propagande bête comme chou déferla sur la candeur populaire tel un tsunami de fraîcheur résiliente. Emballé, c'est pesé ! La gélule de cyanure avait été ingérée, sans doute à contrecoeur, mais le transit des Zhoms étant suffisament roublard, il pouvait s'en accomoder pour les décennies à venir. Honni serait à présent à celui qui crèverait comme un chien seul dans son lit et ne connaîtrait pas l'agréable souffle de la bombe atomique qui envoit ses élus les plus téméraires au paradis.

D'un coup, je me suis mis à mieux comprendre les perturbations du pauvre Cal Vilsack. Mine de rien, ce coup de massue avait quand même bien parasité mon théâtre mental. Ma jugeote, mes pensées fulgurantes semblaient chloroformées. Peu à peu, je sentais mon système de défense partir en cacahuète. Allais-je me retrouver dans l’état de la blatte germanique qui, voyant sa fin proche, préfère se mettre sur le dos pour ne pas être gênée par la lumière ? Avais-je seulement une petite chance de grappiller quelques jours sur mon capital vie ? Une chose était sûre, si je voulais admirer encore quelques aurores, j'allais devoir apprendre à moins penser, voire à ne plus penser du tout. Agir ! Oui voilà, agir ! ! Ne pas attendre que les choses soient parfaites pour passer à l'action. Elles ne le seraient plus jamais sur cette Terre.

De toute façon, penser ne m’avait jamais rendu plus intelligent qu’un balai brosse. Penser m’avait toujours fait peur, en vérité. Parce que depuis l'enfance, ce qui sécurisait le plus ma joie d'exister c’était d’occulter le Mal, le Chaos, la complexité du monde, qui me revenaient forcément de plein fouet dans les gencives dès lors que j'essayais de comprendre l'irrésolvable. Oui, penser m’avait toujours fait perdre un temps précieux, de sublimes minutes à ne penser à rien. N'était-ce pas Alain qui avait dit : apprendre à ne plus penser, c'est une partie, et non la moindre, de l'art de penser !

Concentré sur mon autolâtrie, d’un coup je me suis tendu comme un arc électrique. C’est à cet instant que se pointèrent les signes qui allaient tempérer sacrément mes injures envers le genre humain.

Ce fut d’abord une danse de zouave de ma paupière gauche. Un tremblement incoercible à rendre cinglé un HPI.

- Par la barbe du Kaiser ! me suis-je interloqué.

S’ensuivit l’apparition soudaine d’une mouche volante, totalement shootée, qui se mit à dériver à l’intérieur de mon globe oculaire.

- Nom d’un chien ! Kesaco ?

Pour connaître un peu la biographie d’Edvard Munch, le peintre norvégien, je me souvins alors qu’il avait contracté semblable anomalie dans ses vieux jours : une hémorragie du vitré avait entrainé un corps flottant dans la masse gélatineuse de son œil droit. De ces entrelacs de filaments sinistres, il en avait fait tout un tas de dessins malhabiles, dignes d’un enfant de cinq ans. Dans le musée où j’avais pu les voir, j’avais éclaté de rire, et j’avais même crié « Remboursez ! ». Pitoyable, je m’étais moqué allègrement des toiles d’araignée qui avaient obstrué sa vue et empêché Edvard Munch de poursuivre son œuvre picturale.

Quel abruti ! Bien mal m’en avait pris.

Ce choc visuel contracta aussitôt mes traits en un rictus inhabituel, et ce rictus entraîna un agacement musculaire qui me fit ébaucher plusieurs gestes grotesques sans signification.

Pas besoin d’être névrologue pour comprendre la nature de ces remuements inconscients : la pétoche venait de s’emparer de moi !

Intrépide dans le péril, heureux dans l’adversité, tranquille au sein des orages ? Foutaises ! Telle une outre en peau de bouc, je m’étais gonflé de sottes prétentions un peu vite.

- Et alors Épicure, la calebasse vacille déjà ? me lancèrent alors mes organes vitaux pour mieux enfoncer le clou.

Pour être clair, je crus comprendre que mon corps s’en foutait pas mal de mon aversion pour les Zhoms et leurs millions de basses œuvres. Le mode « Apocalypse en père peinard » ne semblait pas du tout passer pour lui.

En temps de paix, le coeur palpite, gazouille à l’envi, les joyaux de famille occupent plaisamment le devant de la scène, mais dès qu’arrive le grabuge le corps se faufile subito en backstage. Il pense avant tout à ses fesses, et il a bien raison. De fait, me prévenant qu’il avait aussi des choses urgentes à dire, mon métabolisme se mit à clignoter « Warning » à la façon d’un sous-marin en détresse.

Cela débuta par une vapeur frontale qui ne tarda pas à faire naître une céphalée languide, laquelle ne tarda pas à coincer ma tête dans un étau ferrailleux. Puis ce fut une gêne dans la poitrine qui, cahin-caha, crapahuta en scolopendre vers mon ventre, pour aboutir à cette impression nauséeuse de suer de l’estomac.

Putentraille ! frappa dans mon esprit contrarié cette insulte archaïque.

Cette somatisation, qui avait pris son temps pour pérégriner de l’astérion à mon cul, me coupa prestement la chique. Je n’avais pas encore la chiasse des lâches, mais je n’en étais pas loin. Aussi stoïque qu’il me semblait être, je venais de perdre le contrôle sur ma cochonnerie de sagesse que j’avais mis tant d’années à échafauder. Et j’en étais furieux.

Il me fallait réagir au plus vite, recouvrer un semblant de calme. Mais comment ? Après m’être enfilé trois aspirines dans le gosier, j’eus enfin l’idée. Du moins, mes pensées permissives me l’offrirent sur un plateau. Il suffisait que je laisse entrer dans mes veines le craving, cette envie brûlante de me prendre une bonne murge pour imposer silence à mon tumulte sanguin.

Oui, mais voilà ! Ne me restait plus en tout et pour tout que deux binouzes à décapsuler et un fond de mezcal. Vraiment pas de quoi tituber dans les limbes ou activer un coma éthylique. Le pochard hurleur fut remis illico à sa place

C’est alors que face à cette situation ultra menaçante, mes synapses commencèrent à jouer du bilboquet dans mon système amygdalien. Que faire ? Où aller ? Sur quel plouc humain déverser encore mes critiques acerbes ? Ne pouvant estimer stastitiquement la portée funèbre de ce massacre d’envergure, je me voyais mal me rendre à l’agora pour délier ma faconde atrabilaire sur les clampins qui venaient d’en réchapper. Non ! Je tendais plutôt à rester comme eux, immobile, pétrifié dans mon huis-clos de survivant novice.

D’un coup, sans crier gare, je me suis foutu une torgnole magistrale, histoire de vérifier si j’étais encore vivant. Résultat des courses : ma joue était en feu ! Je commençais à perdre sévèrement les pédales.

Qu’est-ce qui m’arrivait, foutredieu ? Ma nature profonde était t-elle en train de se disloquer au moment même où j’étais en passe de devenir le plus heureux des hommes ? Sans les hommes.

Là-dessus, mon surmoi intervint :

- Arrête ton char Ben-Hur ! me rétorqua t-il. Tu essaies juste d’encaisser à ta manière l’arrivée imminente du typhon de becquerels. Avec pour seuls boucliers ta chère dérision, ton humour gras.

- Je ris, mais plutôt jaune caca d’oie ! lui répondis-je.

- Allons, allons ! Si la vie n’était pas si absurde, la mort nous apparaîtrait comme une délivrance. Ce qui a toujours sauvé ton existence jusqu’à présent, c’est justement la ribambelle de tes rires : ton rire céruléen, ton rire queue de renard, ton rire cerise Hollywood et cuisse de nymphe émue. Tu as toujours eu la chance de rire en couleur pour esquiver tous les écueils, c’est ce qui te distingue de la masse.

- Si c’est pour dire des conneries pareilles, tu peux plier bagage. Pour l’heure, je ne me sens plus vraiment Zeus assis en majesté avec un foudre dans la main. Je suis en train de m’écrouler comme une merde, et ça ne me plaît pas du tout. J’ai fortement besoin de réfléchir.

- Aime tout simplement la Vie. La Vie te maintiendra peut-être en vie. Honore la Terre. Rends-lui hommage. Fusionne. Réalise l’un dans l’Un. Deviens l’Homme Nouveau.

- Et ta sœur, elle bat le beurre ?

- Elle risque pas ! Toutes les mottes doivent être déjà fondues !

Finalement, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à Robert Oppenheimer, l'Asperger freluquet mirliflor, le névropathe carriériste qui idéalisait la science jusqu'à la lie. Oppenheimer était féru de citations séculaires, mais pas vraiment les mêmes que les miennes. Lors d'interviews qu'il donna dans les années 1960, "Daddy BOUM" n'oubliait jamais d'ajouter une couche de gravité à sa réaction en déclarant que, dans les instants qui suivirent la détonation, une phrase de la Bhagavad Gita lui était revenue à l'esprit : "Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes" ! Voyez-vous ça, le touchant du bonhomme. Il avait fallu à cette glaçante raclure entendre un bruit, un bruit colossal pour se rendre compte que son génie malsain venait d'accoucher de l'épouvante.

Oppenheimer, et alors ! Qu'est-ce que j'en avais à foutre !

Une fois de plus, je m'étais laissé piégé par mon overthinking. Cette propension à ruminer en boucle des sentiments négatifs n'allait pas m'aider à me maintenir debout sur les horizons ternes. Était-ce Oppenheimer qui allait me sortir de là ? Bien sûr que non ! Ce foutriquet sanguinaire servait la soupe aux asticots depuis longtemps.

Comme déjà dit, je devais agir. Me conditionner. Reprogrammer mon corps. Me distraire. 

Une pyschologue avait écrit quelque part que huit minutes de distraction suffisaient pour briser le cercle obsessionnel des remâchements. 

J'ai passé plus d'une heure dans la cave, les combles, les toiles d'araignée, à débusquer ma Game Boy de jeunesse pour pouvoir jouer au Tetris. 

Mais je n'ai trouvé ni Tetris ni aucun vide-tête.

Il allait falloir très vite que j'agisse autrement.

 

 

 

 

 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Le portrait de ton mysanthrope s'affirme toujours avec force...
"C'étaiENT des hommes" et "s'ensuivraiENT également", seules coquilles débusquées ;-)...
Bon, je meuble encore pour que mon commentaire fasse les cent cinquante caractères minimum pour le poster :-)...
Hortense
Posté le 14/12/2022
Re...
Je poursuis ma lecture toujours curieuse de cet étrange personnage, définissable et indéfinissable, attrayant et repoussant, intelligent jusqu'à une forme de stupidité obsessionnelle. Car lui, il sait. Il a vu venir le désastre, en connaît les conséquences, et tel un esthète éclairé peut seul en apprécier la saveur ou l'amertume. Faut-il le plaindre ou l'envier ? Plaindre son irascibilité, envier sa lucidité, regretter son manque d'empathie... mais l'empathie semble plutôt, pour lui, la caractéristique des faibles et des inconscients.
Pourtant, comme tous les autres, il semble bien que lui aussi soit dominé par ses peurs. Le dénigrement, la logique implacable peuvent paraître comme une forme de système d'autodéfense.
Je te livre en vrac mes sentiments et c'est une analyse incomplète car ton texte prête à réflexion et discussions. Je sens qu'il va tourner dans ma caboche !!!

Juste une remarque :
- Comme j'ai retrouvé peu à peu ma quiétude maladive, la violence en moi s'étant désamorcée dès la disparition du véhicule : la tournure de la phrase me chiffonne un peu. Peut-être inverser les deux parties de la phrase et supprimer le "comme"?

A très bientôt
Hortense
Posté le 14/12/2022
En fait, ton personnage m'agace prodigieusement et je ne sais encore si j'ai envi de l'aimer ou de lui coller des claques (MDR)
Zultabix
Posté le 14/12/2022
Il va s'attendrir après, ne t'inquiète pas !!!
Hortense
Posté le 19/12/2022
Je n'ai pas eu le temps d'avancer dans la lecture occupée par les fêtes qui s'annoncent. Bien sûr que l'on peut s'appeler mais plutôt en début d'année pour que je sois tranquille. Je t'envoie un MP.
A très bientôt
Zultabix
Posté le 19/12/2022
Ah merci Hortense ! En début d'année, super !
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