Chapitre 6

Notes de l’auteur : Bonsoir!
J'ai fait une petite modification entre le chapitre 5 et celui-ci, uniquement au niveau des passages au début des chapitres. Seuls deux d'entre vous avaient lu le chapitre 5 avant que je ne le modifie: je suis désolée pour cela. Si vous voulez être à jour, il vous suffit de relire le début du chapitre 5, qui se passe du point de vue de Phelps. Le reste du chapitre n'a pas changé.

Et pour tout le monde: bonne lecture! :)

Une fille. Il ne manquait plus que ça.

Entre les réclamations des Capes Noires, ces rebelles réclamant un morceau de Pesée, et l’arrestation de Ian… Phelps ne savait plus où donner de la tête.

Le roi était sûr que son vieil ami était innocent, mais tout Kaltane le pointait du doigt. Il n’avait pas eu d’autre choix que de le mettre sous les verrous, le temps d’éclaircir la situation. Il espérait que Ian comprenait. Malgré sa confiance, Phelps ne pouvait s’empêcher de trembler. Ian connaissait son plus lourd secret. S’il était vraiment un traître…

A peine quelques heures après qu’il ait fait arrêter Ian, Morgan O’toranski était revenu au château et avait tout bouleversé. Jack avait fait un enfant à une femme dans l’Autre monde. Même des années plus tard, son fils ne cessait de lui créer des problèmes.


 

Phelps Tan'o'legan, roi d'Aélie, était assis devant sa fenêtre, tête sur le poing. Ses devoirs l'appelaient, les nobles réclamaient sa présence, pourtant il n'arrivait pas à quitter cette place. Elle donnait sur les champs de Kaltane, qui avaient pour le monarque une signification qu'aucun sujet n'aurait pu comprendre.

C'était là qu'il avait rencontré sa femme, sa reine, sa chère Camilla. C'était là qu'il l'avait vue en vie pour la dernière fois, cachée dans la calèche qui les emmenait, leur fils et elle, loin de Phelps et du château.

Si le roi avait su qu’elle ne reviendrait pas… il regrettait la manière dont il l’avait pressée, dont il lui avait dit au revoir. Le cœur lourd, il repensa au visage inquiet de sa femme, à leur dernière étreinte. Il aurait donné n’importe quoi pour la serrer de nouveau dans ses bras. Pour lui murmurer qu’il l’aimait. Malheureusement, il ne pouvait pas changer le passé. Camilla était partie pour toujours.

Quand Jack était revenu des mois plus tard, Phelps avait compris que la donne avait changé. Son fils n’était plus le même. Il avait tenté de prendre le pouvoir pour annuler les actions de son père. Phelps ne l'avait pas laissé faire. II n'avait jamais regretté la décision prise à ce moment-là.

Pourtant, alors qu'il laissait son regard dériver sur ces champs, il se demanda ce qui serait arrivé s’il avait laissé Jack prendre le contrôle. Son fils serait-il retourné chercher la petite, une fois souverain ? La mère l’aurait-elle suivi ?

Les questions qu'il se posait depuis que le jeune Morgan O'Toranski lui avait appris la nouvelle envahirent de nouveau son esprit. A quoi ressemblait la princesse Léana ? Ce prénom… était-ce un hasard ? Il avait une signification pour Phelps, mais il ignorait que Jack avait été au courant. Comment était-elle, comment avait-elle pris la découverte de sa véritable nature ? Serait-elle, un jour, apte à diriger l'Aélie ? Cela réglerait de nombreux problèmes. Il était sans enfant depuis seize ans et son cousin Nelan O'reissan était censé reprendre les rênes à sa mort. Cependant, Phelps ne lui faisait pas confiance, et il redoutait le moment où son royaume tomberait aux mains de cet homme.

A présent, il avait une héritière surgie de nulle part dix-sept ans après sa naissance, et cela changeait tout. O'reissan ne l'accepterait probablement pas facilement, mais si la princesse décidait de prendre la place qui lui revenait, alors il n'aurait pas d'autre choix que de lui céder le trône. Phelps se demanda un instant comment son fils avait pu lui cacher un tel secret, puis il songea qu'il n’avait pas réellement eu l’occasion de le lui avouer. A peine rentré, il s'était opposé à son père et celui-ci l'avait chassé ; Jack aurait probablement annoncé la nouvelle s'il était resté. Phelps poussa un profond soupir et passa les mains sur son visage. Il avait l'impression d'avoir pris dix ans en quelques mois. Le pays était en paix depuis plusieurs années, et il avait espéré que cela continuerait. L’arrivée de cette petite-fille était une bonne nouvelle, et une joie pour lui. Mais elle promettait aussi de nombreuses discordes.


 

Morgan O'toranski était censé la ramener dans la soirée, si elle acceptait de le suivre. Tout avait été prévu : son trajet de retour, son accueil au château. Une chambre était prête à l’accueillir, un banquet avait été organisé. Phelps avait tenu à s'occuper de tout lui-même.

Le roi se leva, décidant encore une fois d'aller vérifier que tout était en ordre. La tension qui lui nouait le ventre semblait s’intensifier à mesure qu’approchait l’arrivée de Léana. Les affaires politiques, les révoltes, les caprices des seigneurs, il savait affronter tout cela. Mais l'arrivée de sa petite-fille le terrifiait.

Il avait hâte de la rencontrer et en même temps, il redoutait ce moment. Cette sensation était bien différente de l'angoisse qu'il ressentait lorsqu'il envoyait ses soldats se battre, ou de la tension qui l'habitait quand une discussion politique ne se déroulait pas comme prévu. Non seulement elle venait d’un pays et d’un monde différents, mais en plus c’était une jeune fille. N’ayant eu qu’un fils, il ignorait totalement comment se comporter avec elle.

« Faites que tout se passe bien », soupira-t-il pour lui-même alors qu’il parvenait dans la grande salle du palais.

La voix de sa conseillère retentit derrière lui.

« Votre Majesté ? Je crains que nous n'ayons un problème. »

Phelps se tourna vers elle, agacé.

« Qu'y a-t-il ?

− Votre cousin Nelan, Majesté. Quelqu'un l'a informé que vous avez une héritière. Il dit que rien ne prouve qu'elle soit votre petite-fille. Mon roi, l'un de nos informateurs a entendu le Seigneur O'reissan donner l’ordre à ses hommes de retrouver la princesse et de l'empêcher d'atteindre Kaltane. »

Le roi se figea.

« Nous devons envoyer immédiatement un messager chez les Telonska. Si Morgan a réussi sa mission, ils doivent déjà être sur nos terres. »

Hannah acquiesça. Phelps se tourna vers Lorene, la chef des gardes, qui attendait ses ordres en retrait. Il n'avait même pas remarqué qu'elle était arrivée avec Hannah, mais se réjouit de leur efficacité.

« Envoyez vos hommes les plus rapides et les plus discrets. Je veux qu'ils escortent la princesse et O'toranski. Personne ne doit être au courant de son identité avant qu'elle n'atteigne le château. Dites-leur s'il le faut de se déguiser en paysans et de faire passer ma petite-fille pour une mendiante.

− Vous pensez que la princesse acceptera de s’habiller ainsi malgré sa position ? interrogea la conseillère.

− Je n’en ai aucune idée, Hannah, réagit Phelps brusquement. Les habitants de l’Autre monde ne sont pas comme nous. Mais sa sécurité passe avant tout, il faudra qu’elle le comprenne.

− A vos ordres, Sire », fit Lorene en s'inclinant.

Il observa les deux femmes disparaître, et sentit une boule de peur lui nouer la gorge. Il avait refusé de faire accompagner Morgan par des soldats, car il pensait pouvoir ramener Léana dans le secret. Était-ce une erreur ?

Phelps se dirigea à grands pas vers son bureau. Il allait convoquer son cousin. Il refusait de perdre un autre de ses enfants. Si Nelan s’en prenait à elle, il le lui ferait payer au centuple.


 

* * *


 

« Morgan, qu’est-ce qui se passe ?

− Ils nous ont piégés, fit-il en reculant doucement vers elle. On va devoir s’échapper. »

Kaevin gronda quelque chose, et Morgan se figea, avant de se tourner vers eux. Son visage était blême, et Léana sentit la peur tordre ses entrailles. Elle ne voulait pas mourir ! Cela faisait à peine six heures qu’elle était entrée dans ce monde. Le sang bourdonnait à ses oreilles, elle n’avait jamais été aussi terrifiée. Elle poussa un cri quand la lame froide et tranchante de son assaillant pressa sa gorge.

« Si tu en as l’occasion, tu fonces sur les chevaux et tu t’enfuis. Va vers le nord. »

La vue de la jeune femme se brouilla de larmes. Morgan jeta son arme au sol sur un ordre de Kaevin, et il resta debout, impuissant, lorsque Romat s’avança vers lui. Elle ne pouvait pas rester là, comme ça, et l’observer se faire tuer !

« Laissez-le ! hurla-t-elle. Arrêtez ! »

Elle se débattit entre les bras de Kaevin, tâchant de repousser la main qui tenait la lame. Mais il était bien plus puissant. Elle avait tout de même réussi à faire diversion, car Morgan se jeta par terre sur son épée. Romat, plus rapide, avança de deux pas, l’arme levée. Léana cria. L’instant d’après, il y eut un sifflement et l’homme s’effondra au sol. Le temps que chacun réalise ce qui venait de se passer, un deuxième assaillant fut abattu. La pression diminua sur Léana et elle se précipita vers le couvert des arbres, hors de portée de Kaevin.

« Les chevaux, Léana ! » rugit Morgan.

Mais pour atteindre les chevaux, elle devait passer devant leurs agresseurs, tandis que la protection de la forêt était juste devant elle. Elle y pénétra en courant, et sa robe s’empêtra immédiatement dans des branchages. Les larmes et la peur brouillaient sa vue. Soudain, les arbres ne lui semblaient plus si beaux, alors qu’ils bloquaient sa progression. Elle voulut soulever ses jupes, mais les coinça dans des ronces, trébucha et tomba en avant. Son front heurta une racine, lui coupant le souffle.

Des pas retentirent derrière elle. La panique la reprit. Elle se retourna, déchirant au passage le tissu de sa robe. Elle aperçut le regard noir de Kaevin.

« Morgan, au secours ! »

Alors qu’elle poussait ce cri désespéré, l’homme s’arrêta, regarda derrière lui. Son visage changea d’expression. En un clin d’œil, il disparut entre les arbres. Léana resta assise par terre, sale, tremblante et en pleurs. Elle lâcha un cri quand un inconnu apparut, avant de voir Morgan à ses côtés. Celui-ci se précipita vers elle.

« Tu vas bien ? Tu saignes !

− Je… ils sont…

− Tout va bien, murmura-t-il. C'est fini, calita.

− Ils sont... morts ? »

Son cœur se calmait peu à peu. Elle essuya ses joues trempées. L’autre homme, un blond aux cheveux courts, surveillait les bois, la corde de son arc tendue. Léana croisa son regard et la honte l’envahit. Dans quel état elle était ! Princesse ? Princesse trouillarde, surtout !

« Oui. Sauf Kaevin, qui s’est enfui. Voici Eyloi, ajouta-t-il en désignant l’archer derrière lui. Je le connais, on peut lui faire confiance.

− Pourquoi tu as fait confiance aux autres, alors ?

− Ils avaient une lettre signée de la conseillère… Eyloi dit que lui-même a juste reçu l’ordre verbal, mais pas d’écrit. Kaevin et Romat ont dû intercepter le papier, d’une manière ou d’une autre, et accourir à notre rencontre. Heureusement pour nous, les soldats n’ont pas tardé à se mettre en route aussi. Ils ont entendu ton cri depuis la route. »

Léana hocha la tête et passa sa manche sur son front. Elle saignait à peine ; la rencontre avec l’arbre n’avait donc pas été si violente. Voyant qu’elle voulait se relever, Morgan lui tendit la main, mais elle secoua la tête. Elle s’appuya sur le tronc, se remit debout, puis saisit ses jupes à deux mains et retourna vers la clairière. La jeune fille détestait cette tenue encombrante qui ne lui correspondait pas du tout. A présent calmée, elle se revoyait courir entre les arbres, pleurant et criant comme un mouton affolé. Léana avait beau avoir une épée tatouée sur l’épaule, elle n’avait eu aucun courage.

Cinq soldats patientaient dans la clairière. Romat et les trois autres assaillants étaient à terre. Morts. Léana les observa, choquée. Elle n’avait jamais vu de cadavre auparavant.

«Ne les regarde pas », fit doucement Morgan.

Elle ne parvenait pas à saisir ce qui s'était passé. En à peine quelques minutes, ceux qui étaient censés les protéger s’étaient retournés contre eux, avaient failli les tuer, puis avaient fini eux-mêmes à terre. Ce monde lui parut soudain beaucoup moins attrayant.

« On va se changer, lui expliqua le jeune homme. On sera moins reconnaissables si on n'est pas habillés en nobles. »

Léana acquiesça. Elle était toujours incapable de parler. Furieuse contre elle-même, et encore sous le coup de l’attaque, elle luttait pour ne pas fondre en larmes.

« Tout ira bien maintenant, ne t’inquiète pas. On suppose que les hommes qui nous ont attaqués étaient de la cour de Nelan O'reissan, le cousin du roi. Il devait hériter de la couronne avant qu'on apprenne ton existence.

− Alors ils allaient me tuer ? »

Le regard de Morgan s'assombrit, mais il ne répondit rien.

« Ils auraient pu le faire bien plus tôt, marmonna-t-elle. J’aurais été incapable de me défendre si Kaevin avait voulu me planter son épée dans le corps.

− J’aurais pu te protéger, moi. Mais pas seul contre cinq. »

Elle hocha la tête, la honte lui rougissant les joues. Dans quel pétrin s’était-elle fourrée en venant ici ? Elle regrettait déjà les disputes avec sa mère. Celles-ci la mettaient peut-être dans tous ses états, mais au moins Léana ne risquait pas sa vie.

L’un des soldats lui tendit des habits.

« Le roi souhaite que tu portes des vêtements de mendiante pour te protéger d’autres attaques éventuelles. J’espère que tu ne le prendras pas mal, c’est pour ta sécurité.

− OK. »

Il la dévisagea.

« Ça ne te dérange pas ?

− Et pourquoi ça me dérangerait ? » répondit-elle d’un ton brusque.

Cela l’agaçait soudain, qu’il la traite comme une petite chose fragile. Parce que ça lui rappelait qu’elle en était une, justement.

Il leva les mains, comme pour la calmer.

« Pardon, j’oubliais que tu as l’habitude de porter des vêtements moins élégants que cette robe. Tu peux aller te changer derrière les arbres.

− C’est ça, on s’habille comme des clochards, en France. »

Elle s’éloigna d’un pas vif sans le regarder. Sa réaction était puérile, mais elle n’y pouvait rien. Elle se glissa derrière un arbre, et se souvint soudain que Kaevin était encore là, quelque part. La peur la saisit à la gorge. Elle faillit appeler Morgan, mais se ravisa. Elle n’allait pas encore une fois se comporter en biche effarouchée.

Délacer son corsage la soulagea. Elle enfila à la place une robe grise trouée, détacha ses cheveux et les laissa tomber sur ses épaules. Elle se sentait déjà mieux ainsi. Puis elle revint dans la clairière où Morgan s'était changé : il portait à présent un simple pantalon marron serré aux chevilles, une chemise blanche usée. Les soldats aussi portaient des habits simples, et Léana dut bien avouer qu’ils ne ressemblaient pas du tout à une escorte royale. Ils dissimulèrent leurs armes sous des manteaux, ou bien sur leurs chevaux.

Quand il la vit, le garçon eut un sourire.

« Même habillée en clocharde, tu es jolie. Tiens. »

Léana fut surprise par le compliment, qui visait clairement à lui faire oublier leur dernier échange. Sa stupéfaction augmenta en voyant qu’il lui tendait son poignard.

« Au cas où. Le fourreau se met comme ça… »

Il lui attacha la ceinture de cuir autour de la taille, rangea la lame, puis lui tendit un gilet. Elle l’enfila afin de dissimuler l’arme.

« Je ne pense pas que tu aies besoin de t’en servir, mais… »

Leurs regards se croisèrent, et il ne finit pas sa phrase. La jeune fille s’en voulut d’avoir été méchante avec lui un peu plus tôt. Le garçon tentait visiblement d’épargner sa sensibilité, tout en veillant à ce qu’elle se sente rassurée. Elle lui sourit.

« Merci, Morgan. Tu peux m’aider à remonter sur le cheval ? »


 


 

La nuit tombait quand ils parvinrent à Kaltane. Il n'y avait eu aucun autre incident sur le chemin. Les seules personnes qu’ils avaient croisées les avaient ignorés. La troupe avait contourné une ville dans laquelle Morgan souhaitait au départ faire halte, décidant qu’il était plus prudent d'aller au château sans s’arrêter. Léana était fatiguée, et avait le dos et les jambes douloureux à force de chevaucher. Elle avait voulu apprendre encore quelques mots sur le trajet, mais la fatigue et la douleur lui donnaient une langue encore plus acérée que d’habitude. Finalement, elle s’était excusée et avait décidé qu’il valait mieux qu’ils arrêtent de parler. Morgan avait obtempéré sans même paraître blessé.

Il avait continué de discuter avec deux soldats, en aélien. Ne comprenant pas un traître mot de la conversion, Léana s’était contentée de les observer discrètement. Morgan se tenait droit sur sa selle, à l’aise à cheval. Il était à sa place ici, dans ce monde médiéval et magique. Bien plus que chez la grand-mère de Léana. Eyloi, l'archer, plus âgé, avait de grandes mains et des yeux vifs qui captaient tous les détails des alentours. Le second s’appelait Ciandre. Il était bien plus jovial, son visage rond toujours souriant. Il ne cessait de regarder Léana avec bienveillance, comme pour l’inclure dans la conversation. Lorsqu’ils stoppèrent, un sourire encore plus grand fendit son visage. Ils venaient de parvenir au sommet d’une colline. Léana soupira, se demandant pourquoi ils s’arrêtaient encore. Lorsque son cheval atteignit les trois autres, elle resta bouche bée.

 

Sous leurs pieds s’étalait une ville brillant de mille feux. Elle était large de probablement trois kilomètres, bien plus grande que les autres villes aperçues jusqu’ici. Léana avait l’impression de surplomber une fourmilière. Les gens se bousculaient dans les rues, les marchands rangeaient leurs étals en s’interpellant. Des enfants se couraient après ou traînaient dans les jambes des adultes, et des fermiers poussaient leur bétail bêlant hors du centre bouillonnant.

Et derrière la ville, flanqué d’un port, se trouvait un palais éblouissant de splendeur. Les pierres blanches qui le composaient reflétaient l’éclat du soleil crépusculaire. L’édifice imposant, protégé par des murailles, comportait plusieurs tours qui s’élevaient haut dans le ciel. Un peu en retrait derrière le château se trouvait le Lac Royal, large étendue d’eau étranglée sur la gauche où elle devenait un fleuve. Morgan avait expliqué à Léana que ce dernier allait ensuite se jeter dans la mer, des kilomètres à l’ouest.


 

Ils s’engagèrent dans la descente, et le chemin de terre se transforma en route pavée claquant sous les sabots des chevaux.

« Bienvenue à Kaltane, déclara Morgan, se tournant vers Léana avec un sourire. Ce soir, tu vas rencontrer le roi d’Aélie. Même si c’est ton grand-père, tu dois toujours l’appeler Majesté, ou Sire. Tu peux le dire en français, ou en aélien comme je t’ai appris tout à l’heure. Les repas se prennent à heures fixes dans la salle principale du château, mais on a manqué le dîner. »

Morgan cessa de parler lorsqu’ils croisèrent des habitants. Ces derniers, curieux, dévisagèrent Léana qui leur rendit leurs regards. Elle avait l’impression de voir différentes classes parmi les aéliens. Certaines femmes portaient des robes larges, agrémentées de quelques bijoux, mais sans froufrous. Elles se tenaient généralement auprès d’hommes en chemise, à l’air supérieur. D’autres portaient simplement des pantalons larges resserrés au niveau des chevilles, ou des robes très simples. Elles n’étaient pas toujours accompagnées, et cette solitude associée à leur tenue décontractée leur donnait un air indépendant que Léana apprécia. Elle était ravie que toutes les femmes ne portent pas de robes. Finalement, l’Aélie n’était peut-être pas seulement une réplique de la France à l’époque médiévale, comme elle l’avait cru.

« Cette salle principale s’appelle la Salle aux Cheminées, et tu comprendras vite pourquoi. C’est là qu’on déjeune, que les cérémonies ont lieu. Il y a une table surélevée, pour la famille royale ou les personnages hauts placés. Tu y seras installée. Les nobles mangent aux pieds du roi. Il n’y a pas de distinction entre nous, donc notre place importe peu, du moment que nous sommes en bas.

− Nous ne mangerons pas ensemble, si je comprends bien ?

− Non.

− Je savais bien que tu me laisserais tomber à un moment ou à un autre. »

Elle prononça cette phrase sur le ton de la plaisanterie, mais l’appréhension s’empara d’elle. Morgan était son lien avec son propre monde ; il était son guide dans ce pays. Léana avait peur de ce qui arriverait quand il la laisserait se débrouiller seule.

« Ne t’inquiète pas, calita, murmura-t-il. Je ne serai jamais loin. »

Elle hocha la tête, puis revint sur ce qu’il avait dit.

« Alors les nobles sont tous égaux ? Je pensais qu’il y avait différentes classes…

− Tu en apprendras plus sur la hiérarchie et les coutumes de la cour dans quelques jours. Dire que nous sommes égaux est un bien grand mot, mais… c’est l’effet que donnent les tables de la Salle aux Cheminées. »

Il y avait encore foule dans la ville quand ils la traversèrent. Les habitants n’avaient pas l’air pressés de rentrer chez eux, et ne prêtaient aucune attention aux cavaliers. Léana sourit en voyant deux enfants se courir après. Une femme leur cria dessus, l’air agacé. Elle portait un bébé potelé, qui se mit à brailler à son tour.

« La ville est très animée. On se croirait sur les quais de Seine. Même vos calèches et vos chevaux me rappellent le trafic parisien.

− C’est vrai que l’ambiance pourrait rappeler Paris. Mais quand les portes du château vont fermer pour la nuit, les habitants vont rentrer. Il n’y a pas grand-monde dehors quand le soleil est couché. Nous n’avons pas d’électricité, alors la lumière est précieuse. »


 

Ils parvinrent enfin au pied de la muraille. D'immenses portes de bois ouvertes étaient gardées par deux soldats et laissaient voir la cour intérieure du château. Certains marchands s’empressaient encore de sortir leurs charrettes de l’enceinte du palais.

« On a de la chance qu'elles ne soient pas fermées, fit Morgan tandis que Ciandre saluait les sentinelles. Sinon, on aurait dû attendre au moins une heure avant que le roi soit informé de notre présence, et au moins une de plus pour que l'ordre de nous ouvrir arrive jusqu’aux gardes. Viens. »

Il guida leurs chevaux dans la cour, droit vers les écuries. Un page fut envoyé prévenir le souverain que la princesse était arrivée.

Léana observa autour d’elle, impressionnée par l’immensité des tours. A présent qu’ils étaient parvenus à destination, et que la nuit était tombée, son appréhension afflua de nouveau. Le ventre noué, elle chercha le regard rassurant de Morgan. Celui-ci avait dû sentir sa peur, car il lui effleura la main, provoquant un frisson le long de son bras.

La cour intérieure était assez large. Encadrant l’entrée qu’ils venaient de franchir, de nombreuses petites baraques en bois étaient installées contre les murs. Un bâtiment plus imposant, en pierre, laissait filtrer de la lumière par ses fenêtres. Des soldats en sortirent, l’un d’entre eux explosant d’un rire tonitruant. Léana se serait crue dans un film. Durant un instant, elle se demanda si elle n’était pas en train de rêver, mais la douleur dans son dos et ses cuisses contredisait cette hypothèse. Elle avait l’impression d’être un bébé qui découvre la beauté et l’immensité du monde. L’énormité de sa découverte l’assaillit de nouveau, la laissant étourdie. Elle se trouvait dans un monde parallèle au sien, qui existait à l’insu de tous les êtres de sa planète. Dans un pays où les coutumes étaient encore moyenâgeuses, où l’on se battait à l’épée et voyageait à cheval. Un pays dans lequel on avait tenté de la tuer à peine quelques heures après son arrivée. Il y avait de quoi être perturbé !


 


 

Un long bâtiment au toit de chaume courait contre le château et le mur d’enceinte. Les hennissements qui en provenaient et la paille étalée à l’entrée indiquèrent à Léana que c’étaient les écuries. Leur escorte était déjà à terre quand elle y parvint, et deux garçons et une fille s’affairaient autour de leurs montures. La jeune fille se rendit soudain compte du silence qui régnait dans la cour, et elle se retourna. Les gardes qui faisaient un boucan d’enfer quelques minutes plus tôt étaient à présents muets. Les yeux rivés sur elle. Elle leur tourna le dos en constatant que d’autres sortaient de la caserne. Mal à l’aise, elle comprit que les regards curieux ne faisaient que commencer.

Quand Morgan l’aida à descendre de son cheval, elle avisa un groupe de jeunes personnes regroupées près des portes du château. Les femmes portaient de belles robes colorées, ornées de bijoux et agrémentées de dentelles. Leurs compagnons avaient des pantalons de toile, et certains portaient même des collants. La jeune fille remarqua avec horreur que leurs chemisiers étaient décorés de fleurs ou de froufrous.

« Pitié, ne me dis pas que tu t’habilles comme eux ! » s’exclama-t-elle quand elle se retrouva sur la terre ferme auprès de Morgan. « Quelles tenues immondes ! Je croyais que ce genre d’accoutrements n’était que dans les films sur les rois de France, mais… pouah !

− Evite de dire ça devant eux, répondit Morgan d’un ton sérieux. Ce sont les nobles, et ils sont là pour te juger. Ils vont observer tes moindres mouvements, Léana, alors… fais attention. Si tu peux éviter de te faire remarquer… 

− Tu rigoles ou quoi ? » Léana était outrée et désemparée en même temps. « Ils sont déjà en train de me dévisager ! Sans même s’en cacher ! Je n’ai aucune idée de vos coutumes, Morgan, comment tu veux que j’évite de me faire remarquer ? »

Il lui sourit avec douceur. Le calme s’imposa en elle.

« Je serai là, confirma-t-il. Ne t’inquiète pas, Princesse. Bientôt, la cour sera à tes pieds, à te demander des faveurs et à te flatter. Même si tu as parfois un caractère de cochon, tu es gentille et surtout, tu es une femme magnifique. Pas de doute que… »

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’une jeune fille noble apparut à ses côtés et saisit Morgan par le bras, le forçant presque à se tourner vers elle. Un immense sourire fendait son visage basané. Elle était jolie, avec des petits yeux plissés comme une asiatique, des lèvres fines et mises en valeur par du rouge discret. La robe rose qu’elle portait allait bien avec son teint et mettait sa gorge en valeur. Des boucles d’oreilles et un collier en or terminaient d’agrémenter sa tenue. Morgan sourit et passa un bras autour des épaules de la jeune femme, qui faisait une bonne tête de moins que lui.

« Léana, je te présente Mia O’lumine, ma fiancée. »

Mia regardait la Princesse avec un sourire, mais celle-ci ne put se résoudre à le lui rendre. Un sentiment de trahison naquit au creux de son cœur. Elle se sentait si bête ! Bien sûr qu’un si bel homme avait quelqu’un dans sa vie. Elle avait probablement mal interprété ses regards, qu’elle pensait intéressés. Les joues rouges, elle lança un regard accusateur à Morgan. N’aurait-il pas pu mettre les choses au clair dès le début ? Elle tenta de se reprendre : peu importait, elle n’était même pas attirée par lui.

Enfin, pas vraiment.

Mia s'inclina respectueusement.

« Saïan, Kan Léana.

Kan veut dire princesse, lui expliqua Morgan.

− Je croyais que c'était calita ? »

La voix de Léana était glaciale, et eut l'effet escompté : le jeune homme parut dérouté.

« Euh... c'est une autre façon de le dire. Kan est plus... officiel.

− Princesse Léana ? »

Une femme venait d'apparaître. Elle s'inclina devant elle, puis adressa quelques mots à Morgan qui hocha la tête à son tour.

« Voilà la conseillère royale Hannah Da'lensso. Elle va nous mener à ta chambre, et aimerait que tu te changes avant de rencontrer le roi. »

Léana ne lui répondit rien, évitant même de le regarder. Un hochement de tête fut tout ce qu’elle lui adressa, alors qu’elle observait la nouvelle venue. Elle était très grande, mince et avait ses cheveux blonds attachés en un petit chignon sur sa tête. Elle ne portait pas de robe, mais une veste brune sur un pantalon large de la même couleur. La jeune fille détesta le regard que la conseillère posa sur elle : à la fois méprisant et indifférent. Quel accueil !

« Tout va bien ? »

Morgan la fixait d’un air inquiet.

« C’est bon », répondit-elle sèchement.

Il soupira, puis posa sa main quelques secondes dans le dos de Léana. Ce contact la fit frissonner, mais elle se dégagea. A quoi jouait-il ? Sa fiancée était à côté de lui.

Hannah les guida vers la grande porte d’entrée du château, elle aussi encadrée de sentinelles. Le ciel était noir à présent, mais la lumière les éclairait à travers les nombreuses fenêtres. Ils pénétrèrent dans le bâtiment, suivis de près par le groupe de nobles que Léana avait aperçu un peu plus tôt. Elle leur lança un regard mauvais. Morgan le capta, et il s’arrêta pour discuter avec eux. Quelques instants plus tard, il réapparut, seul.

« Merci », lâcha Léana, et il lui sourit.

La partie du château où la conseillère les emmena était richement décorée. Des tableaux et de tapisseries ornaient les murs, des chandeliers éclairaient les couloirs, posés sur des meubles en chêne. Les dalles qu’elle foulait étaient d’une couleur claire, et au plafond, les corniches étaient agrémentées de délicates gravures.

« Wouah, murmura-t-elle. C’est magnifique !

− C’est le couloir principal. Tous les visiteurs passent par ici, il faut bien qu’on leur tape dans l’œil ! Ta famille est riche, tu sais. Ça a du bon, d’être princesse. »

Il la taquinait, et lui adressa de nouveau un sourire charmant. Mia les avait laissés un peu plus tôt, mais Léana ne pouvait oublier la vision de la jeune femme au bras de Morgan. Les mots franchirent ses lèvres sans qu’elle puisse les retenir.

« Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu étais fiancé ? »

Morgan haussa les épaules, évitant soudain son regard.

« Ce n'était pas très important.

− Pas très important ? Tu rigoles ou quoi ? J’ai cru que… »

Il la regarda, interrogateur, et elle s’interrompit.

« Laisse tomber. »

La conseillère les dévisagea et Léana se demanda si elle avait toujours cet air de maîtresse d'école qui surprend ses élèves à discuter. Elle désigna la porte devant laquelle ils s'étaient arrêtés, et prononça des phrases en aélien.

« Des servantes sont à l'intérieur pour t'aider à t'habiller, traduisit Morgan. Je dois redescendre, mais un page te guidera à la Grande Salle.

− Tu vas me laisser seule ? »

Il acquiesça.

« Je savais que tu ne saurais pas tenir ta promesse, l’accusa-t-elle.

− Je dois me changer, moi aussi ! On se retrouve là-bas, ne t’en fais pas. Allez, ton peuple t'attend. »

Sur ces mots, il lui ouvrit la porte. Léana franchit le seuil pour se retrouver dans un petit vestibule aux couleurs claires. En face d'elle se trouvait une imposante porte en chêne, et à sa droite, au-dessus d'une commode, un tableau la surplombait. Léana écarquilla les yeux en y reconnaissant la femme du médaillon, sa grand-mère.

« Kan Léana ? »

Deux aéliennes venaient d'apparaître. Elles étaient plus âgées que Léana et regardèrent sa robe avec dégoût. Toutes deux portaient une robe bleu foncé et une ceinture blanche. Les « servantes », comme les avait appelées Morgan. De toute sa vie, Léana n’avait jamais eu de domestique, et elle avait toujours pensé que c’était quelque chose de superficiel et de pédant. Et voilà qu’elle se trouvait avec deux femmes de chambre pour s’occuper d’elle.

« O nom, nom », fit la plus petite en la prenant par le bras.

Son visage était rond, parsemé de taches de rousseur. Elle lui indiqua qu'elle s'appelait Rô, et sa collègue Tania.

« Saïan », fit la jeune fille pour montrer qu'elle connaissait un peu leur langue.

Elle fut récompensée par un grommèlement et un regard noir de Tania, et un sourire de Rô.

Léana se laissa faire lorsqu'elles la menèrent dans une autre pièce beaucoup plus grande, au sol recouvert de tapis. Un feu crépitait dans la cheminée, éclairant des fauteuils et une table basse. Entre les deux fenêtres de la salle se trouvait un immense lit à baldaquin aux rideaux de velours rouge. De l'autre côté, un miroir, un paravent et une baignoire sur pied faisaient office de salle de bains. Les femmes la menèrent de ce côté, et la grande brune entreprit de la déshabiller.

« Hé ! » protesta Léana en la repoussant.

La servante grommela et adressa quelques mots à sa compagne. Elle semblait furieuse contre Léana. La petite blonde finit par hausser les épaules en tendant une robe bleue et une serviette mouillée à Léana. Celle-ci la remercia en utilisant le mot aélien appris dans l’après-midi. Elle passa derrière le paravent pour se déshabiller et se rafraîchir. Elle entendait les deux femmes continuer de parler et, à leur ton, comprit qu'elles se disputaient.

Elle vit le problème en essayant de mettre la robe. Avec un soupir, elle revint en sous-vêtements auprès des servantes. La brune leva les yeux au ciel et lui prit l’habit des mains, lui faisant signe de se tourner. La jeune fille obéit, se doutant que l'autre devait la trouver imbécile et incapable. Rô avait l'air plus gentille.

« Est-ce que ce n'est pas un peu osé ? » s'inquiéta-t-elle en louchant sur sa poitrine mise en valeur par l'habit.

Rô rigola devant sa gêne, puis secoua la tête. Morgan avait dit qu’elle s’habituerait à la mode aélienne, mais elle n’en était pas si sûre. Elle aurait cent fois préféré enfiler un pantalon comme la conseillère Da’lensso. Se rappelant du regard de son compagnon quand il l’avait vue avec la robe, chez les Telonska, Léana se demanda s’il se comportait ainsi avec toutes les femmes. Un petit pincement de déception la tirailla en songeant à Morgan.

Quand Tania eut entièrement lacé la robe, elle se mit à lui frotter l’épaule avec vigueur. Léana poussa un cri et se retourna. Son tatouage ! Elle secoua la tête, espérant que la femme comprendrait que ce n’était pas effaçable. La servante leva les sourcils bien haut, indiquant clairement ce qu’elle pensait de la petite épée.

La jeune fille s’assit pour que Rô s’attaque à ses cheveux. Celle-ci les tressa puis piqua des fleurs bleues dedans. Pour finir, Tania l’aspergea de quelques gouttes de parfum qui la firent tousser. Les deux femmes la poussèrent devant le miroir, et elle s'observa un moment : pour la deuxième fois en une journée, elle se trouvait magnifique, complètement différente de d'habitude. Sa famille ne la reconnaîtrait pas. Tania marmonna quelque chose, et Rô lui donna un coup de coude, avant de sourire à la princesse et de prononcer des mots que Léana ne comprit pas. La servante la prit par le bras pour l'amener vers le lit où ses quelques bagages avaient été apportés. Léana fouilla dans son sac pour trouver son portable. Elle le saisit et vit ce à quoi elle s'attendait : pas de réseau. Tania et Rô l'observèrent éteindre le téléphone, puis prendre le médaillon de sa grand-mère.

« J'aimerais l’avoir avec moi », dit-elle en le montrant aux servantes.

Tania leva les yeux au ciel, mais Rô hocha la tête et s'approcha de Léana. Elle souleva un pan de la robe pour découvrir une petite poche, où la jeune fille laissa glisser son bijou. Il était à l'abri, avec elle. La princesse remercia de nouveau la servante en aélien. Celle-ci lui sourit, puis lui tendit un verre.

« Aria », expliqua-t-elle.

Léana but la potion rapidement. Puis Rô la guida vers la porte, l'ouvrit, et la poussa à l'extérieur. Elle lui indiqua la droite avec quelques mots, et referma dans son dos.

Léana se retrouva alors seule dans l'immense château.

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