Chapitre 6

Par Eyram

La veille du rituel, Kaelis se sentait nauséeuse.

Ses premiers jours dans le palais s'étaient pourtant déroulés mieux qu'elle n'aurait pu l'espérer. Elle n'avait pas passé beaucoup de temps avec Vaeren depuis le soir du banquet, mais elle sentait qu'une infime chaleur s'était tissée entre eux. Lorsqu'il posait les yeux sur elle, il la regardait vraiment. Et quand il lui souriait, ses sourires semblaient plus sincères, comme si une fissure s'était dessinée dans le masque froid et impénétrable qu'il portait en permanence. Elle savait qu'elle devrait faire preuve de patience, mais elle était rassurée par cet imperceptible changement dans son comportement.

Pourtant, à l'approche de l'Éveil du Sang, l'angoisse la gagnait. Elle avait du mal à respirer, comme prise en étau par des forces invisibles. Elle s'était répété un nombre incalculable de fois la scène dans sa tête, elle connaissait chaque geste, chaque parole à venir. Il ne s'agissait que de se laisser traverser par la magie, de l'accueillir, de la laisser jaillir - comme un fleuve qu'elle n'aurait qu'à canaliser. Elle s'attendait à sentir un souffle puissant l'envahir, une lumière brûlante affluer dans ses veines. Elle savait que ce serait écrasant, mais que, dès le premier instant, elle devrait la maîtriser. Son stress était naturel, surtout à l'idée que les deux Cours des Maisons Velmarn et Solmire assisteraient à la cérémonie.

Durant toute la journée, elle s'efforça de se détendre, de relâcher son corps, de préparer son esprit. Mais rien n'y faisait : plus les heures passaient, plus son cœur battait à tout rompre. Elle aurait voulu que sa mère soit là, pour la rassurer, pour lui dire que tout allait bien se passer.

 

Après le dîner, Kaelis était assise sur le bord d'un grand divan de velours rouge, au cœur de la bibliothèque principale. L'endroit, vaste et feutré, respirait une magie ancienne. Là, sous les hautes arcades tapissées de livres, elle sentit son Glyphe vibrer doucement sous sa peau.

Sous sa clavicule gauche, le Sceau de Solmire brillait d'une lueur diffuse.

Ce tatouage sacré, tracé à la naissance par un rituel ancestral, liait magiquement chaque héritier à sa Maison. Seuls les descendants de lignées pures recevaient ce marquage. Le Sceau de la maison Solmire représentait une branche d'if, fine et élégante, dont les extrémités évoquaient des rayons solaires. Ses lignes étaient très fines, presque calligraphiées, comme un fil d'or noir sous la peau. Ce tatouage se situait juste sous la clavicule gauche, à la lisière du cœur, et n'était pas plus grand que la taille d'un doigt. Dans la lumière ordinaire, il était presque invisible, il pulsait légèrement, comme illuminé par un feu intérieur. Mais dans certaines circonstances, il pouvait apparaître plus nettement : lorsque son porteur activait sa magie, ou lorsqu'il était submergé par des émotions intenses. Le Sceau de Solmire avait aussi une autre particularité : il détectait la présence de pouvoirs extérieurs. À la moindre tentative d'influence magique, il s'illuminait, avertissant silencieusement son détenteur. Chaque Sceau n'était pas seulement un symbole, il incarnait un fragment du pouvoir même de la Maison, et portrait en lui des capacités propres, un potentiel latent. Certains Sceaux, au fil du temps, évoluaient, révélant des aptitudes nouvelles, des protections insoupçonnées ou des dons uniques selon la singularité de leur porteur, que même les arcanistes les plus érudits ne savaient pas toujours expliquer.

Ce soir-là, le Sceau de Kaelis semblait vibrer d'une impatience sourde, comme si une force enfouie en elle tambourinait contre sa cage thoracique. Elle ressentait qu'un pouvoir grandissait en elle, prêt à éclore. Pourtant, au creux de son ventre, une sensation étrange, désagréable, ne cessait de croître.

 

Lorsqu'elle retourna dans sa chambre pour aller se coucher, ce malaise indéfinissable s'accentua. Les couloirs semblaient retenir leur souffle sur son passage. Les ombres projetées par les bougeoires se mouvaient doucement, comme animées d'une vie propre, glissant contre les murs, l'effleurant presque. Kaelis hâta le pas, oppressée par cette présence invisible, jusqu'à atteindre ses appartements.

Une lettre reposait sur son chevet. Elle l'ouvrit.

"Demain est un grand jour pour nos deux Maisons. Essaie de dormir profondément. Je sais que tu es prête. Tu seras plus resplendissante que jamais."

Signé simplement : Vaeren. Ses mots la réconfortèrent. Lui-même avait vécu cet Éveil il y avait un peu plus d'un an, lors de ses vingt-cinq ans. Il savait ce qu'elle allait affronter, et il croyait en elle.

 

Kaelis se glissa dans ses draps et tenta de chasser le flot de pensées infernal qui affluait en elle. Après de longues minutes d'agitation silencieuses, elle finit par sombrer dans un sommeil agité.

Elle fit un rêve étrange, dans lequel elle errait dans le Palais des Ombres, mais les couloirs n'étaient plus ceux qu'elle connaissait. Ils étaient faits de verre, aux parois lisses, miroitantes. Partout autour d'elle, son propre reflet la suivait, démultiplié à l'infini, et chaque reflet était différent.

Dans l'un, elle voyait son visage, auréolé d'une lumière blanche, presque divine.

Dans un autre, ses yeux brillaient d'une lueur sombre, terrifiante.

Plus loin, son reflet portait une couronne brisée.

Et plus elle avançait, plus les images devenaient floues, déformées, monstrueuses.

Une silhouette surgit dans un miroir fissuré : elle-même, mais plus grande, plus sauvage, presque horrifiante.

Effrayée, elle accéléra le pas. Mais les reflets, eux, ralentissaient. Enfin, à l'instant où elle tendit la main pour toucher un miroir, ses reflets s'effacèrent, engloutis par une brume noire qui suintait des murs, avalant sa propre image.

 

Kaelis se réveilla en sursaut, haletante, trempée de sueur. Elle se sentait observée par chaque recoin de la chambre, par les ombres qui l'entouraient et qui semblaient s'être épaissies, se mouvant dans la nuit sombre, presque vivantes.

Elle alluma une lampe magique d'un geste brusque, puis se dirigea vers le lavabo. L'eau glacée sur son visage apaisa brièvement son trouble. Mais lorsqu'elle leva les yeux vers le miroir, elle se figea.

Son Glyphe avait changé.

Le Sceau de Solmire, habituellement d'or pâle, était devenu noir comme l'onyx, figé sous sa clavicule. Il ne pulsait pas. Il semblait inerte, froid, prostré. Jamais encore elle ne l'avait vu revêtir cette apparence.

 

Le cœur serré, elle retourna se coucher, incapable de chasser cette image de son esprit. Et cette fois, elle plongea dans un sommeil lourd, sans rêve ni cauchemar. 

Juste… le néant.

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