J’ai fermé mes volets.
J’ai cadenassé ma porte.
Je suis resté cloîtré chez moi pendant cinq jours.
Allongé sur le lit, j’ai d'abord écouté la détresse éployer ses ailes noires au-dessus des maisons alentour. Dans l'air plein d'effluves sécrétées par les glandes apocrines, j'imaginais qu'un aigle tournoyait. Qu'il subodorait le chaud parfum de la peur de mes voisins. Qu'il sentait leurs pieds froids, leurs pouls faibles, leurs gargouillis, leurs palpitations cardiaques qui, implacablement, les maintenaient dans un qui-vive désespérant.
Avait-on jamais connu paradigme aussi carabiné ? Quel métabolisme pouvait tolérer que le danger soit toujours là ? Qu'il durerait sans relâche, jusqu'à l'ultime prière pour le repos de l'âme du dernier défunt ?
Figé dans mon indifférence, j’ai attendu. J’ai attendu ce qu’intimement j’attendais depuis longtemps : la paix suprême sur cette Terre, du temps de mon vivant. Il me suffisait juste d'être patient pour les voir tomber comme des mouches. Dans quelques semaines les légumes commenceraient à pourrir, les produits de première nécessité se raréfieraient. Peu à peu se dégarniraient les podiums où déambulaient ces mannequins fiancés aux miroirs, avec le foie à la place du coeur.
Et puis, pacification revenue, la transmission du témoin s'effectuerait tranquillement comme il en fut toujours grâce à la longanimité de la Vie. Ils n'étaient pas si loin les nouveaux locataires, juste enfouis sous les podiums, prêts à conquérir notre paradis perdu. Ceux-là ne portaient ni chapeaux, ni chaussures, ni manchons, ni foulards, ni bijoux, ni éventails, ni ombrelles. Ils étaient nus comme Éve au Commencement, et n'en avaient pas honte. Nus et disgracieux, informes et rebutants, microscopiques et charognards. En tant que paons altiers mirant incessamment nos queues, nous les avions toujours snobés, honnis, chassés. Voire écrasés !
Et pourtant ils nous survivraient.
Capable de résister sans moufter aux radiations, le scorpion et sa sinistre baïonnette nous survivrait. Friand de miettes, de cheveux, de morceaux d'ongles, de vêtements sales, de poils d'animaux, d'insectes morts, l'indésirable cafard nous survivrait. Extrêmement coriace, le rat qui peuple nos égoûts et la plupart des îles, nous survivrait et pullulerait sans trêve. Les tardigrades, ces porcelets de mousse extrêmophiles qui pouvaient supporter des températures de - 272 à + 150°, des rayonnements ultraviolets et le manque d'oxygène, nous feraient également un doigt d'honneur nanoscopique. Combien mesuraient ces génies de la survie ? À peine un millimètre. Qui avait appris à les connaître? Qui avait salué un jour avec respect ces titans infrangibles qui se nichaient aussi bien dans le sable, l'eau, le lichen ? Qui avait osé s'approcher d'eux pour leur demander le secret de leur fabuleuse adaptation ? Sûrement pas mes circonvoisins, addicts aux bouquins de développement personnel, qui se repassaient les : "Imparfaits, libres et heureux", "L'art subtil de s'en foutre", "La magie du rangement" !
Les plus bêtement optimistes devaient déjà être en train d'envisager mille subterfuges pour retrouver leur état initial. Premier acte de leur résilience en toc : mettre la main sur le tournevis, la clef à molette, la gourde, la boussole, la lampe torche. Et puis s'ajuster gentiment, rebondir, siffloter des airs de Sinatra, imiter le sourire de Julia Roberts pour charmer une communauté résiliente organisée autour d'un concept de défense-protection pacifiste, d'une positivité Disney et d'un glorieux chantier écologique à base de rutabagas moisis. Tout cela bien sûr dans un monde voué à la glaciation, saturé d'air fatal et truffé de taudis dans lesquels le soleil ne pourrait même plus aventurer un rayon.
Ces audacieux en tutu allaient vite apprendre que toute volonté n’était pas inébranlable. Que l'espoir n’était pas inépuisable. Qui n’étaient pas prêts à se pelotonner dans la torpeur, à hiberner, à entrer en cryoconservation, à muter patiemment comme avaient muté les tardigrades, se désagrégeraient assez vite, c'était certain.
Au premier crépuscule, un coup de feu a claqué dans les profondeurs à l'est. Un second a suivi. Suivi d'un troisième. Suicide familial ? Probablement. Il en fallait de la force pour s'extraire ainsi de l'infernal marécage des Zhoms. Comme je n'avais que ça à faire, je leur ai envoyé une révérence de la main.
Et puis, de rue en rue, les cris, les sanglots se sont brisés, les lamentations éteintes. Est-ce que ces épanchements m’ont fait quelque chose ? Non, pas grand chose ! Seuls les yeux brillants des chiens qui tendent la patte me donnent encore envie de pleurer.
Entre deux bouffée de cigarette, je me suis demandé quand Nicole Yolette, la toquée d’en face, allait bien pouvoir débouler de son gourbi qui empestait l’urine de chats. Née entre les bambous et les gangs criminels de Port-au-Prince, cette mulâtresse avait brodé sa triste vie de paillettes Pompadour et de romances atroces dans le but de se faire accepter, d'émouvoir les rombières wokistes du quartier. Un jour elle se disait descendante de Marie-Louise Coidavid, l’unique et seule reine d’Haïti, un autre jour elle se disait cocotte de la Silicon Valley qu’on venait chercher en jet privé, qu’on abusait dans les open-spaces ultra-connectés, et qu’on ramenait trois jours plus tard dans la peau d’une loque anémiée. Répandant ses rumeurs glauques comme du riz sur des mariés, Nicole Yolette était devenue ainsi l’immigrée parfaite qu’il fallait couver à tout prix pour enfoncer le clou au vivier du suprémacisme blanc. Pourtant, ses boniments étaient loin de plaire à tout le monde. Une nuit, deux jeunes abrutis de l'Alt-right s'étaient amusés à tailler son bougainvillier en forme de croix gammée. Quelques temps après, un ancien mercenaire, membre de l’organisation terroriste The Order, lui avait peintulurer en rouge sa façade avec ce slogan dit des "14 mots" : Nous devons sécuriser l’existence de notre peuple et un futur pour les enfants blancs ! Pour sûr qu'il allaient enfin l'avoir leur "État-blanc" les suprémacistes, un état gigantesque immaculé de neige ! Par dépit, et sans doute usée de mendier trop d’amour, d’adopter tous les chats éclopés qui venaient frôler ses guibolles, Nicole Yolette s’était mise à importer du vieux rhum de son pays natal et à s’en mettre plein les babines. Depuis lors, quand elle avait son coup dans le nez, elle courait brandir sa balayette sur le moindre passant, lui vociférait son eau sale ou jetait des cailloux sur les bagnoles en circulation. « Hors de mon enclos, stupides créatures ! Déguerpissez, la fin du monde est proche ! » clabaudait-elle en cerbère de sa mouscaille, parée de sa défroque karabela de pseudo reine exilée.
Mais Nicole Yolette ne pointa pas le bout de son nez. Sa prédiction de pocharde avait dû bien la moucher. Probablement pétrifiée sous sa table, elle avait les boyaux qui tricotaient des napperons, comme à peu près tout le monde. La pauvre, si elle se croyait plus en sécurité qu’une capote à un congrès d’eunuques, elle allait vite déchanter.
Certes, mon coeur était devenu un bourbier de sentiments ingrats, mais je ne m’en sentais pas moins humain. Une fois sa sensiblerie et ses dangereuses illusions terrassées, on pouvait encore aimer beaucoup de choses : les abeilles et les frelons se disputant les lys, les aromes somnolant sous le dais argenté des oliviers antiques, les grogs au miel, l'Incal de Jodorowsky et Moebius, les comics d'Alan Moore ou de Neil Gaiman. Mais comment pouvait-on être assez niais pour se croire capable d'aimer son prochain. Qui pouvait se vanter de connaître minutieusement le coeur de l'étranger créchant au diable Vauvert ? Fallait-il qu'un homme soit caché pour qu'on puisse l'aimer, sachant que dès qu'il montrait son visage, neuf fois sur dix l'amour recrachait ses pépins ?
Tiens bon, ne bronche pas, ne te laisse corroder par aucune question affligeante, m'a soufflé en sourdine mon cerveau reptilien.
Afin de dorloter cette apathie, je me suis laissé peu à peu engourdir comme de la neige. Cette paresse intellectuelle et ce désintérêt soudain de mon corps à toute chose, m'ont permis de bercer mon esprit au point d'envisager une probabilité salutaire à ma conservation. C’était un peu comme une prière que j’adressais à mon système nerveux parasympathique : ne faillis pas, inhale l’oxygène nécessaire à ton organisme, évacue le dioxyde de carbone. Dans une région d’Afrique, la traduction de "naître" est littéralement "prendre nez", tandis que "mourir" est "perdre nez". Usant de la méthode Coué, je me suis convaincu peu à peu que c’était en prenant nez que j’existerai, que j’aurai peut-être un possible devenir. Alors, je m'y suis mis. J'ai respiré en conscience, et tout ce qui s'infiltrait par mes narines devenait pour moi aussi précieux qu'un gramme de scandium pur à 99,9%.
La seconde nuit, ce bienfait miraculeux d'inspirer et d'expirer m'est revenu du fond des âges telle une palingénésie. Cette impression de renaître avec un être neuf était accompagnée d'une surprise olfactive. D'un coup, poudrée de notes douces et cotonneuses, j'ai senti une odeur de talc qui m'environnait. Durant de longues minutes, je me suis alors comporté comme un nourrisson au sortir de sa mère. J'ai fixé tendrement mon plafond, comme s'il s'agissait de la voûte de la chapelle Sixtine, et je me suis mis à bénir mon nez, ma bouche et mon pharynx. Presque à chaque bouffée d'air, je récitais "merci".
Par chez nous, curieusement, le réseau électrique semblait encore fonctionner et les communications sur téléphone fixe n'avaient pas encore été totalement rompues. De fait, à part la clinique vétérinaire, je n’ai appelé personne. Et personne ne m’a appelé.
Pour passer le temps, entre deux grifonnages de mon carnet, j’ai relu « Les Cantos d’Hypérion », le foisonnant et sensationnel récit d’anticipation de Dan Simmons où surgissait à un moment donné le Gritche. D'après l'Église de l'Expiation Finale, ce monstre robotique, vaguement humanoïde, était la seule altérité susceptible de déstabiliser l'hégémonie humaine. Point de vue châtiments, le croquemitaine au front orné de scalpels chromés n'opérait pas vraiment dans la dentelle. Avec ses trois mètres de haut, ses quatre bras, ses yeux rouges rubis, TCHAC, BING, GLOUPS, il empalait froidement ses victimes sur un gigantesque arbre métallique aux branches constituées de grandes épines. Cerise sur les ciseaux, ce Seigneur de la douleur avait pour aptitude de pouvoir se déplacer instantanément d'une endroit à un autre, survenant sur ses victimes sans qu'elles aient pu prévoir ni même observer son mouvement. Ni vu ni connu, je t'embrouille ! Bah quoi, encore une mort très agréable, auraient dit certains experts allumés de Los Alamos ! J'ai également reprisé quelques chausettes, repassé quelques liquettes, tout en mâchant des tonnes de chewing-gums et en ingurgitant des litres de Pepsi. Était-ce un fond sournois de stress qui se planquait dans mes intestins pour mieux jauger ma plénitude ? Toujours est-il que cette boulimie de sucre m'a occasionné un hyperballonement et des flatulences abominables. Résultat des courses, j'ai pété non-stop durant trente-six heures, à en avoir le colon en feu.
Durant ces cinq jours, à trois reprises, James Blaine, mon voisin perclus d’arthrose, est venu tambouriner à ma porte. Mais je ne lui ai pas ouvert. La première fois, c’était pour m’annoncer que Daisy Garcia, sa femme de ménage, venait de mourir dans ses bras d’une « sorte » de crise cardiaque. La seconde fois, pour me demander de l’aider à l’enterrer. La troisième, pour me traiter de monstre. Je n’ai jamais eu le moindre ressentiment envers James Blaine. Il n’est pas plus crétin ou rempli de certitudes qu’un autre crétin. Sauf que moi, je n’ai pas eu envie de l’aider à piocher un trou pour Daisy Garcia. À la limite, enterrer un fossoyeur eut été assez drôle, mais une femme de ménage au visage bilieux envahi de poils follets, qui ne m'avait jamais adressé le moindre salut, je n'en voyais pas trop l'intérêt. Je vais creuser l'idée, ai-je dû lui marmonner. "Pourriture, enfoiré de sauvage", a t-il répliqué. J'ai fait la sourde oreille. Ses insultes et ses crachats sur ma porte ne m’ont même pas ébranlés. Car sur ce point, je lui donnais raison : je couvais depuis longtemps un hybride de monstre en moi. Pas encore tout à fait inhumain, mais en voie de parachèvement.
Au matin du troisème jour, j’ai entendu les premiers pas au-dehors, ces petits pas de chaton craintif qui découvre le vaste monde. C’était eux : la fraternité des gobe-mouches qui sortait leur hébétude en laisse. Ayant l’oreille assez revêche, j’ai entendu leurs pénibles toussotements, leurs pénibles renâclements au coin des rues. Ombres grises sur un mur, je les voyais comme si j'y étais, mon dégoût les connaissait par coeur. Très vite, ils se sont reconnus, se sont approchés, se sont ressoudés. Leur 44 de QI avait besoin d’appréhender l’impensable, de philosopher en mode cowboy sur leur hypothétique avenir. Ils cherchaient à fendiller l’expectative, à déchiffrer l'insoluble, à se façonner un ongle de projet dans cette fosse à purin qu'était devenu le présent. Pour ce faire, ils ont commencé à jouer des maxillaires pour mieux ouvrir leur grande bouche. Qu'allait t-il en sortir ? Ineptie, contresens, aberration ? Leur répertoire était si vertigineux et l'évènement si inouï, qu'ils tâtonnaient. Et puis leur formidable moulin à paroles s'est emballé soudain. Et bla-bla-bla et bla-bla-bla. J'avais beau tendre l'oreille, je n'entendais que des bribes de leur charabia, autant dire le niveau cognitif de leur intellect. Qu’est-ce qu’ils se racontaient, bon Dieu ? Se racontaient-ils au moins quelque chose, de métaphysique, de pur, de crucial ? Se souciait-il du chagrin des fleurs, de la mort du corbeau ?
Bien sûr que non !
- Vous les sentez, vous, les radiations ? a demandé un beau matin Penny Pritzker.
- Non, je sens surtout les pancakes de Shirley Shalala, lui a répondu Ramsay Attlee, en riant.
- Vous en voulez ? a lancé courtoisement Shirley Shalala depuis sa fenêtre.
- Et pourquoi pas, manquerait plus qu'on s'arrête de vivre, a rigolé de plus belle Ramsay Attlee.
- Ben, j'en veux bien aussi ! s'est approchée Penny Pritzker.
- Alors, j'ai sirop d'érable et bacon. Citron et sucre. Fruits caramélisés et crème glacée, les a aguiché courtoisement Shirley Shalala, avec un chaton dans la gorge.
- Mon Dieu, mais c'est Byzance ! Citron et sucre pour moi, a lancé Ramsay Attlee.
- Bacon pour moi, a choisi Penny Pritzker.
- Ça a été très dur hier et avant-hier. Mon mari a failli faire une grosse bêtise. Et puis, nos enfants nous ont demandé des pancakes. C'est tout bête de faire des pancakes, mais ça fait du bien au moral. La farine, on se rend pas compte, mais c'est un vrai don du ciel.
- Et le beurre, et le lait, et le sucre, vous les oubliez ? a roucoulé Ramsay Attlee.
- Comment pourrais-je les oublier ?... C'est vraiment dommage tout ça, le monde était si bien fait.
- Ils ont lâché toutes leurs bombes, qu'ils ont dit ! Ça va aller, on craint plus rien. Faut juste s'isoler un peu, le temps que ça passe. Regardez Tchernobyl, Fukushima, les gens sont revenus petit à petit, a dit Penny Pritzer, d'une voix vibrante.
- Oui, vous avez raison. Tant que les enfants auront leurs pancakes, ils seront heureux... Et voilà, bon appétit !
- Merci, Shirley !
- Merci Shirley, vous êtes un ange culinaire !
Ma douce petite ville de Bigfork, dans le comté de Flathead, Montana, ayant été épargnée pour l'heure du déluge de feu, son ciel étant toujours d’un bleu pur, ses moineaux sifflant toujours au bout des branches, tous ces insouciants croyaient avoir réchappé au désastre. Et moi, dans mon lit, je riais sous cape. S'ils ne sentaient pas encore les radiations, mais juste les pancakes de Shirley Shalala, c'est parce que leur odorat était pour l'heure celui des dénialistes. En refusant de voir la vérité en face, en reconnaissant l'inaccessibilité à cette vérité, ils nourrissaient leurs derniers désirs de toute puissance, leur égocentrisme vexé. Pourtant leur mode de vie allait salement changer, voire se ratatiner à vue d'oeil. Les plus jeunes savaient déjà au fond d'eux-mêmes qu'il était trop tard pour donner la vie, les plus patraques savaient qu'il était devenu ridicule de poursuivre leur chimiothérapie néo-adjuvante.
Ce qu'ils ne semblaient pas entrevoir, c'est qu'une fois ces pancakes digérés, tout allait se désagréger assez vite : adieu confort, adieu les plaids devant Netflix, adieu travers de porc et sauce BBQ Jack Daniel's, adieu pizza hawaïenne et chianti, adieu les Knicks, adieu poussements de petit-fils sur la balançoire, balade en pédalo sur le lac Powell, adieu richesse, adieu misère, adieu YouPorn et lénifiantes branlettes de 23H00. Tout était sur le point de tomber en putrescence. Les fleuves n'allaient pas tarder à se tarir. Si dans quelque étang restait encore quelque flot, ce ne serait plus que sang noir de leurs bambins morts terrifiés. En son midi le plus clair, le jour allait s'épaissir et le ciel d'un fer rouillé se voiler la face. Les étoiles ébaubies s'éteindraient à leur tour. La confusion, la frayeur, l'épouvante, seraient le fardeau de tous, n'épargnerait personne. Il n'y aurait plus aucun répit. La faux infatiguable entrererait dans chaque logis et glousserait "Où es-tu, mon idiot ?" à celui qui se cacherait encore. Partout il n'y aurait plus que hoquets, agonie et trépas. Folie démentielle.
Oui, les carottes étaient archi cuites, pour ne pas dire carbonisées, ils le savaient au fond d'eux-mêmes. Le Purgatoire fixait déjà sur eux son œil alléché. Pourtant, mes chers voisins y croyaient encore. Leurs femmes surtout qui se berçaient d'illusions, osaient se faire des politesses de bon Samaritain : il ne vous manque rien, vous êtes sûre ? Des couvertures chauffantes ? Du riz, des pâtes ? Votre réserve alimentaire est-elle suffisante ? Vous reste t-il du lait en poudre pour le bébé ?
Passée leur sidération, ces repus de catastrophes se perfusaient encore d’espoir. Et qui dit espoir, dit souvent postillons de conneries sans bornes. À un moment, l’un d’eux s’est mis à parler de ses manches à brûle-pourpoint. Laissant monter en lui sa drôlerie de rescapé post-apocalyptique, il a dit que les manches existaient pour cela, pour qu’on les relève, après toute bonne guerre. Il avait dit « bonne guerre » je le jure. Son interlocuteur lui a montré en retour qu’il avait de l’Histoire dans les veines : tu sais, on en a vu d’autres ! Et de citer en exemple les fiers Berlinois lesquels, asphyxiés jusqu’à la rate, étaient parvenus à rebâtir une ville ultramoderne sur des monceaux de gravats.
L'hémorragie pataphysique aurait pu s'arrêter là, mais les illuminés ne tardèrent pas à rejoindre les grands naïfs pour leur expliquer que tout cela avait un sens. Edmonia Kopchovsky, notre célèbre naturopathe vint prévenir l'assemblée que la prophétie était écrite sur de l’omoplate de chameau, et que ça ne datait pas d’hier. Selon elle, face à notre espèce amnésique trop décadente, le Grand Architecte Cosmique en avait eu ras-la-tiare. Un second Déluge n’aurait rien changé. Trop waterproof, pas assez fulminant. Cette fois-ci, Il avait voulu frapper très fort pour séparer le bon grain de l’ivraie. De fait, aucune inquiétude à avoir, les Cavaliers de l’Apocalypse n’avaient pas chevauché jusqu’ici. Ils n’avaient fait que ruer sur les mécréants bêcheurs et lubriques des mégapoles, tout là-bas au loin. Inutile également d'avoir peur des radiations et de la faim. Il suffisait de becter du prana, d'absorber en conscience ce met invisible non palpable des repas éthériques, simplement en respirant, et en se connectant avec l'Être Soleil.
C'est alors que le véritable Sauveur de Bigfork est arrivé. Chad Guttigied, notre bon pasteur évangéliste, est venu verser du baume sur les âmes des plus affligés. Allant de porte en porte, il s’est mis au pas de course à consoler les futurs macchabées. Sa voix était reconnaissable entre toutes, nasillarde, un rien efféminée : tout va bien aller, ne vous inquiétez pas, madame Black. Peut-être pas aujourd’hui, mais tout refleurira ! Jésus est là, au taquet, avec son sac de graines. Il sèmera dans votre coeur la résistance, la ténacité dont vous aurez besoin. Jésus Christ, Sauveur du monde, prends pitié ! Ô Seigneur, toi qui nous aimes, prends pitié ! Fils de Dieu, livré pour nous, prends pitié !
En entendant cette crapulerie, j’avais eu envie de lui secouer le bénitier en ouvrant ma porte en coup de vent : non, rien de comestible ne repoussera avant au moins dix siècles, pauvre couillon de Chad Guttigied ! Les arbres deviendront rouges et tous les oiseaux seront albinos. Et ton Jésus filera la chiasse à tout le monde avec son sac de graines.
Seul contre tous, j'en délirais de rage. Si ces idiots avaient juste ouvert un livre une fois dans leur vie au lieu de tirer sur des cerfs à la carabine Remington, s'ils avaient eu l'humilité d'honorer tous les illustres penseurs qui avaient pensé auparavant pour eux, ils n'auraient jamais pris leur crétinisme pour de la volupté.
Dans l'après-midi du cinquième jour, James Blaine est revenu frapper à ma porte pour me dire : ça y est, c'est fait, Daisy Garcia repose en paix ! La terre était dure comme un roc, j'ai mis deux jours à l'évacuer. T'as beau être irrécupérable, je vais prier pour toi, espèce d'abruti ! Même si c'est ce qu'il y a de plus dur à faire, même si le moi est haïssable, je reste convaincu qu'il faut tenter d'aimer son prochain comme soi-même. Oh, tu m'entends ? Tenter, c'est déjà aimer un peu. Non ?
Là-dessus, James Blaine est reparti chez lui, en grinçant des dents.
J'ai pensé : pauvre James ! Sans savoir exactement si c'était une marque de pitié qu'on rencontre dans les romans des gauchos progressistes, ou autre chose.
Et puis, je me suis remis à péter en toute tranquilité.
Je développerai un peu plus après avoir lu les chapitres suivants... Je dois partir.
À bientôt et merci pour ce partage qui décoiffe bien, comme tout ce que j'ai déjà lu de toi.
Je me suis laissée emportée par les mots et les images... Magique !
Juste une petite remarque :
- dans le désert du Sonora où nous résidions à présent : je ne suis pas très calée en géographie, mais est-ce qu'il n'y a pas une petite incohérence de lieu ? Bigfork et Sonora, ce n'est pas le même coin, or tu te situes au début à Bigfork dans le Montana. !!! Mille excuses, j'ai raccroché les wagons !!! Mais peut-être supprimer le "à présent" perturbateur ?
A très bientôt
As tu vu mon MP ?