Pendant deux semaines, je passe la moitié du temps avec Emilie, l’autre moitié avec Julien. Je bouleverse un peu leur quotidien. Emilie me dit que cela lui fait du bien. La première semaine, j’emmène Emilie à la mer toute la journée. On se balade, on prend une glace. Et puis le soir, malgré son aversion pour la mer, on se baigne. J’ai l’impression qu’on est redevenus des adolescents insouciants.
Le bonheur me submerge. J’ignore consciemment la souffrance d’Emilie. C’est peut-être égoïste, mais je n’accepte pas qu’elle puisse aller mal lorsque je suis avec elle. Je suis toujours persuadé que je peux être son sauveur. Aucun de ses gestes ne me contredit. « Je suis si heureuse avec toi » « Cela faisait tellement longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien ». Ses paroles me ravissent et me confortent dans ma certitude. Emilie guérit complètement. Et c’est grâce à moi. Il suffisait que je revienne. Que je lui prenne la main. Nous sommes faits pour vivre ensemble, en harmonie. Nous nous complétons.
Je l’aime. Et je suis sûr qu’elle m’aime aussi.
***
Je prends place sur mon siège, à côté de Julien. Il ne participe pas à la pièce de théâtre. « J’ai toujours préféré rester dans la réalité » me confie-t-il.
Julien et moi avons aidé à déplacer toutes les tables du réfectoire et avons aligné les chaises pour le public. Il n’y a pas d’estrade, la scène a été délimitée par du scotch orange et deux infirmières se sont proposées pour tenir un grand drap qui tient lieu de rideau.
« L’atelier théâtre a toujours existé je crois, mais c’est la première fois qu’ils font une pièce en entier. » ajoute Julien.
Dix résidents participent à cet atelier, dont Emilie. Ce matin, elle était extrêmement nerveuse à l’idée de jouer. J’ai essayé de la rassurer en lui disant qu’il n’y aura que douze spectateurs, plus les membres du personnel, et moi. Elle rétorque que c’est ma présence qui lui donne le plus le trac. Ça m’amuse.
Les infirmières laissent tomber le rideau. Emilie est au milieu de la scène, dans une longue robe blanche. Son regard perçant est fixé sur le fond de la salle. Elle entrouvre les lèvres. Les referme. Puis sa voix s’élève.
Elle se présente. Elle est Eurydice, et elle va bientôt se marier avec Orphée, qu’elle aime éperdument. Des femmes s’avancent sur la scène. Elles font s’assoir Eurydice sur une chaise, et la préparent pour la cérémonie. Elles ornent les cheveux de la mariée de fleurs, disposent le voile pour qu’il recouvre son visage.
Les infirmières relèvent le drap, nous applaudissons. Deuxième scène.
C’est Orphée. Il exprime tout son bonheur à l’idée de prendre Eurydice pour femme. Leur amour est pur et plus puissant que tout.
Les scènes s’enchainent. Je suis happé par Eurydice, par l’expression de son visage, par ses yeux bleus. Emilie n’existe plus. Elle s’est fondue dans son personnage, lui a offert son âme avant de disparaître.
Soudain, Eurydice est mordue à la cheville par un serpent. Elle s’écroule, ses cheveux forment une auréole autour de son visage. Elle lève faiblement le bras vers le ciel. Sa dernière prière est pour Orphée. Elle supplie les dieux de lui accorder le bonheur qu’il mérite. Elle prend une dernière respiration, et son bras retombe brusquement sur le sol.
Elle est morte. Eurydice est morte.
Le drap se relève. Les applaudissements me ramènent à la réalité. Julien se penche vers moi :
« Elle imite la mort à la perfection »
Un frisson me parcourt.
La pièce se poursuit. Orphée part implorer le dieu des enfers de lui rendre sa dulcinée. Il obtient ce privilège, mais à une condition : sur le chemin du retour, il ne doit à aucun moment se retourner pour regarder Eurydice. Hélas, au dernier moment, un éclair retentit. Eurydice pousse un cri. Inquiet, Orphée se retourne. Au moment où il pose les yeux sur la jeune femme, elle lui échappe à nouveau et meurt ainsi une seconde fois. Orphée en reste inconsolable.
Malgré tout l’amour qu’Orphée porte à Eurydice, elle lui échappe, à deux reprises.
***
- Alors ? m’interroge Emilie.
- Il te reste du maquillage sur la joue.
J’essuie délicatement la joue d’Emilie avec un mouchoir.
- Tu as aimé ?
- De ?
Elle lève les yeux au ciel.
- Tu as aimé la pièce ?
- Oui, bien sûr. C’était très bien joué.
Emilie sourit :
- Merci.
- Il fait beau.
- Oui, c’est vrai. Tu veux marcher un peu ?
- Bien sûr.
On se dirige vers la petite forêt, que je commence à connaître dans tous les détails.
- En fait… Je ne peux pas être complètement enthousiaste, parce que j’ai trouvé la pièce très triste. Je connaissais déjà l’histoire mais te voir, toi, la jouer sous mes yeux, c’était…différent.
Emilie ne répond rien. Elle se contente de me regarder attentivement.
- Te voir mourir, même si c’était sous le rôle d’Eurydice, ça m’a fait peur.
Je détourne le regard, un peu gêné par celui insistant d’Emilie.
- Pourquoi ?
Je m’adosse à un arbre. Emilie me fait face.
- Eh bien… La mort fait peur, je suppose ?
- Tu supposes ?
- Non, je ne suppose pas, en fait. La mort fait peur.
Emilie fronce les sourcils. Elle a l’air de se trouver dans l’incompréhension la plus totale.
- Je ne comprends pas pourquoi tu dis ça.
Je réplique, un peu ironiquement :
- Et moi, je ne comprends pas pourquoi tu ne comprends pas.
Emilie ne sourit pas. Elle a une expression très sérieuse. Elle serre les poings.
- La mort doit être belle, Akira. S’endormir en paix, sans soucis, pour ne jamais se réveiller. Ne plus s’inquiéter des actions d’hier, ne pas se soucier des obstacles de demain. Simplement tout oublier, tout quitter. Je crois que la mort n’est pas si terrible qu’on a tendance à le croire.
Cette déclaration me laisse sans voix.
- Je ne te comprends pas.
Emilie hausse les épaules.
- Je ne te demande pas de me comprendre.
Je suis embarrassé. Je renchéris :
- Enfin, si, je peux comprendre bien sûr mais…
- Tu n’as pas à être d’accord avec moi, me coupe Emilie.
Elle prend ma main dans les siennes.
- Je veux simplement que tu exprimes ton propre avis, et que tu vives comme tu l’entends. Je ne veux pas que tu te subordonnes à quelqu’un, et surtout pas à moi.
Cette parole était un signe. J’aurais dû prévoir ce qui allait se passer, six jours plus tard.
Mais si nous voulons la fin c'est que ton histoire nous intéresse donc bravo pour ça <3
Merci beaucoup !!
Rohh, c'est pas cool de faire ce genre de chutes^^
Très content de continuer dans la lignée du chapitre précédent, c'était beaucoup trop frustrant de quitter ce lieu comme ça.
Ce chapitre est aussi très beau, avec la pièce de théâtre qui ressemble un peu à la dynamique entre Emilie et Akira. Il est aussi assez troublant, avec ce propos sur la mort. Comme toujours, on a droit à de super beaux passages !!
« Elle imite la mort à la perfection » terrible cette phrase !
Un plaisir, j'attends la suite avec impatience !!
Comme toi, j'aime faire souffrir mes lecteurs ah ah
Oui, contente que tu l'ai remarqué, la pièce de théâtre se veut vraiment symbolique de leur relation.
Merci beaucoup beaucoup !!
Tu pensais à quels points précisement ?
Oui la scène de théâtre est vraiment une métaphore de la relation d'Akira et Emilie, à quelques détails près :)
Oui, le prochain chapitre va éclairer pas mal de choses.
Merci pour ton commentaire !