Chapitre 6

J’ai fermé mes volets.

J’ai cadenassé ma porte.

Je suis resté cloîtré chez moi pendant cinq jours.

Allongé sur mon lit, j’ai d'abord écouté la détresse éployer ses ailes noires au-dessus des maisons alentour. J'imaginais les suées, les palpitations cardiaques, la tremblote rapetisser tous les corps, les maintenir juste ce qu'il faut dans un qui-vive désespérant. Comment endurer un tel changement brutal de paradigme ? Quel métabolisme pouvait tolérer que le danger soit toujours là, et qu'il durerait indéfiniment jusqu'à la dernière prière pour le repos de l'âme du dernier défunt ? Les plus combattifs devaient être en train de se poser des questions sur la possibilité d'une résilience. Mais à quoi pouvait encore servir la résilience dans un monde voué à la glaciation, saturé d'air fatal, truffé de taudis dans lesquels le soleil ne pourrait même plus aventurer un rayon ? Toute volonté n’était pas inébranlable. L'espoir n’était pas inépuisable. Ceux qui n’étaient pas prêts à se pelotonner dans la torpeur, à hiberner, à entrer en cryoconservation, se désagrégeraient assez vite, c'était certain.

Figé dans mon indifférence, j’ai attendu. J’ai attendu ce qu’intimement j’attendais depuis longtemps : la paix suprême sur cette Terre, du temps de mon vivant.

Au premier crépuscule, un coup de feu a claqué dans les profondeurs à l'est. Un second a suivi. Suivi d'un troisième. Suicide familial ? Il en fallait de la force pour s'extraire ainsi de l'infernal marécage des Zhoms. J'ai salué leur courage et me suis dit : chapeau bas !

Et puis les cris se sont brisés, les lamentations éteintes. Est-ce que ces épanchements m’ont fait quelque chose ? Non, pas grand chose ! Seuls les yeux brillants des chiens qui vous tendent la patte, quémandent leur câlin, me donnaient envie de pleurer.

Entre deux bouffée de cigarette, je me suis demandé quand Nicole Yolette, la toquée d’en face, allait bien pouvoir débouler de son gourbi qui empestait l’urine de chats. Née entre les bambous et les gangs criminels de Port-au-Prince, cette mulâtresse avait brodé sa triste vie de paillettes Pompadour et de romances atroces dans le but de se faire accepter, d'émouvoir les rombières wokistes du quartier. Un jour elle se disait descendante de Marie-Louise Coidavid, l’unique et seule reine d’Haïti, un autre jour elle se disait cocotte de la Silicon Valley qu’on venait chercher en jet privé, qu’on abusait dans les open-spaces ultra-connectés, et qu’on ramenait trois jours plus tard dans la peau d’une loque anémiée. Répandant ses rumeurs glauques comme du riz sur des mariés, Nicole Yolette était devenue ainsi l’immigrée parfaite qu’il fallait couver à tout prix pour enfoncer le clou au vivier du suprémacisme blanc. Mais ses boniments étaient loin de plaire à tout le monde. Une nuit, deux jeunes militants de l'Alt-right s'étaient amusés à tailler son bougainvillier en forme de croix gammée. Quelques temps après, un ancien mercenaire, membre de l’organisation terroriste The Order, lui avait peintulurer en rouge sa façade avec ce slogan dit des "14 mots" : Nous devons sécuriser l’existence de notre peuple et un futur pour les enfants blancs ! Par dépit, et sans doute usée de mendier trop d’amour, d’adopter tous les chats éclopés qui venaient frôler ses guibolles, Nicole s’était mise à importer du vieux rhum de son pays natal et à s’en mettre plein les babines. Depuis lors, quand elle avait son coup dans le nez, elle courait brandir sa balayette sur le moindre passant, lui vociférait son eau sale ou jetait des cailloux sur les bagnoles en circulation. « Hors de mon enclos, stupides créatures ! Déguerpissez, la fin du monde est proche ! » clabaudait-elle en cerbère de sa mouscaille, parée de sa défroque karabela de pseudo reine exilée.

Pourtant, Nicole Yolette ne pointa pas le bout de son nez. Sa prédiction de pocharde avait dû la moucher. Probablement figée sous sa table, elle avait les boyaux qui tricotaient des napperons, comme à peu près tout le monde. La pauvre, si elle se croyait plus en sécurité qu’une capote à un congrès d’eunuques, elle allait vite déchanter.

Certes, mon coeur était devenu sec comme les couilles à Taupin, mais je ne m’en sentais pas moins humain. Comment pouvait-on être assez niais pour se croire capable d'aimer son prochain. Qui pouvait se vanter de connaître minutieusement le coeur de l'étranger créchant au diable Vauvert ? Faut-il qu'un homme soit caché pour qu'on puisse l'aimer, sachant que dés qu'il montre son visage, neuf fois sur dix l'amour recrache ses pépins ?

 


  Adoptons à son égard une attitude naïve, comme si nous en entendions parler pour la première fois. Nous ne pouvons alors réprimer un sentiment de surprise et d'étrangeté. Pourquoi devrions-nous aimer notre prochain ? En quoi cela nous aide-t-il ? Mais surtout, comment y parvenir ? Comment cela nous sera-t-il possible ? Mon amour m'est chose précieuse, je ne saurais le distribuer n'importe comment sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs que je dois être prêt à remplir par des sacrifices. Si j'aime autrui, il doit d'une manière ou d'une autre le mériter. [...] Il le mérite si, sur des points importants, il est si semblable à moi que je puis m'aimer moi-même en lui ; il le mérite s'il est tellement plus parfait que moi que je puis aimer en lui l'idéal que je me fais de ma propre personne ; je dois l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur de l'ami, si une souffrance le frappe, serait aussi ma douleur, je la partagerais avec lui.
  Mais s'il m'est étranger, s'il n'a pour moi aucune valeur propre ni déjà acquis pour ma vie affective aucune signification par quoi il puisse m'attirer, il me sera difficile de l'aimer. Je commets même par là une injustice, car mon amour est apprécié par tous les miens comme une préférence ; c'est une injustice à leur égard que de placer un étranger sur un pied d'égalité avec eux. Mais si je dois l'aimer de cet amour universel, simplement parce qu'il est lui aussi un être de cette terre, tout comme l'insecte, le lombric ou la couleuvre, alors je crains que ne lui échoie qu'une faible quantité d'amour, et qu'il soit impossible qu'elle atteigne ce que je suis justifié à me réserver à moi-même d'après le jugement de la raison.
  À quoi bon un précepte d'allure si solennelle, si l'on ne peut raisonnablement recommander de le suivre ? À y regarder de plus près, je trouve encore d'autres difficultés. Cet étranger n'est pas seulement indigne d'être aimé en général, je dois être honnête et avouer qu'il doit plutôt s'attendre à mon hostilité, voire à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, ne me témoigne pas le moindre égard. Si cela lui est de quelque profit, il n'aura aucun scrupule à me nuire, et ne se demandera pas si la hauteur de son profit correspond à la grandeur du dommage qu'il me cause.
  En fait, il n'a même pas besoin d'en tirer profit ; s'il peut par là satisfaire un quelconque plaisir, il n'hésitera pas à me railler, à me blesser, à me calomnier, à me démontrer sa puissance, et plus il se sentira assuré, plus je serai sans secours, et plus je pourrai assurément m'attendre de sa part à cette attitude envers moi. S'il se comporte autrement, s'il fait preuve envers l'étranger que je suis d'égard et de ménagement je suis prêt sans cela, sans ce précepte, à lui rendre la pareille. Et d'ailleurs, si ce commandement grandiose disait : Aime ton prochain comme ton prochain t'aime, je n'aurais alors rien à redire.
  Il est un second commandement, qui me paraît encore plus inconcevable et me hérisse plus violemment encore. Il dit : Aime tes ennemis. Si je réfléchis bien, j'ai tort de le récuser comme une exigence encore plus prétentieuse. Au fond, c'est la même chose

 

 

Une fois sa sensiblerie et ses dangereuses illusions terrassées, on peut encore aimer beaucoup de choses. J'aimais beaucoup mes yeux qui me servaient à admirer les abeilles et frelons se disputant les lys, les papillons de nuit dévorant un myosotis sans aucune pitié. J'aimais beaucoup mon nez, raffiné penseur de Rodin, qui s'égayait des aromes somnolant sous le dais argenté des antiques oliviers. J'aimais beaucoup ma bouche qui buvait l'éternité dans le vol fugace d'un éphémère.

Et finalement, que sommes-nous si ce n’est qu’une infinité d’infimes…?

Que seraient les nuages sans
Les milliards de gouttes de pluie
Qu’ils contiennent ?

Que serait la plage (le désert) sans
Les millions de grains de sable
Qui s’y trouvent?

Que serait le vent sans
Les milliers de feuilles
Qu’il effleure ?

Que serait la ruche sans
Les centaines d’alvéoles
Qu’elle renferme?

Que serait la nuit sans
Les milliards d’étoiles
Qui la tapissent?

Que seraient nos terres sans
Les millions de graines
Qui l’embellissent?

Que seraient nos mers sans
Les milliers de planctons
Qui y vivent?

Que seraient nos vêtements sans
Les kilomètres de filaments
Qui les tissent?

Que serions-nous sans
La multitude de cellules
Qui nous assemblent ?

Qui serions-nous sans
Les innombrables battements
dans nos coeurs ?

Grâce à cette rétroaction positive, mon innocence primaire s’était muée graduellement en répugnance envers le genre humain et, bien que douloureux, ce déclin compassionnel fut le seul remède pour améliorer mon système entier. Quoi que je laissais paraître, j’y avais laissé beaucoup de plumes, et j’aurais pu croire mortes ma bonté naturelle et son épiphanie, si d’aventure je n’avais recouvré une douceur tout autre à celle que je m’attendais. Génies cyniques autant que détestables, infréquentables et pourtant très fréquentés, les frères Goncourt avaient merveilleusement bien formulé mon parcours de vie avec cette sentence : « L’enfant n’est pas méchant à l’homme, il est méchant aux animaux. L’homme, en vieillissant, devient misanthrope et charitable à la nature. » !

 

Tiens bon, ne bronche pas, ne te laisse corroder par aucune question affligeante, me soufflait en sourdine mon cerveau reptilien !

Afin de dorloter cette apathie, je me suis laissé peu à peu engourdir comme de la neige. Cette paresse intellectuelle et ce désintérêt soudain de mon corps à toute chose, m'ont permis de bercer mon esprit au point d'envisager une probabilité salutaire à ma conservation. C’était un peu comme une prière que j’adressais à mon système nerveux parasympathique : ne faillis pas, inhale l’oxygène nécessaire à l’organisme, évacue le dioxyde de carbone. Dans une région d’Afrique, la traduction de naître  » est littéralement « prendre nez », tandis que « mourir » est « perdre nez ». C’est en prenant nez que j’existerai, que j’aurai un possible devenir. À présent, la moindre seconde passée à respirer devenait pour moi aussi précieuse qu'un gramme de scandium pur à 99,9%.

Au premier soir, ce bienfait miraculeux d'inspirer et d'expirer m'est revenu du fond des âges telle une palingénésie. Cette impression presque renaître avec un être neuf était accompagnée d'une surprise olfactive. D'un coup, poudrée de notes douces et cotonneuses, j'ai senti une odeur de talc qui m'environnait. Durant de longues minutes, je me suis alors comporté comme un nourrisson au sortir de sa mère. J'ai fixé tendrement mon plafond, comme s'il s'agissait de la voûte de la chapelle Sixtine, et je me suis mis à bénir mes narines, ma bouche et mon pharynx. Presque à chaque bouffée d'air, je disais "merci".

Par chez nous, curieusement, le réseau électrique semblait fonctionner et les communications n'avaient pas encore été rompues. De fait, à part la clinique vétérinaire, je n’ai appelé personne. Et personne ne m’a appelé.

Pour passer le temps, j’ai relu « Les Cantos d’Hypérion », le foisonnant récit d’anticipation de Dan Simmons. Cela m'a donné l'envie d'écrire, de réécrire, et j’ai corrigé pour la centième fois le brouillon de mon indigeste roman. J'ai également reprisé quelques chausettes, repassé quelques liquettes, tout en mâchant des tonnes de chewing-gums et en ingurgitant des litres de Pepsi. Était-ce un fond sournois de stress qui se planquait dans mes intestins pour mieux jauger ma plénitude ? Toujours est-il que cette boulimie de sucre m'a occasionné un hyperballonement et des flatulences abominables. Résultat des courses, j'ai pété non-stop durant trente-six heures, à en avoir le colon en feu. 

À trois reprises, James Blaine, mon voisin perclus d’arthrose, est venu tambouriner à ma porte. Mais je ne lui ai pas ouvert. La première fois, c’était pour m’annoncer que Daisy Garcia, sa femme de ménage, venait de mourir dans ses bras d’une « sorte » de crise cardiaque. La seconde fois, pour me demander de l’aider à l’enterrer. La troisième, pour me traiter de monstre. Je n’ai jamais eu le moindre ressentiment envers James Blaine. Il n’est pas plus crétin ou rempli de certitudes qu’un autre crétin. Sauf que moi, je n’ai pas eu envie de l’aider à piocher un trou pour Daisy Garcia. À la limite, enterrer un fossoyeur eut été assez drôle, mais une femme de ménage au visage bilieux envahi de poils follets, qui ne m'avait jamais dit bonjour une seule fois en sept ans, je n'en voyais pas trop l'intérêt. Je vais creuser l'idée, ai-je dû lui marmonner. "Pourriture, enfoiré de sauvage", a t-il répliqué. J'ai fait la sourde oreille. Ses insultes et ses crachats sur ma porte ne m’ont même pas ébranlés. Car sur ce point, je lui donnais raison : je couvais depuis longtemps un hybride de monstre en moi. Pas encore tout à fait inhumain, mais en voie de parachèvement.

Le matin du deuxième jour, j’ai entendu les premiers pas au-dehors, ces petits pas de chaton craintif qui découvre le vaste monde. C’était eux : la fraternité des gobe-mouches qui sortait leur hébétude en laisse. Ayant l’oreille assez revêche, j’ai entendu leurs pénibles toussotements, leurs pénibles renâclements au coin des rues. Ombre grise sur un mur, je les voyais comme si j'y étais, mon dégoût les connaissait par coeur. Très vite, ils se sont reconnus, se sont approchés, se sont ressoudés. Leur 44 de QI avait besoin d’appréhender l’impensable, de philosopher en mode cowboy sur leur hypothétique avenir. Ils cherchaient à fendiller l’expectative, tentaient de déchiffrer l'insoluble, de se façonner un ongle de projet dans cette fosse à purin qu'était devenu le présent. Pour ce faire, ils ont commencé à jouer des maxillaires pour mieux ouvrir leur grande bouche. Qu'allait t-il en sortir ? Ineptie, contresens, aberration ? Leur répertoire était si vertigineux et l'évènement si inouï, qu'ils tâtonnaient. Et puis leur formidable moulin à paroles s'est emballé soudain. Et bla-bla-bla et bla-bla-bla. J'avais beau tendre l'oreille, je n'entendais que des bribes, autant dire le niveau cognitif de leur intellect. Qu’est-ce qu’ils se racontaient, bon Dieu ? Se racontaient-ils au moins quelque chose, de métaphysique, de pur, de crucial ? Se souciait-il du chagrin des fleurs, de la mort du corbeau ?

Bien sûr que non !

"Vous les sentez, vous, les radiations ?" a demandé Penny Pritzker.

"Non, je sens surtout les pancakes de Shirley Shalala." lui a répondu Ramsay Attlee, en riant.

"Vous en voulez ? Alors j'ai sirop d'érable et bacon, citron et sucre, fruits caramélisés, crème glacée..." les a invité Shirley Shalala, sans doute depuis sa fenêtre. 

"Et pourquoi pas, manquerait plus qu'on s'arrête de vivre !" lui a répondu Ramsay Attlee, en riant plus fort.

Ma douce petite ville de Bigfork, Montana, ayant été épargnée du déluge de feu, son ciel étant toujours d’un bleu pur, ses moineaux sifflant toujours au bout des branches, tous ces insouciants croyaient avoir réchappé au désastre. Et moi, dans mon lit, je riais sous cape. S'ils ne sentaient pas encore les radiations, mais juste les pancakes de Shirley Shalala, c'est parce que leur odorat était pour l'heure celui des dénialistes. En refusant de voir la vérité en face, en reconnaissant l'inaccessibilité à cette vérité, ils nourrissaient leurs derniers désirs de toute puissance, leur égocentrisme vexé. Pourtant leur mode de vie allait salement changer, qui plus est se ratatiner à vue d'oeil. Les plus jeunes savaient au fond d'eux-mêmes qu'il était déjà trop tard pour copuler et donner la vie, comme les plus vieux savaient qu'il était devenu ridicule de rédiger un testament ou de poursuivre leur chimiothérapie néo-adjuvante.

Toutefois, ce qu'ils ne semblaient pas entrevoir, c'est qu'une fois ces pancakes digérés, tout allait se désagréger assez vite : adieu confort, adieu les plaids devant Netflix, adieu travers de porc et sauce BBQ Jack Daniel's, adieu pizza hawaïenne et chianti, adieu les Knicks, tondeuse à gazon, balade en pédalo sur le lac Powell, adieu richesse, adieu misère, factures et dettes, adieu YouPorn et lénifiantes branlettes de 23H00. Tout était sur le point de tomber en putrescence. Les fleuves n'allaient pas tarder à se tarir. Si dans quelque étang restait encore quelque flot, ce ne serait plus que sang noir de leurs petits-enfants morts terrifiés. En son midi le plus clair, le jour allait s'épaissir et le ciel d'un fer rouillé se voiler la face. Les étoiles ébaubies s'éteindraient à leur tour. La confusion, la frayeur, l'épouvante, seraient le fardeau de tous, n'épargnerait personne. Il n'y aurait plus aucun répit. La faux infatiguable entrererait dans chaque logis et glousserait "Où es-tu, mon idiot ?" à celui qui se cacherait encore. Partout il n'y aurait plus que hoquets, agonie et trépas. Folie démentielle.

Oui, les carottes étaient archi cuites, pour ne pas dire carbonisées, ils le savaient au fond d'eux-mêmes. Le Purgatoire fixait déjà sur eux son œil alléché. Pourtant, mes chers voisins y croyaient encore. Leurs femmes surtout qui se berçaient d'illusions, osaient se faire des politesses de bon Samaritain : il ne vous manque rien, vous êtes sûre ? Des couvertures chauffantes ? Du riz, des pâtes ? Votre réserve alimentaire est-elle suffisante ? Vous reste t-il du lait en poudre pour le bébé ?

Passée leur sidération, ces repus de catastrophes se perfusaient encore d’espoir. Et qui dit espoir, dit souvent postillons de conneries sans bornes. À un moment, l’un d’eux s’est mis à parler de ses manches à brûle-pourpoint. Laissant monter en lui sa drôlerie de rescapé post-apocalyptique, il a dit que les manches existaient pour cela, pour qu’on les relève, après toute bonne guerre. Il avait dit « bonne guerre » je le jure. Son interlocuteur lui a montré en retour qu’il avait de l’Histoire dans les veines : tu sais, on en a vu d’autres ! Et de citer en exemple les fiers Berlinois lesquels, asphyxiés jusqu’à la rate, étaient parvenus à rebâtir une ville ultramoderne sur des monceaux de gravats.

L'hémorragie pataphysique aurait pu s'arrêter là, mais les illuminés ne tardèrent pas à rejoindre les grands naïfs pour leur expliquer que tout cela avait un sens. Edmonia Kopchovsky, notre célèbre naturopathe, qui préconisait entre autre de frictionner le prépuce des petits garçons, et de toucher le clitoris des petites filles en leur mettant les fesses dans l'eau froide pour faire baisser la fièvre, vint prévenir l'assemblée que la prophétie était écrite sur de l’omoplate de chameau, et que ça ne datait pas d’hier. Selon elle, face à notre espèce amnésique trop décadente, le Grand Architecte Cosmique en avait eu ras-la-tiare. Un second Déluge n’aurait rien changé. Trop waterproof, pas assez fulminant. Cette fois-ci, Il avait voulu frapper très fort pour séparer le bon grain de l’ivraie. De fait, aucune inquiétude à avoir, les Cavaliers de l’Apocalypse n’avaient pas chevauché jusqu’ici. Ils n’avaient fait que ruer sur les mécréants bêcheurs et lubriques des mégapoles, tout là-bas au loin. Inutile également d'avoir peur des radiations et de la faim. Il suffisait de becter du prana, d'absorber en conscience ce met invisible non palpable des repas éthériques, simplement en respirant, et en se connectant avec l'Être Soleil sans limite.

C'est alors que le véritable Sauveur de Bigfork est arrivé. Chad Guttigied, notre bon pasteur évangéliste, est venu verser du baume sur les âmes des plus affligés. Allant de porte en porte, il s’est mis au pas de course à consoler les futurs macchabées. Sa voix était reconnaissable entre toutes, nasillarde, un rien efféminée : tout va bien aller, ne vous inquiétez pas, madame Black. Peut-être pas aujourd’hui, mais tout refleurira !

En entendant cette crapulerie, j’avais eu envie de lui secouer le bénitier en ouvrant ma porte en coup de vent : non, rien de comestible ne repoussera avant dix siècles, pauvre couillon de Chad Guttigied !  Les arbres deviendront rouges et tous les oiseaux seront albinos. 

J'en délirais de rage, seul contre tous. Si ces idiots avaient juste ouvert un livre une fois dans leur vie au lieu de tirer sur des cerfs à la carabine Remington, s'ils avaient eu l'humilité d'honorer tous les illustres penseurs qui avaient pensé pour eux, ils n'auraient jamais pris leur crétinisme pour de la volupté. 

Dans l'après-midi du quatrième jour, James Blaine est revenu frapper à ma porte pour me dire : ça y est, c'est fait, Daisy Garcia repose en paix ! La terre était dure, j'ai mis deux jours. T'as beau être irrécupérable, je vais prier pour toi, espèce d'abruti ! Même si c'est ce qu'il y a de plus dur à faire, même si le moi est haïssable, je reste convaincu qu'il faut tenter d'aimer son prochain comme soi-même. Oh, tu m'entends ? Tenter, c'est déjà aimer un peu. Non ?

Là-dessus, James Blaine est reparti chez lui, en grinçant des dents.

Et je me suis remis à péter en paix.


 

 

 

Lorsque j'étais étudiant en littérature anglaise, j'avais eu la chance de croiser par hasard Susan Sontag - la célèbre romancière et militante américaine - dans une rue de Tucson, Arizona. Par extraordinaire, le matin même je venais de finir son roman "Dernier recours" que j'avais lu d'un trait et adoré. Avec le déshinibition d'un fan rencontrant sa première idole, je me suis presque jeté sur elle pour encenser son écriture électrisante qui jouait sur l'exagération, le grotesque et la provocation. Était-ce pour honorer sa syntaxe à la fois profonde et truculente, toujours est-il que, pris d'une logorrhée intarissable, il avait fallu que je l'ensevelisse de compliments, que je la hisse au pinacle des grands auteurs, tellement la sagaie de ses mots me perçait encore les tripes. Mue par un appel aux passions, ma vibrante dissertation était plus proche de la péroraison que de la soutenance, mais elle avait fait mouche, comme son ego semblait être aux anges. De fait, sans doute flattée à l'excès par ce fougueux garçon épris d'idéalisme que j'étais alors, elle attendit que j'ai vidé mon sac pour apposer un spendide autographe sur son livre que je sortis de ma poche. Ce faisant, elle m'invita à aller boire une bière dans le premier bar venu, et m'offrit même une tige, voyant que je lorgnais la sienne d'un oeil de démuni.

Je me posais mille questions existentielles et spéculatives à cette époque, quêtant à travers les essais, les traités, les thèses et autres bréviaires éclairés, la voie la plus noble et la plus sûre pour devenir quelqu'un de bien, et pourquoi pas un grand homme faisant acte de transmission. J'avais juste en face de moi une brillante et jeune écrivaine (elle devait avoir environ 35 ans en ce temps-là) qui paraissait avoir des Lettres et une vision déjà très sagace sur l'état du monde et de ses habitants éphémères. Qui plus est, j'avais le privilège de fumer et de boire ses paroles, tel un dévôt tétant sa muse dans un nuage d'érudition à haute teneur sapiophile. Aussi, je ne tardais pas à diriger notre conversation sur cette question qui me taraudait depuis un petit moment : "Was ist der Mensch ?" ! osais-je lui demander à brûle-pourpoint et en allemand pour lui montrer que la langue de Goethe m'était chère et que ma culture avait un certain style ! Et comme elle ne m'avait pas répondu, préférant remettre du rouge sur ses lèvres, j'avais réitéré ma demande de manière nettement plus prosaïque :

- Qu'est-ce que l'homme, d'après vous, chère Susan ?

- Tu es adorable jeune instruit, mais je comprends parfaitement l'allemand.

- Ah désolé ! Je ne voulais pas...

- Et j'ai lu Kant aussi. Études de philosophie, de littérature et d'histoire à l'Université de Chicago. Lectrice précoce à l'âge de trois ans.

- Vous avez lu Kant à trois ans ?

- Non, quand même pas. Mais je lisais Keats à sept. Pourquoi t'intéresses-tu ainsi à l'Homme ? Tu veux devenir anthropologue ?

- Ah non, pas du tout ! C'est que... j'ai beau lire des tonnes de bouquins, je ne sais toujours pas vraiment qui il est : primate évolué, archange en devenir, agglomérat d'atomes sans queue ni tête ?

- Moi, je dirais plutôt bon salaud versatile qui souffre nuit et jour sur Terre et qui finit tôt ou tard par faire chier les autres. Tu as lu Céline ?

- Non, pas encore. C'est prévu, mais...

- Mais ?

- On le dit sulfureux, voire infâme. Je repousse un peu le moment de l'aborder.

- Ne repousse plus. Si tu veux savoir ce qu'est l'Homme au plus profond, lis séance tenante "Voyage au bout de la nuit".

- Oui, on dit que c'est le meilleur.

- Tu vois, j'ai beau être juive, juive laïque, et lui l'empereur des antisémites, quand tu lis "Voyage" tu gagnes quarante ans sur ton apprentissage de la Nature humaine.

- Quarante ans, la vache ! Donc, si je le lis maintenant, au mot "fin", j'en aurais soixante ?

- Oui, et tu auras appris qu'il n'y a rien à en attendre. Rien. Un baiser par-ci, une baffe par-là. Rien d'autre. Il voit défiler sa vie comme les vaches regardent passer les trains. Spiritualité, transcendance de la conscience, de la pensée, du sujet, de la volonté, zéro. 

- Mince alors ! C'est pas de la littérature ça, c'est un saut quantique dans le désespoir.

- Dans quelques années, tu ne diras plus "mince", rassure-toi ! Tu te rapprocheras des fleurs, et tu seras bien heureux de voir comme elles apprécient que ta main si douce les arrose.

- Mais... il y a quand même quelques gens gentils sur cette planète, non ? 

Elle fit alors une moue répugnante.

- Hum, pas beaucoup. Vraiment pas beaucoup.

- Pas beaucoup comment ?

Et c'est là qu'elle me cloua le bec avec sa légendaire sentence qui allait faire référence dans le monde entier :

- Écoute bien, c'est de moi, c'est de mon père, c'est de mon grand-père et de son père avant lui, et ainsi de suite jusqu'à Malthusalem. Tu n'as pas peur d'entendre ça ?

- Non.

- 10% de toute population est cruelle, quoi qu'il arrive, et 10% est miséricordieuse, quoi qu'il arrive, et les 80% restants peuvent être déplacés dans les deux sens. Ca va ?

- Oui, oui.

- Tu es tout pâle. 

- Non, non, c'est juste que je crois que je vais commencer par "Les confessions" !

- Saint-Augustin ! Oui, c'est pas mal. Bon courage, jeune instruit. J'ai été ravie de te rencontrer. Je dois filer. 

- Je sais pas quoi dire. Merci.

- Ne me remercie pas. Remercie la vérité. N'oublie pas, un jour ou l'autre tu planteras des bulbes. Et au printemps, la beauté de leur pousse te fera pleurer.

 

 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
J'ai toujours trouvé étonnant ce principe véhiculé par certains intellectuels comme quoi la beauté de la pousse de nos bulbes ne nous fera pleurer que le jour où ils auront acquis notre attention exclusive... Je lui trouve un côté docte et relativement limitatif. Un petit côté bouddhiste aussi ;-)...
Je continue...
Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
PS : lA déshinnibition / que je l'ensevelise SOUS les compliments / elle attendait que j'AIE vidé mon sac.
Hortense
Posté le 05/01/2023
Qui de mieux que Susan Sontag pour aborder cette question existentielle. Merci de m'avoir remis en mémoire ce personnage singulier et haut en couleur.
Dans sa quête, ton personnage a encore la fraîcheur juvénile de la jeunesse. Accablante est d'autant plus la réponse apportée à sa question, sous forme de conclusion réaliste et sans appel. Ce n'était visiblement pas la réponse à laquelle il s'attendait.
On ressent beaucoup de tendresse pour ce garçon, plein d'illusions et de fougue. On comprend son désarroi et son désir de quête pour trouver une alternative moins sombre, un peu d'espoir à puiser pourquoi pas dans St Augustin. Bien que l'auto-analyse de St Augustin lucide et sans concession, révèle un homme capable du meilleur comme du pire, la prise de conscience du pire permettant d'accéder au meilleur... mais pour combien ? Et qui aujourd'hui tire leçons des expériences passées ?
Quelques lignes qui ne suffisent pas à traduire tout ce que je peux ressentir et toutes les pensées qui me viennent. Tu soulèves, dans ce chapitre, une vraie question qui ouvre un large débat humain et philosophique.
Un plaisir...
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