Chapitre 5

Par Eyram

Lorsque Kaelis franchit le seuil de la Salle de Bal, elle en eut le souffle coupé.

La pièce, immense et circulaire, s'ouvrait sous une voûte constellée d'éclats mouvants, comme si la nuit elle-même avait été capturée et suspendue au-dessus des convives. Des lustres flottants, faits de cristaux enchantés, diffusaient une lumière douce, dorée et tremblante, qui ondoyait comme des reflets sur l'eau. Le sol, d'un marbre lustré aux veinures sombres, renvoyait le moindre éclat avec délicatesse. Des colonnes torsadées soutenaient la galerie supérieure, où des musiciens jouaient, en apesanteur, un air raffiné aux modulations ensorcelantes. Dressé sur des nappes de velours rouge, un immense buffet offrait un nombre infini de mets fins et de boissons aux couleurs changeantes.

À son entrée, un silence s'abattit, ponctué de murmures glissés entre éventails et verres de cristal. Tous les regards convergèrent vers elle. Kaelis sentit les yeux de la Cour se poser sur sa peau comme une lame froide : elle était scrutée, disséquée, analysée. Elle n'était plus à Solmire. Elle n'était pas en territoire conquis. Ici, on la connaissait de réputation, mais aucun visage ne lui était familier. Elle comprit, en cet instant, que cette Cour ne l'accueillait pas. Elle l'observait. Elle l'évaluait.

Elle inspira profondément, redressa les épaules, et s'avança jusqu'à Vaeren. Il portait une tenue de soirée aux teintes sombres, subtilement brodée de motifs d'ombre et d'encre, dont les reflets se révélaient à chaque mouvement. Une veste ajustée, à col haut délicatement ouvragé, épousait sa silhouette avec une précision militaire. Lorsqu'il la vit s'approcher, quelque chose vacilla dans son regard - un étonnement sincère, presque un émerveillement silencieux. Un sourire léger étira ses lèvres.

- Pardonnez-moi de n'avoir encore jamais complimenté votre beauté. Vous êtes splendide ce soir… vous attirez tous les regards, souffla-t-il à son oreille.

- Je vous remercie. Vous n'êtes pas en reste non plus… mon époux, répondit Kaelis avec un sourire discret et malicieux.

Vaeren planta ses yeux dans les siens. Son regard était profond, dense, presque déroutant. Elle sentit un frisson remonter le long de sa colonne.

-  M'accorderiez-vous cette première danse ? demanda-t-il, lui tendant la main.

Elle la saisit sans hésiter. S'il y avait bien un art qu'elle maîtrisait, c'était celui-là. À Solmire, elle avait dansé toute sa vie. Elle adorait tourner sur les parquets lissés, se perdre dans la musique, se sentir au centre du monde dans les bras d'un homme ébloui. Et ce soir, elle le savait, tous les regards étaient braqués sur elle.

Lorsque Vaeren la mena au centre de la salle et que la foule s'écarta, formant un cercle autour d'eux, Kaelis sentit son sang pulser d'une exaltation électrique. Elle n'avait pas besoin de réfléchir : ses pas étaient instinctifs, maîtrisés, souverains. Son corps ondulait avec grâce, sa robe tourbillonnait autour d'elle comme une flamme domptée, ses cheveux dorés accompagnaient le mouvement en une cascade vive.

Elle dansait.

Et elle régnait.

Elle sentait les mains de Vaeren sur sa taille, fermes mais respectueuses, et son souffle proche du sien. Elle aurait voulu que le temps suspende sa course. Elle aurait voulu… plus. Mais elle savait attendre.

Lorsque la musique s'acheva, Vaeren et Kaelis s'immobilisèrent et se regardèrent fixement. Ce regard était profond, intense, et Kaelis le soutenait avec un air de défi et d'amusement. Elle sentait son Sceau palpiter sous sa peau, juste au creux de sa clavicule, le rendant perceptible aux yeux de tous.  Lorsque la musique reprit, d'autres couples vinrent danser, et elle s'écarta de son époux pour aller se rafraîchir. 

Kaelis joua le parfait rôle d'épouse durant le reste de la soirée. Elle but et mangea avec mesure. Dança avec quelques nobles triés sur le volet. Fit la connaissance de figures importantes de la Cour. Et chaque sourire, chaque mot, chaque inclinaison de tête était parfaitement maîtrisé. Elle reçut des félicitations pour son mariage. On loua son élégance, son aisance, sa beauté. Même Lady Seralyne, la mère de Vaeren, l'aborda avec une bienveillance feutrée qui sembla sincère. À cet instant, Kaelis se dit qu'il serait peut-être possible de se sentir chez elle, ici.

 

Lorsque la soirée toucha à sa fin, Vaeren la raccompagna jusqu'à ses appartements. Le couloir baignait dans une lumière tamisée.

- Cette soirée était parfaitement réussie, dit-il d'une voix basse. Et c'est en grande partie grâce à vous. Vous avez fait beaucoup d'effet à cette Cour.

- Ce n'est pourtant pas cette Cour que j'ai épousée, répondit Kaelis, un sourire en coin au bord des lèvres.

Vaeren la fixa, légèrement amusé.

- Peut-être. Mais je vous assure que ce soir… vous m'avez troublé plus que je ne saurais l'admettre.

Son regard glissa, l'espace d'un souffle, vers son décolleté. Elle le vit. Et elle le laissa faire. Puis il redressa les yeux, un éclat joueur au fond du regard.

- Ne précipitez pas les choses, Kaelis.

Elle laissa le silence planer entre eux l'espace de quelques secondes.

- Bonne nuit, Vaeren, répondit-elle, sereine.

Il se pencha et déposa un baiser léger sur le dos de sa main, puis s'éloigna, disparaissant lentement dans les ombres du couloir.

 

Ce soir-là, Kaelis s'endormit le cœur apaisé, un sourire aux lèvres, un feu sous la peau.

Depuis longtemps, elle n'avait pas aussi bien dormi.

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