Filoche disposait d’un petit lit dans la nurserie où elle se reposait quand elle le pouvait, c'est-à-dire à aucun moment. Les enfants lui prenaient presque tout son temps. Elle ne voyait aucune amélioration dans sa situation. Charmille ne faisait même plus l’effort de l’aider. Personne ne venait la voir. Elle n’était pas censée se distraire ni sortir de la nurserie pour tenter de situer la chambre où Guillemine avait été emmenée. Celle-ci y était probablement enfermée, seule et sans soins. Car Filoche avait l'intuition qu’Alix ne souhaitait pas que l’état de sa petite fille s’améliore.
La sorcière avait renoncé à explorer la maison pendant ses trop brèves périodes de repos. Elle le faisait pendant l’exécution de ses tâches de nourrice. C’était le seul moment où elle pouvait se déplacer discrètement pour chercher l’endroit où Guillemine était emprisonnée. Les couloirs formaient un véritable labyrinthe dans la grande demeure. Quand elle marchait dans les corridors avec un ou plusieurs enfants dans les bras en les berçant pour les calmer, Filoche jetait des coups d'œil furtifs de tous les côtés. Au début, elle se perdait sans cesse. C’était un prétexte qu’elle invoquait chaque fois que quelqu’un lui demandait ce qu’elle faisait là. Petit à petit, à force de déambuler, elle enregistrait des points de repère, des directions, des images mentales de couloirs ou d’escaliers, des fenêtres. Comme elle n’osait pas écrire de peur que ses notes soient trouvées et ne la trahissent, Filoche synthétisait les informations disparates qu’elle récoltait uniquement dans sa mémoire. Elle avait commencé à dessiner dans sa tête une cartographie de la maison. Cette conceptualisation des lieux l’aidait à se diriger de mieux en mieux.
Elle apercevait parfois Alix au bout d’un couloir, petite silhouette diaphane qui pourtant régnait sur la communauté d’une main de fer. Les autres habitants, dont la grande majorité faisait partie de la famille, étaient tous employés aux tâches domestiques. Ils erraient par ici ou par là, les mains vides, l’air occupé voire même préoccupé. Filoche se demandait quelles pouvaient être les tâches domestiques qui les accaparaient autant. Quant à Maggie la géante, Filoche ne la voyait jamais.
Elle s’inquiétait pour Déodat. Elle n’avait aucune nouvelle de lui. Elle imaginait cependant qu’il avait su s’adapter facilement aux règles de la maison. Il était malin et avait toujours eu de bons réflexes de survie. Le jour de leur arrivée, il avait emmené Guillemine dans sa chambre avec Charmille. Il savait peut-être où la trouver.
Elle envisageait aussi de se rapprocher de Spyridon. Il serait plus facile de lier connaissance avec ce dernier que de voir Déodat. Elle devait commencer par lui. Elle avait plusieurs fois aperçu le père de Guillemine entrer dans une grande salle dont il refermait la porte aussitôt. C’était là qu’elle débuterait ses recherches.
Quand vint le moment de la sieste d’Esmine, par un bel après-midi, Filoche s’empara de la petite fille. Elle avait couché Barnazon qui dormait à poings fermés dans son couffin. Dans son sommeil, il était presque mignon, s’il n’avait pas ces traits grimaçants qui déformaient son visage. Marchant silencieusement et avec précaution dans les couloirs, Filoche berçait l’enfant en psalmodiant une chanson douce.
Ses yeux ne cessaient de surveiller les alentours. Elle se dirigea sans en avoir l’air vers le couloir où se situait l’entrée de la grande pièce. Elle frappa discrètement à la porte. Aucune réponse ne lui parvint. Elle tourna la poignée et se faufila dans la salle. C’était une bibliothèque. Tous les murs étaient couverts du sol au plafond par une multitude de livres, de parchemins, de grimoires. Les manuels s’entassaient par terre. Ils formaient des piles instables, prêtes à s’écrouler à chaque instant. Il y avait des malles disposées un peu partout. Elles regorgeaient de vieux spécimens rares et usés. Au fond de la pièce, face à la fenêtre, se trouvait une large table rectangulaire et un fauteuil confortable dans lequel était assis Spyridon. Le sorcier tournait le dos à Filoche. Le buste penché en avant, il fumait une sorte de cigare malodorant. A côté de sa main droite était posée une chope de bière. Son autre main écrivait frénétiquement sur une page froissée. Il était gaucher. Les cendres de son cigare tombaient sur sa robe parsemée de trous et s’éparpillaient sur la table. Il soufflait fort et chaque respiration soulevait des nuages de poussière grise.
– Qui va là ? dit-il d’une voix ronde.
– La sorcière Filoche, répondit-elle. Je suis venue avec votre petite fille, si vous souhaitez la voir.
Spyridon se retourna. Posant sa plume sur la page noircie de son écriture, il lut quelques lignes comme pour mémoriser une idée qu’il venait d’écrire et se leva.
– Voici donc la jolie poupée ! s’exclama-t-il avec emphase. Apporte-la donc ici ! Approche, Ficloche.
– Filoche, pour vous servir, corrigea-t-elle en faisant une légère courbette.
– Je le sais bien, répliqua-t-il en éclatant de rire. J’ai fait la connaissance de ton cher Déodat. Nous sommes devenus de bons amis. Il y a si peu de gens fréquentables dans cette maison, c’est un plaisir de converser avec lui. Il m’a tout raconté.
C’était la première fois que Filoche entendait rire dans la sinistre maison. Cette spontanéité lui rendit Spyridon encore plus sympathique. Elle vint tout près de lui pour lui tendre Esmine. L’enfant ouvrit les yeux à cet instant.
– Elle est jolie, cette demoiselle, dit le grand-père en prenant le bébé dans ses bras. Guillemine a été récompensée de ses efforts.
– Que voulez-vous dire ? s’étonna Filoche qui souhaitait que Spyridon développe son propos.
– Depuis toute petite, elle voulait avoir des bébés, expliqua Spyridon, elle avait la fibre maternelle. Mais devenir mère lui a toujours été interdit par Alix et Maggie. C’est pour ça qu’elle est partie. Ici, c’est compliqué de pouvoir exprimer ses choix et ses envies.
– Je l’ai compris, approuva Filoche.
– Moi-même, qui suis féru de poésie, on me défend d’en écrire ou d’en lire, s’insurgea Spyridon. Je suis obligé de me réfugier ici à la bibliothèque pour laisser parler mon âme.
– Ici vous avez le droit ? s’enquit Filoche.
– Dans cette salle j’ai installé un enchantement qui me protège, murmura Spyridon. Cette pièce n’est accessible que par moi, ou par ceux que je veux bien laisser entrer, et tout ce qui s’y dit n’est pas entendu ailleurs. C’est chez moi, en quelque sorte.
– Mais comment avez-vous eu cette autorisation ? s’étonna Filoche. Tout semble si discipliné, calculé, surveillé dans cette maison !
– Je n’ai pas demandé la permission, répliqua Spyridon. J‘ai moi-même créé mon espace de liberté. Et crois-moi, Alix et Maggie le savent, mais elles n’oseront jamais m’en priver ni me déloger. Je suis tranquille. Tiens, prends cette petite avant que je la fasse tomber.
– Est-ce que je peux venir ici quand j’aurai besoin de m’isoler ? demanda Filoche en saisissant Esmine qui faisait des bulles avec sa bouche.
– Tu veux dire quand l’atmosphère sera trop pesante à la nurserie ? dit Spyridon avec un gros rire.
– Oui, ou pour parler avec Déodat par exemple, fit la sorcière. S’il peut venir à la bibliothèque.
– Je vais m’arranger pour que tu puisses entrer ici quand tu veux, ajouta Spyridon. Et une fois, tu y trouveras ton ami Déodat.
Filoche pensa que c’était le moment de se lancer. Elle avait eu beaucoup de chance de trouver Spyridon et elle sentait qu’elle pouvait enfin faire confiance à quelqu’un dans la maison. Pendant un court instant, elle s’étonna de le voir continuer à écrire avec frénésie tandis qu’elle parlait. Mais elle imaginait qu’il était excentrique et ne s’alarma pas.
– Voici la véritable raison de ma venue, commença-t-elle. Comme Déodat a dû te le dire, nous avons fait le voyage depuis Phaïssans pour faire soigner Guillemine et Esmine par leur famille de sorciers, dont certains ont des pouvoirs de guérisseurs, à n’en pas douter. Mais depuis notre arrivée, rien ne s'est passé comme nous l’espérions. L’accueil d’Alix et de Maggie a été glacial, et je suis coincée à la nurserie sans aucune nouvelle de Guillemine. Je me fais beaucoup de souci pour elle. J’ai joué un vilain tour à Martagon, son époux et le père des petits. Je l’ai envoyé dans le nord pour aller chez un guérisseur très réputé qui s’appelle Zeman. Mais je ne sais même pas si la direction que je lui ai donnée est la bonne. Je me sens responsable de tout ce gâchis. Les enfants et leur mère ne sont pas soignés, et nous avons tous perdu notre liberté.
– C’est tout à fait ça, dit Spyridon. Ici, si on n’y prend pas garde, on se trouve vite privé de son autonomie.
– As-tu des nouvelles de Guillemine ? s’enquit Filoche d’un ton inquiet.
– Très peu. Dans la maison, je suis considéré comme un être inutile qui ne dérange pas. On ne me donne presque aucune information, répondit Spyridon.
– C’est ce qu’on dit de toi, acquiesça Filoche. Tu es un dilettante. Mais tu ne sais donc rien de ce qui se passe ?
– Quasiment rien. Je suis méprisé, dit Spyridon. Mais c’est le prix à payer pour qu’on m’ignore. Alors je l’accepte bien volontiers. Au fond, je fais ce que je veux ici. Et dans cette bibliothèque que j’ai aménagée à ma convenance, où je peux m’isoler et me consacrer à la poésie, je ne souffre pas de leur condescendance. Et je ne suis pas mêlé à leurs complots.
– Tu veux dire qu’il y a des conspirations dans la maison ? s’étonna Filoche.
– Oui, certaines personnes fomentent ici des intrigues qui ne les mènent à rien. Mais ça doit beaucoup les amuser car elles persistent, murmura Spyridon.
– On m’a dit que tu fabriquais de la bière ? demanda Filoche en changeant de conversation pour éviter un sujet scabreux.
– Absolument, c’est l’un de mes passe-temps favoris. J’ai un jour trouvé dans un grimoire un sortilège ancien qui transforme l’eau en bière. Je te rassure, je suis le seul à boire ma production. Tous les autres trouvent cette boisson abominable. Tu vois comme je suis ostracisé.
– Je me demande comment tu peux supporter cette situation tous les jours, dit Filoche.
– Il y a plein de moyens de s’évader, répondit Spyridon. En pensée déjà, et je vais souvent me promener à l’extérieur, voir la mer et le port. Je ne suis vraiment pas à plaindre. Par contre, je crois que tu es très malheureuse.
– Oui, c’est vrai, pour les raisons que je t’ai expliquées. Crois-tu que je pourrais bientôt voir Déodat ? C’est un bon sorcier lui aussi, même s’il l’ignore. Est-ce qu’il va bien ?
– Il va bien. Je le rencontre dans le jardin, expliqua Spyridon. C’est là que nous avons lié connaissance. Il s’occupe d’un petit potager. Il prend soin de votre mule qui est à l’étable. Je pense qu’il est jugé si inoffensif qu’on le laisserait aller en promenade avec moi à Astarax.
– Et moi, je suis prisonnière, murmura Filoche d’une voix étranglée.
– Tu es rebelle, imprévisible. Mets-toi à leur place. Tu dois être maintenue sous contrôle permanent, fit Spyridon.
– Elles ont peur de moi ? s’étonna Filoche. Je suis surprise. Je suis exploitée du matin au soir et du soir au matin. Qu’est-ce qu’elles risquent avec moi ?
– Alix et Maggie sont paranoïaques. Leurs caractères sont très proches, avoua Spyridon. Elles ne te craignent pas puisqu’elles te surveillent. Elles connaissent tes moindres faits et gestes. Par contre, je pense qu’elles ont peur que Guillemine ne sorte de sa léthargie et devienne incontrôlable.
– Si ce que tu dis est vrai, elles vont m’en vouloir d’avoir passé du temps avec toi dans cette bibliothèque. Y aura-t-il des conséquences à ma venue ici ? demanda Filoche.
– Non, car comme je te l’ai dit, on me laisse tranquille. Je suis considéré comme incapable d’une quelconque initiative. Tu n’as rien à craindre. Elles diront que tu as perdu ton temps à essayer de me faire rencontrer ma petite fille.
– Esmine a aussi des problèmes. Elle ne maîtrise pas sa capacité à se tripler ou à revenir à son état normal, ajouta Filoche.
– Depuis que tu es entrée ici, je ne l’ai pas vue se multiplier, constata Spyridon. Cela ne veut rien dire, mais quand elle est dans une atmosphère calme, sans pression inutile, elle semble aller mieux.
– Je ne crois pas, répondit Esmine. Je pense qu’en grandissant, quelqu’un devra lui enseigner à maîtriser ce pouvoir. Pour l’instant, le sort se lance de manière aléatoire.
– Tu as probablement raison, approuva Spyridon.
– Je vais regagner la nurserie, poursuivit Filoche. Barnazon doit être réveillé et il a toujours faim. Et on se demande peut-être ce que je suis devenue.
– N’aie pas d’inquiétude, tout se passera bien. Reviens ici à l’occasion, tu m’y trouveras sûrement. Je te préparerai une bonne tisane de cassis du jardin. Ou un verre de bière si cela ne te rebute pas.
– Je te remercie pour ton accueil, Spyridon.
– Et moi pour ta visite, Ficoche.
Filoche ne corrigea pas Spyridon qui décidément ne réussissait pas à se souvenir de son nom. Il le faisait peut-être exprès pour s’amuser. Elle ne voulait pas l’indisposer à son encontre en le rabrouant. Elle quitta la bibliothèque le cœur plus léger qu’à son arrivée. Elle avait mémorisé le chemin pour revenir à la nurserie. Elle n’hésita pas dans les couloirs et se dirigea sans se tromper vers la chambre des petits.
Quelques jours passèrent avant qu’elle ne puisse retourner à la bibliothèque. Charmille ne venait plus du tout l’aider et elle était débordée avec les soins à apporter aux bébés. Sa seule distraction consistait à regarder par la fenêtre quand elle marchait avec un ou plusieurs enfants dans les bras pour les calmer. Ils étaient souvent irascibles, affamés, intransigeants. Filoche dormait très peu. A peine l’un des petits avait-il été nourri, lavé et langé qu’un autre se réveillait et se mettait à pleurer. Elle se sentait épuisée, mais surtout elle était fâchée contre ses geôlières. Cette colère seule l’aidait à tenir physiquement. Enfin, par miracle, elle put se rendre un après-midi chez Spyridon en promenant Barnazon, car Esmine s’était profondément endormie.
Lorsqu’elle pénétra dans la bibliothèque, Spyridon était assis devant la fenêtre grande ouverte et dormait. En entendant la porte se refermer, il se réveilla et se leva d’un bond.
– Bonjour, Foliche ! s’écria-t-il. Tu viens pour voir ton ami ? Je vais appeler Déodat par la fenêtre, il est en train de biner la terre juste en dessous.
Joignant le geste à la parole, Spyridon se pencha par l’ouverture et fit de grands gestes.
– Il a compris, reprit le sorcier, le voici qui arrive. Tu m’as apporté le garçon cette fois ! Oh, pauvre petit, il n’est pas bien beau.
– Il est très laid, confirma Filoche. Je me suis toujours demandée comment Guillemine qui est si belle avait pu donner le jour à un petit crapaud comme Barnazon.
– Les choses s’arrangeront peut-être quand il sera plus grand, fit Spyridon. Sinon, il me faudra intervenir avec un sortilège pour améliorer ses traits. Comme le ferait un peintre.
– C’est probable, répondit Filoche. Ce serait un grand bienfait pour lui.
– Ah ! voici Déodat, s’exclama Spyridon en voyant la porte s’ouvrir. Entre donc, mon ami.
Déodat pénétra dans la bibliothèque en saluant Filoche et Spyridon. La sorcière vit qu’il allait fort bien. Il s’approcha.
– Déodat, je suis contente de te revoir en pleine forme, s’écria Filoche avec emphase.
– Je suis désolé pour toi, Filoche, répondit Déodat. Spyridon m’a tout expliqué.
Il regarda le petit Barnazon et haussa les épaules. Il constatait avec tristesse que le bébé n’avait pas embelli depuis la dernière fois qu’il l’avait vu.
– Je voulais te voir, reprit Filoche, car tu sais peut-être où se trouve la chambre de Guillemine. Je n’ai aucune nouvelle d’elle, je sais seulement qu’elle ne guérit pas. Te souviens-tu de l’endroit où tu l’as emmenée ?
– Je vous laisse discuter entre vous pendant quelques instants, intervint Spyridon qui venait de rédiger quelques notes sur un morceau de parchemin. J’ai une petite idée à exploiter.
Le sorcier fourra la feuille froissée dans sa poche. Il sortit de la bibliothèque et referma la porte. Filoche et Déodat se retrouvèrent seuls avec Barnazon.
– Nous sommes tombés dans un piège, dit Filoche. Je pensais que la famille de Guillemine pourrait soigner le malédictopon. En fait, ils ne veulent rien faire, ils ont peur qu’elle guérisse. Alix est la grande prêtresse dans ce temple qui lui est dédié. Elle retient sa petite fille prisonnière. Elle semble dire que Guillemine est incurable.
– L’organisation est très compliquée dans cette maison, répondit Déodat. Je n’arrive pas à la comprendre. Spyridon est venu me voir un jour, alors que j’étais employé aux écuries et au jardin. Il a soudain surgi et il m’a parlé. Il était amical. Depuis, nous nous voyons souvent, nous discutons de tout et de rien. Il m’a raconté ce qui t’était arrivé. Je ne sais pas ce qu’il me trouve, car je suis une personne insignifiante.
– Il t’aime bien. Mais toi, as-tu confiance en lui ? demanda Filoche. Il m’a fait une bonne impression.
– Spyridon a l’art de ne rien montrer de ce qu’il pense. Il a toujours l’air dans la lune et tout le monde pense que c’est un étourdi fantasque. Pour moi, je suis certain que c’est un sorcier de haut niveau, mais il est mou. Il n’a pas envie de se donner beaucoup de mal et il se contente de ce qu’il a.
– Tu as raison, il n’a pas essayé de secourir sa fille ou ses petits enfants, constata Filoche. Il ne voulait pas faire d’effort pour eux.
– On dirait qu’il a envie de nous aider maintenant, reprit Déodat. Cela fait plusieurs jours qu’il aborde ce sujet quand il vient me voir.
– Quelque chose l’a contrarié ? s’enquit Filoche. Ou a-t-il enfin compris qu’il doit réagir ?
– il est lent. Il lui a fallu du temps pour réaliser ce qui se passait, fit Déodat.
– Sait-il où se trouve Guillemine ? questionna Filoche.
– Je pense que oui. Il connaît parfaitement la maison, répondit Déodat. S’il ne le sait pas précisément, il doit avoir une bonne idée de l’endroit où elle pourrait être enfermée.
– Et toi ? insista Filoche. Te souviens-tu où tu l’as emmenée ?
– Non, j’ai suivi Charmille dans un dédale de couloirs, expliqua Déodat. Impossible de me rappeler l’itinéraire, ni à l’aller, ni au retour. La seule chose que je puisse dire, c’est que nous sommes restés au même étage car je n’ai pas gravi d’escalier.
– Et tu as vu sa chambre ? demanda Filoche qui cherchait désespérément des informations sur le lieu où était retenue Guillemine.
– Je l’ai déposée dans une petite alcôve, raconta Déodat. La pièce était minuscule, mais il y avait une autre porte qui menait peut-être à un appartement plus grand.
– Pourquoi aurait-elle besoin d’une chambre plus grande si elle est tout le temps endormie ? murmura Filoche avec amertume. Une simple couchette lui suffit.
A cet instant, la porte de la bibliothèque s’ouvrit et Spyridon pénétra dans la pièce. Il se dirigea aussitôt vers Filoche, un petit papier à la main qu’il lisait tout en marchant.
– J’ai rencontré Alix, dit-il. Elle accepte que tu veilles sur Guillemine. Aujourd’hui, personne ne s’occupe d’elle. Tu devras accomplir cette tâche en plus de celle que tu fais déjà pour les enfants. Si tu le veux bien, je vais te montrer où elle repose.
– Merci Spyridon, j’accepte ta proposition ! s’écria Filoche. Je ne sais pas quels furent tes arguments pour convaincre Alix, mais tu as su dompter ses résistances.
– Disons que je sais comment lui parler et la faire changer d’avis, murmura Spyridon. Quand j’ai envie ou besoin de le faire, naturellement.
Filoche se souvint de ce que Déodat avait dit. Spyridon avait davantage de pouvoirs que ce qu’il voulait bien montrer. Malgré son indolence, il s’était enfin rendu compte qu’il devait agir pour sa fille. Et il avait su comment faire plier Alix.
– Où puis-je la trouver ? s’enquit Filoche, soudain très pressée de revoir la jeune maman. Je peux aller la voir avec Barnazon ?
– Suis-moi, fit Spyridon. Déodat, tu peux regagner le jardin. Je viendrai te voir très bientôt.
Sans mot dire, Déodat fit un petit signe de tête et quitta la bibliothèque. Peu après son départ, Spyridon se dirigea vers la table où il consulta quelques notes. Filoche pensa qu’il devait revoir quelques strophes de poésie pour y ajouter une idée ou une rime. Elle trouvait qu’il perdait beaucoup de temps à faire des choses qui n’étaient pas primordiales. Enfin il invita Filoche à le suivre. Ils marchèrent dans le labyrinthe et empruntèrent des couloirs où Filoche n’avait jamais mis les pieds. Mais dans sa tête, le trajet se mémorisait à chacun de ses pas et venait compléter sa cartographie secrète. Ils s’arrêtèrent devant une porte sans aucun signe distinctif et Spyridon tourna la poignée. La chambre était en effet minuscule. Guillemine était étendue sur un lit qui occupait la totalité d’une alcôve. Il y avait dans la pièce une deuxième porte ainsi qu’une fenêtre, devant laquelle se trouvait un fauteuil à bascule. Le chat de Guillemine dormait sur le coussin, roulé en boule. Il avait retrouvé sa maîtresse et ne la quittait plus.
Restée sur le seuil, Filoche contemplait Guillemine endormie. Sa poitrine se soulevait délicatement à chaque respiration.
– Alix m’a dit que Guillemine dort depuis son arrivée, expliqua Spyridon. Elle n’a ni mangé ni bu. Elle se repose dans cette espèce de sommeil artificiel.
Spyridon semblait considérer qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour que quelqu’un s’occupe enfin de sa fille. Il ne montrait ni compassion ni amour paternel pour Guillemine. C’était un personnage insaisissable. Filoche se demandait s’il éprouvait des sentiments. Elle-même était une sorcière pétrie d’amour pour la famille de Guillemine. Elle regrettait sa fuite absurde de la maison champignon. Si Martagon était resté, ils auraient peut-être pu guérir la mère et ses enfants en travaillant leurs connaissances en magie. Hélas, il était beaucoup trop tard pour avoir des remords. Elle était à l’origine de tous les problèmes. Elle se devait d’assumer seule les soins à prodiguer à Guillemine et aux bébés, et préparer leur fuite. Car elle était convaincue qu’il leur fallait quitter cette maison au plus vite et aller trouver ailleurs les moyens de guérir ses protégés.
Plus elle réfléchissait, plus elle comprenait qu’elle ne pourrait pas fuir avec toute la famille. Ce serait beaucoup trop compliqué et dangereux. Elle devrait choisir entre la mère et les enfants. Il lui fallait désormais réfléchir au meilleur scénario. Mais plus tard, car elle avait du travail à accomplir. Courageusement, elle s’attela à la tâche que lui avait confiée Alix par l’intermédiaire de Spyridon. Elle retourna rapidement à la nurserie pour s’occuper de Barnazon et d’Esmine. Quand elle eut nourri et couché les bébés, elle se précipita à nouveau vers la chambre à l’alcôve. Elle s’assit à côté de Guillemine sur le lit et saisit sa main. Elle était glacée. D’ailleurs, la jeune maman était blanche comme un linge, comme si tout le sang de son corps s’était retiré. Mais après quelques mots et quelques caresses, Filoche eut l’impression qu’un peu de rose montait aux joues de la malade.
– Elle m’entend ! pensa-t-elle.
Elle continua à lui parler. Elle lui raconta leur voyage avec les enfants et l’arrivée dans la maison d’Astarax. Elle donna des nouvelles des petits. Elle avait tant à dire et tant à se faire pardonner. Tous les mots sortaient pêle-mêle de sa bouche et son discours était incompréhensible. Comme elle prenait le pouls de Guillemine, il lui sembla que le cœur de la jeune sorcière battait plus vite. Elle fouilla dans ses poches et dans ses manches où elle avait dissimulé des potions de régénération et en fit couler plusieurs gouttes entre les lèvres desséchées de la jeune maman.
– Réveille-toi Guillemine, disait-elle. Tu as assez dormi maintenant, il est temps de revenir à la vie. Alix m’a donné l’autorisation de m’occuper de toi. Je veux que tu guérisses et que tu t’occupes toi-même de tes bébés. Si tu voyais Esmine ! Elle est si jolie ! Et Barnazon, c’est un beau petit garçon très fort. Tes enfants sont magnifiques.
Filoche se résolut à enfin parler de Martagon. Elle se doutait que Guillemine voulait savoir ce qui lui était arrivé.
– J’ai fait une grosse bêtise, avoua-t-elle. J’ai envoyé Martagon bien loin pour chercher un guérisseur. En réalité, je me suis débarrassée de lui car je pensais qu’il était incapable de te soigner. Il est parti vers le nord et je n’ai aucune nouvelle de lui. Forcément. Qui m’en donnerait ? Tu as le droit de m’en vouloir, je me suis lourdement trompée.
Elle crut voir une fugace grimace de douleur sur le visage de Guillemine. Puis une larme transparente s’écoula sur la joue légèrement rosée. Alors le cœur de Filoche se serra dans sa poitrine, si fort qu’il lui fit mal.
– Je dois réparer mes erreurs, continua Filoche. Quand tu seras sortie de ton sommeil et suffisamment forte pour partir, je t’aiderai à fuir. C’est la seule solution pour que tu vives. Alix ne veut pas que tu guérisses. Et tu partiras seule. Nous ne pouvons pas tous déguerpir, Alix ne l’accepterait pas. Elle lancerait des sorciers à notre poursuite. Avec des bébés fragiles, nous serions traqués et vulnérables. Je suis condamnée à rester ici pour m’occuper de tes enfants. C’est ma punition pour l’acte horrible que j’ai commis.
Après une bonne heure passé à soigner et réconforter la malade, Filoche regagna la nurserie. C’était la débandade. Les quatre enfants hurlaient dans leurs berceaux, ils étaient hystériques. Épuisée par le travail et les émotions, Filoche dut faire un effort suprême sur elle-même pour rester calme et accomplir les choses dans l’ordre. Dès que les enfants dormirent à nouveau, elle retourna à la chambre de Guillemine. La jeune sorcière somnolait paisiblement. Filoche l’observa pendant un moment, puis se mit à explorer la chambre. Il faisait nuit. La pièce était éclairée par un rayon de lune qui tombait presque à la verticale sur le plancher. Le chat s’était éclipsé on se savait où. Filoche tourna la poignée de la porte intérieure et l’ouvrit. Abasourdie, elle s’aperçut que la pièce contiguë à la chambre était la nurserie. Filoche pensa aussitôt à Spyridon. Il avait dû faire le nécessaire pour simplifier ses allers et retours, en réduisant la distance entre les deux endroits. Du moins le supposait-elle. Les choses allaient être plus faciles maintenant. Elle soupira d’aise, se laissa tomber dans le fauteuil et s’assoupit aussitôt les mains sur le coeur.
Quand elle s’éveilla quelques heures plus tard, Guillemine avait disparu. Le lit était vide. La panique envahit Filoche. Elle se précipita dans la nurserie. Les enfants étaient dans leurs couffins, les yeux grands ouverts et babillants. Dès qu’ils aperçurent Filoche, ils se mirent à pleurer. Avant d’envisager une quelconque recherche de leur mère, la sorcière dut s’occuper des nourrissons. Avec une grande patience, elle leur donna à manger, les lava et les changea. Elle marcha longuement dans la chambre avec Barnazon dans les bras, jusqu’à ce qu’il tombe de sommeil. Puis elle berça Esmine et ses sœurs. Les trois petites filles n’avaient pas l’intention de dormir. Elles s’agitaient dans leur lit, se retournaient et faisaient des bruits avec leurs bouches. Filoche crut devenir folle. Elle agissait mécaniquement, son esprit était concentré sur la disparition de Guillemine. Était-elle sortie de son coma et avait-elle quitté l'alcôve pendant que Filoche dormait ? Était-elle allée dans la chambre à côté de la sienne pour voir ses enfants ? Cela semblait impossible. Non, décidément les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Quelqu’un avait enlevé Guillemine.
Filoche continuait à réfléchir et à bouillir de rage quand la porte de la nurserie s’ouvrit. Alix pénétra dans la pièce et se dirigea vers elle.
– Filoche ! s’écria Alix. Je t’ai autorisée par l’intermédiaire de Spyridon à soigner Guillemine. Mais on m’apprend ce matin qu’elle a disparu.
– C’est exact, répondit Filoche. Elle n’est plus dans la chambre. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Son lit était vide ce matin. Je n’ai rien vu ni rien entendu.
– Je soupçonne Maggie. Elle a enlevé sa fille, maugréa Alix. Depuis plusieurs jours, je ne la voyais plus, elle restait enfermée dans son appartement à comploter. Je suis furieuse que Spyridon s’en soit mêlé. Il a précipité les choses. Maggie a emmené Guillemine, je ne sais ni où ni comment.
– Mais comment est-ce possible ! s’exclama Filoche, atterrée. Pourquoi aurait-elle kidnappé sa propre fille ? C’est absurde.
– Ce qui est absurde, rugit Alix, c’est que tu ne veuilles rien comprendre. Maggie a enlevé Guillemine, un point c’est tout. Sinon, comment aurait-elle pu faire pour disparaître alors qu’elle était dans le coma ? Et qui d’autre que sa mère aurait voulu la kidnapper ?
– Mais que faire alors ? gémit Filoche. Comment pouvons-nous la retrouver ?
– Eh bien tu ne peux pas partir à sa recherche car tu dois t’occuper des bébés. Mais Déodat, ton acolyte, est libre, il peut se mettre immédiatement en route pour retrouver la mère et la fille.
– Comment Déodat pourrait-il poursuivre une sorcière aussi puissante que Maggie ? Et où aller ? Par où commencer ? s’enquit Filoche. Elle s’apercevrait tout de suite qu’elle est pistée. Et elle éliminerait le pauvre Déodat avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit.
– Voyons ! rétorqua Alix. Une femme géante comme Maggie ne passe pas inaperçue. Il pourra la suivre de loin, à la trace, sans aucun risque d’être repéré. S’il reste discret bien entendu.
– Avec un sortilège de téléportation, Maggie n’a-t-elle pas pu aller très loin, là où Déodat n’aura jamais l’idée de la chercher ? insista Filoche.
– Elle n’a pas ce pouvoir, répondit sèchement Alix. Je sais très exactement ce qu’elle peut faire ou ne pas faire.
Filoche se concentra. Et plus elle pensait, plus elle se convainquait que l’histoire d’Alix n’avait ni queue ni tête. Quelle aurait été la motivation de Maggie ? Pourquoi enlever sa fille alors qu’elle ne s’était jamais intéressée à elle ? Il n’y avait aucune justification à ce geste, sauf peut-être si Maggie n’acceptait pas que Filoche s’occupe de Guillemine et qu’Alix décide pour elle. Filoche se dit que ce n’étaient pas des motifs valables. Il suffisait d’interdire l’accès à la chambre, ç’eut été beaucoup plus simple. Elle en concluait qu’Alix se jouait d’elle. Guillemine devait toujours se trouver dans la maison, mais ailleurs que dans l’alcôve. Et dans ce cas, qu’était-il advenu de Maggie ? Car elle avait bel et bien disparu et ce depuis plusieurs jours. Filoche ne devait surtout pas révéler ce qu’elle avait deviné. Désormais il lui fallait faire semblant de croire aux ineptes mensonges d’Alix.
– Tu as raison, Alix, dit-elle. Déodat doit partir pour chercher Guillemine et Maggie. Il est si intelligent, il les trouvera sûrement.
– Je le pense aussi, répondit Alix.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle tourna le dos à Filoche et quitta la nurserie. Filoche se retrouva seule avec les petits. La venue d’Alix avait calmé les bébés qui avaient fini par s’endormir. Filoche les regarda et décida d’aller trouver Spyridon. Sans même prendre un enfant dans les bras pour prétexter son escapade, elle sortit précipitamment de la chambre et, courant le long des couloirs, gagna la bibliothèque.
– Quelle chance d’avoir un allié dans cette maison hostile, pensait-elle en arrivant devant la porte qu’elle ouvrit sans frapper.
Spyridon n’était hélas pas présent dans la grande salle. Filoche se sentit découragée. Depuis le début de la journée, tout semblait aller de travers. Elle avança jusqu’à la fenêtre pour observer le jardin et voir si par hasard Déodat s’y trouvait. Mais il n’y avait personne au milieu de la végétation foisonnante. Impossible de lui faire signe ou de l’appeler.
Démoralisée, Filoche se laissa tomber sur le fauteuil habituellement occupé par Spyridon. Ses yeux parcoururent machinalement les documents étalés sur la grande table. Il devait s’agir des poèmes du sorcier, écrits sur des parchemins en caractères anciens. Filoche savait lire les runes grâce à l’enseignement prodigué par l’école royale de magie de Phaïssans aux professeurs.
Elle se mit à déchiffrer les textes et écarquilla les yeux de surprise. Spyridon n’écrivait pas de poèmes comme il le prétendait. Il griffonnait des petites notes, les unes à la suite des autres. Il listait précisément ses moindres faits et gestes et ceux des gens qu’il avait rencontrés, probablement pour un jour rédiger ses mémoires. Tous les événements étaient datés et enregistrés au jour le jour. Elle se leva comme mue par un ressort, et se mit à chercher sur les étagères. S’il existait des recueils contenant des parchemins plus anciens, ils fourniraient certainement des réponses à ses questions. Ils ne devraient pas être très compliqués à trouver. Des tomes entiers s’empilaient les uns sur les autres à peu près partout. Filoche parcourut les numéros et les dates qui figuraient sur les dos des livres. Elle cherchait ceux qui correspondaient à la rencontre et au mariage de Maggie et Spyridon, à la naissance de Guillemine, et à sa fuite. Ces périodes chargées d’ombre et de mystère avaient besoin d’être éclaircies. Curieusement, elle ne trouva aucun texte antérieur au départ de Guillemine. Ses espoirs étaient déçus. Elle saisit le recueil le plus ancien, celui qui avait été le premier de la série, et l’ouvrit. Ce qu’elle lut l’épouvanta.
Spyridon avait commencé à rédiger son journal parce qu’il perdait la mémoire. Il l’avait notifié en toutes lettres sur la première page du manuscrit. Il s’était aperçu un jour qu’il oubliait les événements, les choses et les gens. C’est pourquoi il avait eu l’idée d’écrire ce qui se passait pour pouvoir s’en souvenir en le relisant. Filoche comprenait pourquoi il avait l’air distrait et distant et pourquoi il passait son temps à écrire des petits mots sur des feuilles. Sa mémoire ne l’aidait pas à reconnaître les gens ou les lieux. Il faisait semblant de savoir, mais en réalité il était complètement perdu. Quelle découverte étrange !
Horrifiée, Filoche réalisa qu’Alix et Maggie lui avaient jeté ce sort handicapant pour se débarrasser de lui. Ainsi il ne gênait personne, il était totalement inoffensif. Comme il se rappelait de l’enfance de Guillemine et de son désir d’enfant, Filoche en déduisit qu’il avait été ensorcelé après la fuite de sa fille. Elle comprit qu’elle était totalement seule dans la maison. Peut-être avait-elle encore une chance avec Déodat s’il n’avait pas été envoûté lui aussi. Elle décida de tenter le tout pour le tout. Elle quitta la bibliothèque et se précipita vers l’escalier qui descendait au jardin.
Elle vola au-dessus des marches jusqu’en bas et tourna au bout du couloir. Elle passa sous l’arche et se retrouva dans la jungle. La végétation était si dense et si touffue qu’il était difficile de se faire un chemin. Suivant son instinct, elle repoussa les branches à l’aide d’un sort et avança tout droit. Après une courte distance, elle se retrouva dans le jardin tel qu’elle l’apercevait depuis les fenêtres de la bibliothèque. D’un côté se trouvait le potager organisé en différentes parcelles séparées par de la pelouse bien taillée, et de l’autre un jardin d’agrément rempli d’arbustes à fleurs et de massifs de roses. Des bancs de bois étaient disposés régulièrement pour se reposer ou contempler la perfection des cultures. Au delà, se dressaient les écuries et les remises pour les véhicules. Les doubles portes cochères étaient grandes ouvertes. Le jardin était immense, et il s’en dégageait une atmosphère de paix et de bien-être qui tranchait avec l’oppression constante qui régnait dans la maison.
Filoche traversa les étendues cultivées en cueillant ici et là une fraise ou une groseille en passant. Elle avait presque atteint les écuries lorsqu’elle aperçut un peu plus loin Déodat penché sur une plate-bande. Il binait la terre avec une petite houe. Elle s’approcha de lui.
– Déodat, murmura-t-elle.
– Filoche ! s’écria-t-il en se relevant brusquement. Mais que fais-tu ici ?
– J’ai peu de temps pour te parler, répondit Filoche. Il y a eu quelques développements depuis notre précédente rencontre. Guillemine a disparu. Je n’ai pu la soigner qu’un soir. Alix prétend qu’elle a été enlevée par sa mère. Maggie n’est plus là non plus. Alix veut que tu partes à leur recherche. Je dois quant à moi rester ici pour soigner les petits.
– Ah bon, opina simplement Déodat qui semblait accepter sans rien dire toutes les fantaisies de la maison.
– C’est la version officielle d’Alix. Je pense que c’est faux, poursuivit Filoche. Selon moi, Guillemine est toujours ici. Alix t’envoie je ne sais où pour d’une part se débarrasser de toi, et d’autre part pour me faire croire que tout espoir est perdu pour guérir Guillemine.
– Tu en es bien sûre ? interrogea Déodat que rien ne semblait étonner.
– Oui, quasiment. Ainsi Alix fait d’une pierre deux coups. Quand tu ne seras plus là, je ne pourrai plus te parler et je chercherai plus à soigner Guillemine. Je devrai exclusivement me consacrer aux bébés sous son contrôle permanent. Je serai docile malgré moi. Et quand Alix en aura assez, elle m’éliminera ou me transformera en une sorte de légume. Une courgette ou une aubergine selon son humeur.
– Mais voyons, c’est dément ! s’exclama Déodat.
– Elle est folle, je crois bien, répliqua Filoche. Elle veut garder le pouvoir absolu et anéantit quiconque jugé susceptible de menacer son hégémonie. C’est comme cela qu’elle règne.
– Quel est ton plan ? s’enquit Déodat. Car tu n’es pas venue jusqu’ici sans une idée derrière la tête.
– Tu me connais bien, avoua Filoche. Voici ce que tu vas faire. Tu partiras avec la carriole et la mule comme elle va te le demander incessamment. Mais tu ne t’en iras pas loin. Tu n’as pas besoin de chercher Guillemine puisqu’elle est dans la maison. Tu m’attendras quelque part tout près d’ici. Je dois retrouver Guillemine et m’enfuir. Je vais solliciter l’aide de Spyridon.
– Et les enfants ? demanda Déodat. Tu les emmènes aussi ?
– Je ne peux sauver que leur mère, expliqua Filoche. Si nous prenons les petits, Alix nous fera poursuivre et ce sera très compliqué car c’est une sorcière beaucoup plus puissante que nous. Si nous réussissons à sauver Guillemine, celle-ci pourra revenir pour chercher ses enfants une fois qu’elle sera guérie. Elle sera alors d’un niveau supérieur à celui d’Alix et libre d’agir à sa guise. Je ne sais pas comment faire autrement.
– Ce n’est pas une stratégie formidable, riposta Déodat. Que vont devenir ces petits si tu les abandonnes ?
– Tant qu’ils sont petits, Alix trouvera bien quelqu’un pour s’occuper d’eux. Je ne peux pas me dédoubler pour rester ici. C’est impossible. Il n’y a pas d’autre solution que celle que je viens de t’exposer.
– Et où devrais-je t’attendre ? s’enquit encore Déodat.
– J’ai pensé à la seconde auberge sur la route d’Astarax à Athaba.
– Tu devras faire le chemin entre la maison et cette auberge avec Guillemine dans les bras pour arriver jusqu’à moi ? s’étonna Déodat. Mais c’est encore plus fou et irréalisable que le reste de ton plan.
– Non, car je te préviendrai et tu viendras nous chercher à la porte de la maison avec la mule et la carriole, objecta Filoche.
– Où irons-nous ? s’enquit Déodat.
– Nous partirons pour la ville de Skajja, dans le pays de Tchorodna, expliqua Filoche. Là bas se trouve Zeman, le grand guérisseur. Il soignera Guillemine contre le malédictopon. Avec un peu de chance, nous y retrouverons Martagon ou bien nous le rencontrerons sur la route du retour.
– Ton plan m’a l’air très compliqué, fit Déodat. Il n’est basé que sur des hypothèses alambiquées. A mon avis, il n’a aucune chance de réussir.
– Tu dois me faire confiance, Déodat, s’insurgea Filoche. C’est la seule solution que nous avons. T’ai-je jamais trahi ?
–Certes non. Mais comment feras-tu pour me prévenir ? demanda Déodat plus dubitatif que jamais.
– Je vais me servir d’Helmus, répondit Filoche. Il vient parfois se percher la mine basse sur la fenêtre de la nurserie alors qu’il nous a lamentablement trahis. Naturellement je le flatte et je le plains, il n’attend que ça. Je vais le lancer à ta poursuite en lui indiquant là où tu te trouves. Dès que tu le verras, tu sauras que je t’attends. Bien sûr, je n’ai aucune confiance en lui. Il est l’âme damnée d’Alix. Il reviendra aussitôt ici pour la prévenir et se faire bien voir d’elle. Mais avant qu’il reparte, tu lui lanceras un sort. Un sort qui lui fera perdre tous ses repères. Il ne saura pas où il se trouve et volera sans savoir où il va pendant des années. J’ai lu la formule dans les notes de Spyridon. Je vais te la donner maintenant. N’est-ce pas une bonne idée ?
– Ce sera une juste vengeance pour ses trahisons, approuva Déodat qui commença alors à croire au plan de Filoche.
– Voici la formule, poursuivit Filoche qui chuchota quelques paroles à l’oreille de Déodat. Tu as bien compris et bien retenu ? Naturellement je ne peux rien écrire.
– Approche ton oreille, je vais te répéter la formule mais sans l’invoquer, fit Déodat.
– Parfait, confirma Filoche en hochant la tête. Tu t’en souviendras pour lancer le sort au bon moment.
– Absolument, fit Déodat. L’avenir de nous tous en dépend. C’est dire si je ne risque pas de me tromper.
– Tu t’es aperçu que Spyridon n’a pas toute sa tête ? interrogea Filoche.
– Oui, il est parfois très bizarre. Gentil, sympathique, mais bizarre, répondit Déodat.
– En réalité, il oublie tout. Et pour y remédier, car il s’en est rendu compte dès le départ, il passe son temps à écrire ce qu’il fait. Après, il relit ses notes pour que ses souvenirs ne s’effacent pas complètement. Il reconstruit sans cesse sa mémoire, et ça le rend bizarre en effet. Je pense qu’il a été ensorcelé par Alix quand Guillemine est partie pour Phaïssans. Il devait la gêner car il a peut-être voulu sauver sa fille à ce moment-là. Elle lui a probablement jeté un sort par surprise, ou dans un instant de faiblesse, pour bloquer toute velléité de sa part. Mais comme tu le disais, c’est un grand sorcier. Il faudra un jour, si nous le pouvons, le désenchanter et lui rendre ses capacités.
– Tout ceci me paraît bien ficelé, dit Déodat. Ton plan est réfléchi, une nouvelle fois. J’espère qu’il se déroulera mieux que le précédent.
– Qui ne tente rien n’a rien, répliqua Filoche d’un ton sec.
– Alors c’est d’accord, fit Déodat. J’attends le message d’Helmus dans l’auberge, je lui lance le sort qui le rendra hagard et je viens te chercher au bout de la ruelle sans tarder.
– Absolument, murmura Filoche. Je retourne m’occuper des petits. Alix ne devrait pas tarder à te convoquer.
Filoche s’en fut en courant parmi les plates-bandes et les arbustes fleuris. Déodat se pencha à nouveau sur son carré de terre et se remit à biner. Filoche leva les yeux et aperçut Spyridon accoudé à la fenêtre de la bibliothèque. Il lui fit un signe. Elle disparut dans l’ombre de la jungle, passa sous l’arche et le porche et grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier monumental. Quelqu’un avait dû s'apercevoir de son absence. Aussi se précipita-t-elle vers la bibliothèque pour se fabriquer un prétexte. Spyridon l'accueillit et lui offrit une tasse de tisane.
– Spyridon, lui dit-elle une fois qu’elle fut assise et qu’elle eut commencé à boire, sais-tu où se trouve ta fille ?
Spyridon la regarda d’un air étrange, totalement absent.
– Alix a bien fait les choses, pensa Filoche. Il ne se souvient de rien. Pas même de la chambre à l’alcôve. Ça ne servirait plus à rien d’ailleurs. Il pourra seulement m’aider à fuir une fois que j’aurai retrouvé Guillemine. Et encore, je n’en suis pas certaine. Mais comment faire ?
Filoche retourna à la nurserie et trouva les bébés éveillés. Ils jouaient dans leurs berceaux avec leurs pieds. Elle s’occupa d’eux avec soin. Quand ils furent prêts, elle se promena dans les couloirs avec Esmine et ses soeurs, puis avec Barnazon. Elle marchait sans but, tournant à droite ou à gauche, prête à se perdre dans le labyrinthe. Elle s’aperçut qu’elle retrouvait toujours son chemin. Ce constat lui fit plaisir. Elle saurait le moment venu se diriger vers la sortie avec Guillemine.
Quand la nuit fut tombée, elle coucha les petits après la toilette du soir et les derniers biberons. Puis elle mit en œuvre son plan. Elle lança un sort de transparence sur un drap et s’en couvrit. Puis, invisible, elle se mit à parcourir inlassablement les couloirs pour trouver la chambre de Guillemine. Lorsqu’elle avait un doute, elle ouvrait discrètement une porte pour voir ce qu’il y avait derrière. Mais sa quête fut vaine, elle ne trouva rien.
– Ce n’est peut-être pas la bonne méthode, se dit-elle lorsqu’elle abandonna au bout de plusieurs heures, exténuée.
La nuit était profonde, et la maison calme. Toutes les sorcières et les sorciers devaient se reposer dans leurs appartements. Elle ne croisa personne. Elle revint à la nurserie et s’étendit sur son petit lit avant de dormir. Mais elle n’eut pas plutôt posé la tête sur l’oreiller qu’elle sombra dans un profond sommeil.
Filoche se réveilla de bon matin en entendant les enfants gazouiller dans leurs berceaux. Elle se sentait lourde et vaseuse.
– Je dois éviter toute nourriture et toute boisson désormais, pensa-t-elle. Je ne me sens pas bien. Mais si Alix m’empoisonne, qui s’occupera des petits ? Elle doit doser savamment ses mélanges pour me maintenir faible mais pas suffisamment pour que je sois malade. J’irai chercher des fruits dans le jardin sous mon voile d’invisibilité.
Elle passa toute la journée dans la chambre à prendre soin des bébés. Elle était fatiguée mais elle se sentait moins nauséeuse. Elle n’avait aucune nouvelle de Déodat ni de Spyridon, ni d’Alix ni de personne. Quand l’obscurité fut venue et qu’elle eut couché les enfants, elle lança le sort de transparence et se revêtit du voile.
Elle courut dans les couloirs et dévala l’escalier monumental. Elle se précipita vers le jardin qu’elle traversa jusque vers les écuries. Le jardin avait totalement changé depuis sa précédente visite. Le potage n’existait plus tel qu’elle l’avait vu. C’était maintenant un verger rempli de pommiers, de poiriers et de pêchers. Les fruits étaient bien mûrs, gorgés de jus et follement attirants. Filoche comprit que ce devait être un piège. Tant pis, elle ne cueillerait pas de ces tentations empoisonnées. Lorsqu’elle parvint aux bâtiments qui se dressaient dans le fond du jardin, elle vit que les écuries avaient aussi disparu. Il n’y avait nulle part trace de Déodat, ni de la mule ni de la carriole.
– Il est parti, en conclut Filoche, mais elle n’était pas du tout sûre que ce fut le cas. Si c’est vrai, il n’a même pas eu le temps de me dire au revoir. Heureusement que nous avons pu échanger avant son départ et mettre notre plan au point.
Elle reprit le chemin de la maison en se faufilant au milieu de la végétation dense. La lune se cachait sporadiquement derrière les nuages. Elle jetait parfois une lueur blanche qui transperçait l’épaisseur du feuillage. L’air dans le sous-bois était oppressant. Filoche avait hâte d’échapper à cette sensation d’emprisonnement. Une fois revenue au pied du grand escalier, elle s’appuya sur la rampe pour se reposer un instant après sa course et se fondit dans la pénombre. Elle vit alors passer subrepticement devant elle une sorcière inconnue. Celle-ci portait un plateau couvert de fioles. Le sang de Filoche ne fit qu’un tour. Tous ses sens étaient en alerte. Et si cette magicienne allait rendre visite à Guillemine pour l’empoisonner davantage ? Elle reprit son souffle et suivit la nouvelle venue sur la pointe des pieds, toujours dissimulée derrière son voile d'invisibilité.
La femme monta les marches rapidement, Filoche sur ses talons. Arrivée sur le palier, elle emprunta plusieurs couloirs et pénétra dans une autre aile de la maison. Filoche n’était pas venue dans cette partie. D’ailleurs, elle ne comprenait pas comment il était possible qu’elle n’ait jamais emprunté ces couloirs-là. Pourtant, ils devaient déjà exister. Mais elle ne les avait jamais vus. Il ne fallait surtout pas qu’elle se perde. Son esprit tentait de mémoriser le chemin pour pouvoir repartir. Elle doutait cependant de son intuition. Cette sorcière n’allait peut-être pas voir Guillemine. Mais le sixième sens de Filoche lui disait qu’elle ne se trompait pas.
Elle suivit la femme pendant ce qui lui sembla être un temps interminable. Enfin la sorcière s’arrêta devant une porte qu’elle ouvrit. Filoche s’approcha à toute vitesse pour voir la pièce où pénétrait la femme. Elle fut terriblement déçue. Il s’agissait d’une petite cuisine. La sorcière posa ses fioles sur un évier et se mit à les nettoyer avec un goupillon.
Filoche comprit qu’il lui faudrait prendre son mal en patience. Guillemine se trouvait bel et bien dans la maison, mais Alix avait disposé toutes sortes de pièges pour la retenir prisonnière dans ces murs. Elle avait besoin de Filoche pour élever les bébés.
Filoche soupira, baissa la tête et marcha tout droit devant elle sans réfléchir. Elle était certaine de se diriger vers la chambre des enfants sans avoir besoin de chercher son chemin. Alix avait dû faire le nécessaire pour qu’elle ne s’égare pas. En quelques minutes, elle se retrouva devant la porte de la nurserie qu’elle poussa. Il faisait jour et le soleil du matin illuminait déjà la pièce. Les petits s’éveillaient et poussèrent des cris de joie en la voyant. Exténuée par sa longue et vaine quête, Filoche respira profondément et se dirigea vers les berceaux pour s’occuper des bains et des biberons.
– Il me faudra peut-être des années, pensa-t-elle, mais je ne lâcherai jamais l’affaire et je réussirai à sauver Guillemine et sa famille.