Lorsque j'étais étudiant en littérature anglaise, j'avais eu la chance de croiser par hasard Susan Sontag - la célèbre romancière et militante américaine - dans une rue de Tucson, Arizona. Par extraordinaire, le matin même je venais de finir son roman "Dernier recours" que j'avais lu d'un trait et adoré. Avec le déshinibition d'un fan rencontrant sa première idole, je me suis presque jeté sur elle pour encenser son écriture électrisante qui jouait sur l'exagération, le grotesque et la provocation. Était-ce pour honorer sa syntaxe à la fois profonde et truculente, toujours est-il que, pris d'une logorrhée intarissable, il avait fallu que je l'ensevelisse de compliments, que je la hisse au pinacle des grands auteurs, tellement la sagaie de ses mots me perçait encore les tripes. Mue par un appel aux passions, ma vibrante dissertation était plus proche de la péroraison que de la soutenance, mais elle avait fait mouche, comme son ego semblait être aux anges. De fait, sans doute flattée à l'excès par ce fougueux garçon épris d'idéalisme que j'étais alors, elle attendit que j'ai vidé mon sac pour apposer un spendide autographe sur son livre que je sortis de ma poche. Ce faisant, elle m'invita à aller boire une bière dans le premier bar venu, et m'offrit même une tige, voyant que je lorgnais la sienne d'un oeil de démuni.
Je me posais mille questions existentielles et spéculatives à cette époque, quêtant à travers les essais, les traités, les thèses et autres bréviaires éclairés, la voie la plus noble et la plus sûre pour devenir quelqu'un de bien, et pourquoi pas un grand homme faisant acte de transmission. J'avais juste en face de moi une brillante et jeune écrivaine (elle devait avoir environ 35 ans en ce temps-là) qui paraissait avoir des Lettres et une vision déjà très sagace sur l'état du monde et de ses habitants éphémères. Qui plus est, j'avais le privilège de fumer et de boire ses paroles, tel un dévôt tétant sa muse dans un nuage d'érudition à haute teneur sapiophile. Aussi, je ne tardais pas à diriger notre conversation sur cette question qui me taraudait depuis un petit moment : "Was ist der Mensch ?" ! osais-je lui demander à brûle-pourpoint et en allemand pour lui montrer que la langue de Goethe m'était chère et que ma culture avait un certain style ! Et comme elle ne m'avait pas répondu, préférant remettre du rouge sur ses lèvres, j'avais réitéré ma demande de manière nettement plus prosaïque :
- Qu'est-ce que l'homme, d'après vous, chère Susan ?
- Tu es adorable jeune instruit, mais je comprends parfaitement l'allemand.
- Ah désolé ! Je ne voulais pas...
- Et j'ai lu Kant aussi. Études de philosophie, de littérature et d'histoire à l'Université de Chicago. Lectrice précoce à l'âge de trois ans.
- Vous avez lu Kant à trois ans ?
- Non, quand même pas. Mais je lisais Keats à sept. Pourquoi t'intéresses-tu ainsi à l'Homme ? Tu veux devenir anthropologue ?
- Ah non, pas du tout ! C'est que... j'ai beau lire des tonnes de bouquins, je ne sais toujours pas vraiment qui il est : primate évolué, archange en devenir, agglomérat d'atomes sans queue ni tête ?
- Moi, je dirais plutôt bon salaud versatile qui souffre nuit et jour sur Terre et qui finit tôt ou tard par faire chier les autres. Tu as lu Céline ?
- Non, pas encore. C'est prévu, mais...
- Mais ?
- On le dit sulfureux, voire infâme. Je repousse un peu le moment de l'aborder.
- Ne repousse plus. Si tu veux savoir ce qu'est l'Homme au plus profond, lis séance tenante "Voyage au bout de la nuit".
- Oui, on dit que c'est le meilleur.
- Tu vois, j'ai beau être juive, juive laïque, et lui l'empereur des antisémites, quand tu lis "Voyage" tu gagnes quarante ans sur ton apprentissage de la Nature humaine.
- Quarante ans, la vache ! Donc, si je le lis maintenant, au mot "fin", j'en aurais soixante ?
- Oui, et tu auras appris qu'il n'y a rien à en attendre. Rien. Un baiser par-ci, une baffe par-là. Rien d'autre. Il voit défiler sa vie comme les vaches regardent passer les trains. Spiritualité, transcendance de la conscience, de la pensée, du sujet, de la volonté, zéro.
- Mince alors ! C'est pas de la littérature ça, c'est un saut quantique dans le désespoir.
- Dans quelques années, tu ne diras plus "mince", rassure-toi ! Tu te rapprocheras des fleurs, et tu seras bien heureux de voir comme elles apprécient que ta main si douce les arrose.
- Mais... il y a quand même quelques gens gentils sur cette planète, non ?
Elle fit alors une moue répugnante.
- Hum, pas beaucoup. Vraiment pas beaucoup.
- Pas beaucoup comment ?
Et c'est là qu'elle me cloua le bec avec sa légendaire sentence qui allait faire référence dans le monde entier :
- Écoute bien, c'est de moi, c'est de mon père, c'est de mon grand-père et de son père avant lui, et ainsi de suite jusqu'à Malthusalem. Tu n'as pas peur d'entendre ça ?
- Non.
- 10% de toute population est cruelle, quoi qu'il arrive, et 10% est miséricordieuse, quoi qu'il arrive, et les 80% restants peuvent être déplacés dans les deux sens. Ca va ?
- Oui, oui.
- Tu es tout pâle.
- Non, non, c'est juste que je crois que je vais commencer par "Les confessions" !
- Saint-Augustin ! Oui, c'est pas mal. Bon courage, jeune instruit. J'ai été ravie de te rencontrer. Je dois filer.
- Je sais pas quoi dire. Merci.
- Ne me remercie pas. Remercie la vérité. N'oublie pas, un jour ou l'autre tu planteras des bulbes. Et au printemps, la beauté de leur pousse te fera pleurer.
Je continue...
Dans sa quête, ton personnage a encore la fraîcheur juvénile de la jeunesse. Accablante est d'autant plus la réponse apportée à sa question, sous forme de conclusion réaliste et sans appel. Ce n'était visiblement pas la réponse à laquelle il s'attendait.
On ressent beaucoup de tendresse pour ce garçon, plein d'illusions et de fougue. On comprend son désarroi et son désir de quête pour trouver une alternative moins sombre, un peu d'espoir à puiser pourquoi pas dans St Augustin. Bien que l'auto-analyse de St Augustin lucide et sans concession, révèle un homme capable du meilleur comme du pire, la prise de conscience du pire permettant d'accéder au meilleur... mais pour combien ? Et qui aujourd'hui tire leçons des expériences passées ?
Quelques lignes qui ne suffisent pas à traduire tout ce que je peux ressentir et toutes les pensées qui me viennent. Tu soulèves, dans ce chapitre, une vraie question qui ouvre un large débat humain et philosophique.
Un plaisir...