Deux mois plus tard
Après avoir passé l’après-midi à acheter les cadeaux de Noël, Sofia et Ana ont trouvé juste de prendre un peu de temps pour elle, et ont élu domicile dans un salon de thé. Il faut dire qu’entre les grandes enseignes, le magasin de vinyle où Sofia tenait à dénicher une pépite pour son frère et quelques arrêts impromptus, au fil de l’inspiration, pour boucler les derniers achats, ceux pour lesquelles elles n’avaient plus trop d’idée, elles ont retourné tout le centre-ville de Bordeaux et croisé la rue Sainte-Catherine, plus bondée encore qu’à son habitude, plus que de raison.
Dans quelques jours, elles rentreront à Saint-Jean-d’Illac pour passer les fêtes en famille. Elles se retrouveront le 25 au soir pour se raconter à quel point elles auront trop mangé et se dire que le Noël de l’année précédente, c’était hier. Que le temps qui défile si vite les angoisse. Mais pour l’heure, il s’agit de profiter de leur dernier moment de calme toutes les deux avant de revenir à Bordeaux pour le Nouvel An.
Devant elles, deux tasses fumantes d’un chocolat au lait si épais que Sofia n’en déguste que de minces gorgées à chaque fois. Les arômes de chocolat corsé râpent sa gorge, aussi coupe-t-elle souvent avec son verre d’eau. Ana n’a pas touché à sa boisson. Happée par son téléphone, son doigt tapote machinalement à l’écran par intervalles de quelques secondes. Sofia en profite pour sortir de son sac la combinaison de surf qu’elle a trouvée pour Baptiste et caresse le néoprène de son doigt. Elle espère qu’il aimera ce modèle. Il a beau passer son temps à faire repriser les trous de sa combi actuelle, Sofia a jugé qu’il était temps de la jeter à la poubelle. Elle sait ce que cadeau lui plaira, même si elle espère que Baptiste n’insistera pas pour la traîner dans les vagues de sitôt. Elle n’aime pas assez l’océan pour s’y risquer en dehors des jours chauds d’été et des plages surveillées.
— Je me suis peut-être inscrite sur quelques applis, lance Ana dans l’air, comme si elle voulait que personne n’attrape ces quelques mots mais qu’elle se sentait toutefois coupable d’y consacrer du temps sans justifier de sa démarche.
D’un geste théâtral, elle fait glisser son doigt sur son écran en soufflant son désespoir.
— Toi, la grande romantique ? Tu t’es mise aux applications ?
— Oh c’est bon, il faut bien que je rencontre quelqu’un !
Il faudra bien, oui, pense Sofia, mais pour l’heure, Ana cite encore Samuel un jour sur deux et a toujours le visage marqué par le manque de sommeil. Sofia aimerait lui dire que son amie a le temps, mais elle n’ose plus. Pas depuis ce qu’Ana lui a dit la dernière fois. Alors sur tout ce qui pourrait impliquer une temporalité quelconque dans la vie d’Ana, Sofia décide de ne plus rien dire, même si elle n’en pense pas moins.
— Regarde celui-là, reprend Ana en lui montrant son téléphone.
Sur une photo en noir et blanc, un homme avance, les mains dans les poches, lunettes de soleil sur le nez, et regarde sur le côté. Avec son chino et trois boutons de sa chemise ouverte, il semble tout droit sorti du Cap Féret.
— Ça, c’est ton style de mec ?
Sofia ne le trouve pas désagréable à regarder, bien au contraire, mais cet homme ne ressemble pas à Ana. Elle l’imagine avec un homme plus petit, moins athlétique, moins guindé. Un homme comme Samuel, même si elle essaie de s’enlever aussitôt cette pensée de sa tête. Même avant Samuel, son petit-ami du lycée, Yohann ressemblait à Samuel. Et au primaire, Ana aimait Quentin. C’était le plus petit de la classe. Non, se convainc-t-elle, cet homme n'a rien à voir avec les goûts d’Ana.
— Il faut bien essayer de se renouveler un peu, non ? lâche Ana d’une voix éraillée.
Sur ce, elle se décide enfin à poser son téléphone et boire sa première gorgée de chocolat. « Toujours aussi bon » ponctue-t-elle le sourire aux lèvres.
— Il te plaît, au moins ?
— Il est sympas. On discute bien. Regarde, il est même fan de mots fléchés, dit-elle en agitant son profil aux yeux de Sofia.
— Super, ironise Sofia. Niveau combien ?
— Je ne lui ai pas demandé, continue Ana en haussant les épaules. Non mais franchement, ce n’est pas le mec parfait ?
— S’il suffit de faire des mots fléchés pour être parfait, alors ça ne devrait pas être aussi dur que je pensais de trouver l’amour.
— Mais regarde ! insiste Ana en rapprochant encore plus son écran du nez de son amie.
Sofia saisit le téléphone d’une main et lève sa tasse de l’autre. Entre trois lignes de profil, elle boit de petites gorgées de ce chocolat qui réchauffe ses entrailles. La description, banale somme toute, est plutôt courte. Comment conclure que quelqu’un est parfait sans même l’avoir rencontré, à partir de quelques lignes de profil et une dizaine de messages échangés ? Sofia est dubitative, mais elle se réjouit de voir son amie penser à autre chose qu’à sa rupture. Si elle pense rencontre, c’est qu’elle commence à se reconstruire. Et même si Sofia ne la croit pas encore prête à entamer une nouvelle relation, elle se dit que cela viendra, que c’est une question de temps.
— Vous allez vous rencontrer ?
— En janvier, après les fêtes de fin d’année. Lui et les autres.
— Les autres ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai le temps d’expérimenter, de conclure que ce n’est pas le bon et de tout recommencer de zéro, indéfiniment, pendant des années ? Non, je dois être pragmatique. Appel d’offres, mise en concurrence et choix de l’homme.
— L’amour n’est pas une OPA, souffle Sofia.
— J’ai renommé cette fin d’année : trouver le père de mes enfants. Début 2025, je les teste. Et si tout se passe bien, objectif bébé 2027.
— Je rectifie : l’amour n’est pas un rétroplanning.
— Et pourquoi pas ? Suivre ses sentiments, c’est un truc d’avant trentaine.
— Je ne crois pas qu’il y ait d’âge pour ça.
— Comprends-moi un peu, couine Ana.
Sofia lève les mains, en signe de reddition. Elle ne franchira pas cette ligne. Si Ana veut se lancer dans une quête désespérée du père de ses enfants, elle ne fera rien pour l’en empêcher. Mais tout de même, cela l’étonne. Ana a été bercée par les films de princesses Disney. Elle croit à l’âme sœur, du moins elle a cru que la sienne était Samuel. Peut-être apprend-t-elle de ses erreurs ? Mais passer d’une vision hollywoodienne de l’amour à une approche aussi mécanique de l’engagement est un peu extrême au goût de son amie.
Laisse-la expérimenter, vous en rirez plus tard.
À cette pensée d’elle et Ana, toutes ridées, sur des rocking chairs, en train de rire à leurs erreurs de jeunesse, Sofia sourit. Elle ne sait pas grand-chose du futur mais cela elle le sait. Quand elles seront à la retraite, elles seront encore ensemble comme elles l’ont toujours été. Sofia espère que Baptiste aussi, sera là, dans son fauteuil préféré au coussin affaissé par des décennies de fesses constantes. Baptiste, et personne d’autre. Elle n’imagine pas des enfants venir leur rendre visite le dimanche. Elle n’imagine pas de petits-enfants jouer dans le salon. Elle ne les imagine qu’eux, ceux de sa génération, avec leur vie derrière eux et la certitude qu’au moins, ensemble, ils ne mourront pas seuls.
Ana, elle, voit toutes ces générations futures gambader autour d’elle. Elle ne sait pas encore qui est cette silhouette au visage flou qui se trouve à ses côtés, mais elle s’en fiche. Les rides de son visage se déforment sous ses sourires tandis qu’elle voit sautiller des versions miniatures d’elle qui braillent en appelant son nom. « Maman ! » « Mamie ! ». Pour rien au monde, Ana ne compromettra cette vision. Certainement pas pour l’amour. Cela viendra en chemin. Et, depuis qu’elle se l’est dit, elle se sent tranquillisée. Si ça ne devait pas être Samuel, alors ce sera quelqu’un d’autre. Elle a essayé l’amour fou, l’amour passionnel, l’amour inconditionnel, mais en a conclu que ça ne dure pas toute la vie. Pas dans son cas, du moins. Elle ne fera pas deux fois la même erreur.
J'ai été si surprise de l'ellipse ! C'est drôle parce que ça a marché comme un moteur de tension : je me demandais "est-ce que Sofia est encore avec Baptiste ?". Manifestement, oui. Et j'en ai déduit que manifestement ils n'ont pas encore discuté.
C'est marrant cette limite dans l'amitié entre donner son avis de personne-témoin, en tant qu'accompagnatrice d'existence, sur ce qu'on pense être sain et adapté pour son amie, et le lâcher-prise de "après tout, c'est sa vie et c'est une période". Il y a tout un jeu délicat de communication et émotions dedans que tu représentes bien, je trouve.
Il y a quelques détails qui peuvent être affinés en réécriture, je pense, je vois des phrases qui pourraient être coupées, des coquilles, mais je ne m'arrête pas dessus, ce serait plutôt l'affaire d'une relecture sur manuscrit entier pour moi (je crois qu'on fonctionne à l'inverse en lecture du coup, je fais plutôt dans le général structure/perso/intrigue/thème chapitre à chapitre, et dans le détail en manuscrit). Le seul truc que je vois utile à relever pour le moment, c'est un geste que j'ai perçu comme une incohérence : Ana est sur son portable, montre la photo d'un homme, puis pose son portable et se consacre à sa boisson, mais une seconde après elle est en train de montrer son profil à Sofia. Ca m'a fait comme un faux-mouvement en termes de dynamique de scène : la tension du fait qu'elle est sur son portable alors qu'elles sont au café ensemble s'était résolue mais elle revient sans que ce soit relevé ou déclenché en quelque sorte, tu vois ce que je veux dire ?
J'ai adoré les paragraphes finaux. Je me vois souvent âgée avec mes soeurs et mes plus proches ami.e.s et je trouve ça beau que les visions d'Ana et Sofia contrastent comme ça. C'est chouette.
Alors pour l ellipse elle s imposait un peu et sans spoil aucun, il y en aura plusieurs dans le livre, ce que je ne suis pas du tout habituée à faire !!! Donc si parfois elles sont maladroites ou trop abruptes, n hésite pas à me le signaler
Je prends due note pour l incohérence ! Et en effet, nos focalisations à la lecture sont différentes du coup !
J ai bien en tête ta BL, la fin d année est un tunnel de travail de mon côté donc je n ai malheureusement pas pu m y atteler encore mais promis, ce sera pour bientôt :)
Bien à toi, et merci encore pour tous tes retours
Déjà, les thèmes me parlent. Je suis dans cette tranche d'âge, mes amis aussi, et je me retrouve et retrouve mes amis dans de petites scènes. Ça me fait un effet miroir, et je trouve que tu traites les sentiments de chacun avec beaucoup de justesse, autant dans leur parole que dans les non-dits. C'est quelque chose m'a vraiment touchée dans ton histoire, ce côté si réaliste.
Aussi... J'ai aussi vécu à Bordeaux, pour mes études, avant de rentrer dans ma campagne (pas la Creuse, mais ça m'a fait sourire parce que c'est un département voisin) donc même dans les endroits, tout me semble familier, comme une histoire qui pourrait être la mienne, qui aurait pu, et qui parlent de filles qui auraient pu être mes amies.
Bref je me stoppe ici, mais vraiment, une bien belle découverte ! Merci pour ce partage :)
Par ailleurs, j'ai aussi étudié à Bordeaux, et même si je n'y habite plus depuis plus de dix ans, j'aime y planter mes histoires... Pourtant, je suis aussi attachée à d'autres endroits ! Mais il faut croire que cette ville m'inspire.
Merci encore pour tes retours ! J'avais prévu d'écrire aujourd'hui, et là je me dis "ALLEZ !! AU TRAVAIL !!!" :P