Chapitre 5 - partie 2

Par Ozskcar

« Et votre discours, lors de la cérémonie ? Vous avez eu le temps de le retravailler ? »

Clavarina hocha la tête avant de sortir de la poche de sa veste une feuille pliée en quatre. Comme elle en lisait le contenu, l’impératrice l’interrompit : « Moins mielleux, le début. On ne s’attend pas à des ronds de jambes polis ; soyez digne. » La jeune femme opina avant de griffonner quelque notes sur son discours pour le corriger ultérieurement. Bien qu'elle ait soigneusement pesé chaque mot, cherché la meilleure manière de présenter l'Enfant nouvellement éveillé sans susciter de vives réactions parmi les nobles, l'impératrice fut tout de même contrainte de la reprendre à plusieurs reprises pour la conseiller et l'aider à corriger certaines formulations.

Vivian les écouta d’une oreille peu attentive, debout, légèrement en retrait. Il n’intervint que lorsque sa femme s’adressa à lui pour lui demander ce qu’il en pensait. « C’est très bien », répondit-il sans conviction. « On écopera d’un beau scandale. » Eléa fronça les sourcils. « Et c’était là notre intention », souligna-t-elle en cherchant le regard de son mari.

– À ce propos, hésita Clavarina. Est-ce vraiment ce que vous souhaitez ?

– Il est encore trop tôt pour que les Maart pardonnent leurs crimes aux Enfants. Ils s’opposeront au retour de Kholia. Et comme ils resteront sur leur position, autant se servir de leur rancœur pour régler un autre problème. Si Rozen s’y prend bien, il pourra utiliser le désaccord de son ambassade pour les unir contre nous ; il gagnera en légitimité auprès des siens, et on évitera peut-être même une guerre civile.

Quoiqu’ils ne partageassent pas les mêmes réserves, Vivian et Clavarina répondirent par un même silence perclu de doutes. L’impératrice ne s’en préoccupa pas, préférant se tourner vers l’autre Enfant. Ce dernier, jusqu’à présent, était demeuré muet, le regard légèrement baissé. El’Dawnarya n’aurait pas été en mesure d’évaluer si c’était là le signe de son embarras ou bien de sa passive implication.

« Quand à vous, vous sentez-vous prête à vous exprimer devant une assemblée ? Vous vous êtes exercée, peut-être ? » L’enfant releva les yeux, mais Clavarina répondit à sa place : « Nous en avons discuté, effectivement. C’est encore un point que nous devrons travailler. »

El’Dawnarya, loin de se préoccuper de la jeune femme, se leva du banc de pierre et s'approcha de Kholia ; elle prit quelques secondes pour scruter sa tenue, son maintien et ses traits puis, affichant une moue dubitative, elle fronça les sourcils. « Il faudra vous redresser, comme ça », expliqua-t-elle en ramenant en arrière les épaules de l’Enfant. « Levez votre menton. Bien. Puis avancez légèrement votre mâchoire inférieure... C’est ça. Kholia avait une drôle de manie, aussi : elle joignait ses mains juste au-dessus de son ventre, juste là. Est-ce que vous avez discuté de la façon dont elle se tenait ? Comment elle parlait ? Sur quel ton ? Vous allez devoir agir en tout point exactement comme elle, vous en avez conscience ? »

L’enfant opina, mais ses yeux étaient ternes et la commissure de ses lèvres tombait légèrement sur une moue chagrine. « Vous ne gardez vraiment aucun souvenir de votre vie précédente ? » demanda Vi’Dawnarya en levant un sourcil. « Ni d’aucune autre avant elle », précisa l’Enfant en se tournant vers l’empereur. « De cela, il n’y a pas d’inquiétude à avoir », intervint Clavarina. « Il n’y a aucun risque que Kholia rejoigne à nouveau la rébellion. »

L’impératrice continua à dévisager cet Enfant qu’on avait tiré hors du temps et de l’Histoire, évidé de tout souvenir. « Vous ne lui ressemblez pas », finit-elle par souffler. «  À Kholia, je veux dire. Je ne peux pas prétendre que je la connaissais, mais il n’émane pas de vous ce qu’il émanait d’elle. Cela risque de poser problème », conclut-elle en semblant retrouver le fil de ses idées et de ses priorités. « Il vous faudra étudier sa vie. A-t-on toujours ses journaux ? Ceux qui avaient été confisqués ? » Comme Clavarina répondait par l’affirmative, l’impératrice poursuivit : « Je vais les confier à Zorach afin qu’il vérifie que ces carnets ne contiennent aucune information dangereuse. Ensuite je vous demanderai de les lire et de vous en imprégner. Les nobles ne verront aucune différence entre vous et Kholia, mais viendra un temps où vous devrez leurrer les rebelles ainsi que vos anciens proches. Il faudra que vous les rameniez à la raison, et pour cela, votre couverture devra être absolument parfaite. Vous comprenez ? »

L’Enfant hocha la tête. Les mots de l’impératrice rebondissaient sur les graviers sans vraiment l’atteindre ; il avait beau s’efforcer de s’en imprégner, il ne parvenait pas à se projeter à travers eux. On lui parlait de Kholia comme d’un étrangère, comme d’un objectif à atteindre, sans pour autant cesser de l’appeler par ce prénom : il y avait cette distance étrange entre lui et Kholia qui se rétractait parfois de façon impromptue avant de s’étirer à nouveau, et au milieu, des sentiments informes et vagues, dont il essayait de se saisir mais sans être capable de les nommer, d’en sentir les contours. 

Son regard tomba sur les parterres de fleurs qui fanaient plus loin. Il songea aux pétales qui tapissaient la terre brune et odorante, aux impressions qui l’avaient submergé en entrant dans les jardins : la vue du ciel, les fragrances disparates qui se bousculaient, et la brise, la sensation, pour la première fois, du vent contre sa nuque et ses bras nus. Il lui sembla étrange que tous s’attardent sur les arches d’un plan inutile visant à convaincre des inconnus ignorant tout de son existence qu’il n’était pas une menace, et même, qu’il œuvrerait pour la résolution d’un conflit qu’il n’avait pas causé, dont il ignorait tout, mais dont on le considérait pourtant comme responsable. Le soleil brillait à travers les nuages et caressait ses joues, mais il devait apprendre à devenir une autre.

« Je comprends. Et je ferai de mon mieux pour vous satisfaire », affirma Soren. Et de la même manière qu’il avait repris la formule de Jolly, il imita ses gestes et effectua une humble révérence. Lorsqu’il releva la tête, son regard était vide et un sourire aimable ornait ses lèvres. « Puis-je faire autre chose ? » L’impératrice se leva et considéra l’Enfant, les sourcils légèrement froncés. Elle hésita, faillit dire quelque chose, mais finit par congédier les Enfants. « Je vous ferai savoir quand je souhaiterai que nous nous réunissions à nouveau. Je vais demander à ce qu’un planeur vous ramène aux Quartiers Erlkönig », conclut-elle avant de s’en aller.

Comme elle s’enfonçait à travers les jardins, Vi’Dawn salua à son tour les Enfants, puis lui emboîta le pas. Comme il arrivait à sa hauteur, il lui prit la main et la pressa légèrement. « Tout s’arrange, on dirait. », l’encouragea-t-il. « Pas selon toi, j’ai l’impression », soupira sa femme. « Tu es tendu. Que se passe-t-il ? »

Vivian hésita, conscient que ses craintes ne pouvaient ni ne devaient attiser en lui de frustration : il lui fallait mener les problèmes de front et non pas les hiérarchiser comme il était tenté de le faire. « C’est le grand froid qui m’inquiète. On a reçu des nouvelles, et elles ne sont pas bonnes. » Comme Eléa allait prendre la parole, il l’interrompit, penaud :

– Je sais bien que ça n’a rien à voir. Je suis inquiet, c’est tout. Pour nous. Pour Lior… Le simple fait d’imaginer tes jardins couverts de givre me tétanise…

– Et moi qui craignais qu’on soit encore en désaccord, répondit Eléa en essayant de contenir un rire soulagé.

Toute la tension de la conversation avec les Enfants s’envola. Tout du long, elle avait senti le regard de Vivian peser sur elle et sur chacun de ses mots, et elle avait craint qu’une énième dispute n’étiole les quelques miettes d’énergie qui lui restaient alors même que l’après-midi ne faisait que commencer. Une vague de soulagement l’enveloppa, et elle serra à son tour la main de son mari dans la sienne avant de l’inciter à s’arrêter en face d’elle :

– Je suis touchée d’apprendre que tu tiens à mes pétunias, assura-t-elle avec un sourire. Surtout que, pour tout te dire, je te pensais absolument insensible aux beautés de la nature…

– Oh, ça ne restera jamais que des graines qui germent selon des facteurs génétiques aléatoires, la taquina Vivian.

– Mais ces courbes, ces lignes, ces couleurs ! insista Eléa d’une voix faussement outrée.

– Une fleur reste terne, quand on la compare à tes yeux.

Malgré le ton surjoué qu’il avait pris, Eléa sentit une pointe de sincérité dans la voix de son mari. Elle passa ses bras autour de son cou et s’approcha doucement de ses lèvres :

– Alors nous ne sommes pas fâchés ? s’assura-t-elle.

– Non, affirma-t-il en l’embrassant. Mais par contre, nous sommes en retard.

– On n’est jamais en retard, quand on a rendez-vous avec un Artium.

Leur rire s’entrechoquèrent, résonnant à travers les allées des jardins suspendus. A l’autre bout, derrière les arches et les hautes branches des arbres, Clavarina enjambait le planeur. Une fois à bord, elle tendit sa main vers l’autre Enfant pour l’aider à monter à sa suite.

Celui-ci ne réagit pas tout de suite, occupé qu’il était à considérer les allées verdoyantes et les nuages avec mélancolie : il n’avait pas hâte de retourner au sein des Ateliers Erlkönig. L’odeur des encens et la pénombre de la basilique commençaient à lui peser, le laboratoire n’étant jamais éclairé que par les quelques rayons colorés qui parvenaient à traverser les vitraux de l’édifice. Aussi poussa-t-il un soupir lorsque le planeur s’envola pour filer en contrebas, vers les étages inférieurs. L’engin traversa les nuages avant d’entrer à l’intérieur de la tour par l’un des larges tunnels les moins fréquentés. Ils zigzaguèrent entre les colonnes des quartiers des vents puis débouchèrent sur le puits central qui traversait la tour de part en part. Ils s’y engouffrèrent, descendant à pleine vitesse. Les étages défilèrent, l’architecture changeant en fonction de l’identité des différents quartiers. L’Enfant savoura les derniers relents de liberté que lui offrait cette course aérienne, puis fut contraint de redescendre à terre lorsqu’ils atterrirent sur l’une des plateformes prévues à cet effet.

« Ta capuche », lui rappela Clavarina en descendant à son tour. « Il ne faut pas qu’on te reconnaisse. »

L’Enfant s’exécuta. Autour de lui, les nacelles et les planeurs filaient en tous sens dans un bal coloré. Le quartier de l’Horloge était en pleine effervescence à cette heure de l'après-midi, et l’Enfant redoubla de prudence lorsqu’il s’avança sur les passerelles qui permettaient aux passants d’aller de part et d’autre du puits. Sous ses pieds, les pontons instables manquèrent plusieurs fois de lui faire perdre l’équilibre ; il fut donc d’autant plus soulagé de retrouver les dallages blancs et bleus de la grande place.

L’endroit était envahi par une foule bigarrée, composée essentiellement de passants pressés et de marchands ambulants. Au-dessus d’eux, la grande horloge cliquetait, ses immenses aiguilles dansant au fil des secondes. Se sentant perdu et vulnérable, l’Enfant baissa la tête et se faufila à travers la foule. Comme il apercevait les portes de la basilique, il pressa le pas. C’est alors qu’un homme le bouscula. C’était un individu robuste, vêtu simplement, sans doute un marchand. Comme il l’interpellait d’une voix forte, l’Enfant souffla une excuse à peine audible. Il ne releva pas les yeux, s’empressant de repartir, mais l’homme lui saisit fermement le bras. « Où tu crois aller, comme ça ? »

Les gens autour d'eux ralentirent pour observer la scène. Clavarina voulut intervenir, mais elle dut d’abord se frayer un chemin à travers la foule qui s’était attroupée autour de l’Enfant. Lorsqu’elle y parvint, elle trouva ce dernier le bras levé, comme tiré vers le haut par l’inconnu qui le secouait comme un prunier. « Arrêtez ! », s’exclama-t-elle en s’avançant. « Je vous présente mes excuses ; c’est ma faute, nous étions pressés et... ». L’homme se tourna vers elle et l’interrompit : 

– C’est pas vous qui m’êtes rentrée d’dans, m’dame. C’est à l’autre, de s’excuser.

L’Enfant allait prendre la parole, mais Clavarina s’avança de nouveau :

– Tout cela est un terrible malentendu…

Elle allait poser sa main sur le bras de l’inconnu quand celui-ci la repoussa. Comme elle ne s’y attendait pas, elle perdit son équilibre et sa capuche bascula en arrière, libérant ses longs cheveux argentés qui tombèrent sur ses épaules jusque sur le sol. L’inconnu fronça les sourcils lorsqu’il la reconnut. Après avoir lâché l’Enfant il cracha par terre avant de fusiller la jeune femme du regard : « M’approchez pas, vous. Et vous avisez pas de m’retourner la cervelle ! »

Clavarina leva les mains les mains pour signifier son innocence, mais les traits de l’homme se durcirent, affichant une expression de colère et de dégoût. « Créatures de malheurs… Vous, les Enfants, mériteriez de pourrir dans le brouillard. »

Comme quelqu’un intervenait dans la foule, Clavarina attrapa l’Enfant par le bras pour l’aider à se relever et l’entraîna avec elle, à l’écart de la petite foule qui se créait autour d’eux. Les cris de rancune et de haine les poursuivirent jusqu’aux portes qui trônaient aux pieds de la grande horloge. Ils se faufilèrent entre les lourds battants, et la jeune femme en profita pour reprendre son souffle, blessée par les insultes qui, loin de rebondir, s’étaient ancrées dans sa chair. Elle se sentait misérable, seule. 

Dans la pénombre de l’entrée, sous les mécanismes cliquetant des aiguilles, elle se tourna vers l’Enfant. « Est-ce que tout va bien ? », demanda-t-elle en commençant à remonter sa manche, cherchant à s’assurer qu’il n’était pas blessé. L’autre fit un pas en arrière, s’arrachant des mains de Clavarina. Il se contenta d’hocher la tête sans mot dire, la mine baissée, resserrant contre lui les pans de sa capuche. La jeune femme n’insista pas. « Reste près de moi, désormais. », dit-elle seulement en soulevant les tentures pour pénétrer à l’intérieur de la basilique.

Quelques rares pèlerins s’y trouvaient, assis sur des bancs, occupés à prier. Ils ne firent pas attention aux deux silhouettes qui se faufilèrent vers les escaliers en colimaçon. L’Enfant en escalada rapidement les marches jusqu’aux laboratoires puis disparut à l’intérieur de la cabane que Jolly lui avait confectionnée. Clavarina voulut l’interpeller mais elle interrompit son geste, consciente qu’il s’agissait là d’une de ses premières interactions avec l’extérieur, et qu’il lui faudrait du temps pour s’habituer à tant d’agitation – mais aussi d’animosité.

Elle se laissa tomber sur une chaise, exténuée. Cela faisait plusieurs jours que Jolly n’était pas descendu les voir, et le désordre environnant commençait doucement à prendre de l’ampleur. Elle essaya d’organiser ses notes, d’écarter les tasses vides pour les entasser plus loin. Si le domestique ne donnait plus de nouvelles, il lui faudrait faire appel à Mettle, sa femme de chambre. L’idée ne l’enchantait guère, aussi décida-t-elle de prendre les choses en main. Elle tria les chiffons qui lui servaient à éponger les expériences ratées, choisit l’un des moins sales, et entreprit de commencer à dépoussiérer la balustrade.

Elle s’occupait des étagères quand l’Enfant sortit timidement de son antre. Il s’approcha de la jeune femme et, remarquant qu’elle nettoyait les lieux, attrapa un autre tissu pour lui prêter main forte. « Je suis désolé », souffla-t-il. « Je n’ai pas fait attention et je vous ai attiré des ennuis. »

Clavarina voulut le rassurer en affirmant que rien de tout cela n’était de sa faute. Elle suspendit son mouvement un instant, cherchant quoi dire, mais ne réussit qu’à prolonger le silence entre eux deux. L’Enfant ne sembla pas remarquer le trouble de la jeune femme, trop occupé par ses propres pensées. Les mots se bousculaient dans sa tête, formant tour à tour la question qui lui rongeait le cœur. Quand il lui sembla possible de la formuler, il balbutia quelque chose, se reprit, hésita. Il se heurtait à un mur, à une difficulté inhérente au fait que verbaliser permettait aux idées, aux sentiments, de s’incarner, et tandis qu’il essayait d’expliciter ses craintes, celles-ci l’envahissaient davantage, picorant ses nerfs, sa peau. Clavarina comprit avant lui le trouble qui l’habitait. Elle n’attendit pas qu’il s’embourbe davantage et se tourna vers lui :

– Tu te demandes pourquoi je t’ai réveillé, c’est ça ? Alors que personne ne le souhaitait ?

– Au début, je pensais que j’allais devoir rester caché le temps qu’on me présente à la cour. Mais en vérité, même quand ce sera le cas, je devrais rester ici, n’est-ce pas ?

– Probablement, répondit Clavarina.

– Alors pourquoi ? Pourquoi avoir ramené ma conscience ? Pourquoi en avoir fait une coquille vide ?

Tandis que l’Enfant levait ses yeux vers elle, Clavarina n’y vit plus l’éclat du regard de Kholia, mais celui d’Harren. Soudain, elle ne fut plus cette jeune femme recluse dans son laboratoire, mais elle redevint l’enfant qu’elle avait été, des siècles auparavant, alors que l’Empire n’était pas encore, et que la Tour s’élevait dans les nuages sans qu’aucun de ses habitants ne sache qu’il existait des terres ou des hommes en contrebas : elle fut celle qu’elle avait été avant sa première mort. En ce temps-là, Harren était son frère, son jeune frère au sourire mutin, qu’elle avait vu grandir, qu’elle avait bordé, nourri, élevé, lorsqu’elle avait eu l’âge de prendre la tête de leur petit groupe. 

Clavarina était la seule des Enfants à avoir gardé l’ensemble de ses souvenirs, aussi était-elle également la seule à considérer l’ensemble des Enfants comme appartenant à une seule et même famille. Ils n’étaient pas des étrangers, pour elle, et à cet instant, alors qu’elle considérait le visage de Kholia, elle s’exprima comme elle l’aurait fait avec un proche, avec la sincérité de ceux qui ont l’assurance de pouvoir tout dire sans crainte d’être jugé, méprisé ou mal compris. 

– Parce que j’avais peur, avoua-t-elle. Et honte. Parce que je voulais me racheter, redonner une chance à Kholia après l’avoir trahie. Et surtout, parce que j’étais seule. J’étais seule depuis des années, et je n’en pouvais plus. En te ramenant, j’espérais partager cette malédiction avec quelqu’un d’autre : quelqu’un qui comprendrait ce que cela signifie que de traverser les siècles, que de voir le monde changer, les gens mourir, et de demeurer, pourtant, toujours la même, sans personne.

L’Enfant ne répondit pas. Après quelques instants à fixer les étagères, il reprit son chiffon et termina de les nettoyer avec minutie, puis il s’éloigna, l’esprit bousculé par des émotions et des considérations contradictoires. Mille réponses lui vinrent, mais il n’en mentionna aucune. Il se mura de nouveau dans le silence, les mains occupées et l’esprit clos sur ses pensées. Clavarina regretta d’abord ses paroles, persuadée qu’elle n’était parvenue qu’à enraciner plus avant la rancœur de l’Enfant à son égard. Pourtant, elle se sentait également soulagée d’avoir enfin avoué la véritable raison qui se cachait derrière toutes ces heures passées à réhabiliter le corps de Kholia. Plus que la culpabilité, plus que la honte et les bons sentiments qu’elle avait agités chaque fois qu’on l’avait interrogée sur les raisons de son entreprise, ce qui l’avait motivée, c’était la peur terrible, douloureuse et insoutenable d’être seule. Et elle avait beau n’en tirer aucune gloire, regretter son égoïsme, elle trouva du réconfort à nommer ce poids qui pesait sur sa poitrine, et elle espéra qu’après l’avoir partagé, elle pourrait enfin, s’en libérer.

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