Résidence du président Bouhier
Édith avait été soufflée pour la deuxième fois de la journée, heureusement, cette fois-ci ce fut de ravissement, quoique le ravissement était survenu en même temps qu’un état de choc. La résidence du président Bouhier, dans laquelle logeait la duchesse de Montpensier, était une vraie fourmilière ! Nombre de courtisans, pages, valets en livrée, dames en belles toilettes, domestiques et soldats entraient et sortaient dans un va-et-vient incessant ! La cohue était telle que l’escalier d’honneur était noir de monde et l’on se bousculait pour monter les marches.
La demoiselle fut guidée à travers l’hôtel particulier par le laquais qui l’avait amenée en ce haut lieu et elle le suivit d’un pas hâtif parce qu’elle avait l’impression qu’il courrait, alors qu’il ne faisait que marcher de bonne allure. Pour sa défense, Édith était harassée par un long voyage de trois semaines et cette pesanteur abyssale, cette fatigue ininterrompue depuis le départ de Montgey, l’assommait et lui faisait traîner la patte.
— Ne traînez pas demoiselle, lui dit justement le laquais, Son Altesse Royale Mademoiselle vous attend.
— Ou… oui, oui, répondit-elle en jetant un regard en arrière à Jacquemine qui la talonnait, en aussi grande forme qu’elle.
— Surtout ne vous adressez à Son Altesse Royale Mademoiselle qu’en ces termes précisément. Pas de madame la duchesse, pas de liberté, pas de familiarité, Son Altesse Royale Mademoiselle est la petite-fille du roi Henri IV et la nièce de feu le roi Louis XIII ! récita-t-il avec orgueil. Lorsque vous entrerez, faites au mieux votre révérence et ne parlez que si elle vous le demande ! Attendez qu’elle vous adresse la parole la première, ne prenez pas d’initiatives malheureuses ! Je préfère vous avertir, elle est faible et parfois de mauvaise humeur, des clous(1) l’importunent à cause de ce temps pluvieux à faire mourir toute âme !
Ces avertissements eurent tôt fait de réduire à néant la joie secrète qu’éprouvait Édith à rencontrer une personne royale et à raviver son angoisse à commettre un impair…
Elle se sentait gauche, provinciale, mal dégrossie et point à sa place, elle appréhendait la rencontre et essayait de calmer son cœur qui cognait comme une grosse caisse dans sa poitrine. Si elle avait su, elle aurait revêtu la plus belle toilette emportée dans ses malles…
La différence entre sa mise simplette -correcte en province- était frappante avec les personnes qu’elle croisait dans les couloirs… Au détour d’un salon, elle manqua de percuter des gens de qualité, robes noires pour l’un, tricorne à plume sous le bras pour l’autre et bafouilla des excuses inaudibles avant de rattraper son guide.
Le laquais s’aperçut de l’incident frôlé de justesse et lui souffla laconiquement, faute de trouver quoi avancer d’autre : « Ce sont messieurs l’échevin Desnoyers et de Brisacier(2), secrétaire des commandements de la Reine, qui sont venus porter leurs salutations à Son Altesse Royale Mademoiselle. »
Cela ne rassura point Édith qui déglutit, de plus en plus mal à l’aise.
Après maintes déambulations, elle fut conduite devant une grande porte au chambranle en pierre sculpté et attendit que le laquais frappe et qu’une voix féminine lui réponde :
— Entrez !
Édith allait passer les portes soudainement ouvertes par deux valets de pieds quand elle entendit dans son dos le laquais dire à Jacquemine : « Seulement mademoiselle. » Édith ferma les yeux, elle allait devoir affronter seule la duchesse de Montpensier, cousine du roi de France, et voilà que ses genoux flanchaient et tremblotaient.
Avec tout le courage qui lui restait et surtout toute la force, elle s’avança au milieu de la pièce cossue et se plia en la plus belle révérence qu’elle put offrir et crut bien choir comme un sac de farine à cause de ses jambes en coton.
Même sans la voir, elle sentit sur elle le regard scrutateur de la duchesse de Montpensier. Lorsqu’elle eut la permission de se redresser, la première image qu’elle eut de la cousine du roi fut de la contempler assise en majesté. Sa longue robe de soie damassée couleur ventre de biche s’étalait à ses pieds comme une cascade de tissu luisant telle la Toison d’Or et nombre de passementeries ornaient son corps de robe(3).
— Approchez mon enfant que je vous regarde, dit-elle d’un ton solennel et empli d’élégance en posant un mouchoir à côté d’elle.
— Mes hommages Votre Altesse Royale Mademoiselle, prononça-t-elle en faisant une nouvelle fois une révérence.
La grande dame sourit et la dévisagea avec une étrange lueur dans le regard.
— Vous me faites penser à la reine.
Édith rougit jusqu'aux oreilles du compliment qui était plus doux à l’oreille que le fiel que lui avait lancé l’autre perroquet mal élevé dans la rue !
— C’est me faire trop d’honneur, bredouilla-t-elle, la reine… la reine est si… royale…
La duchesse de Montpensier rit et déplia son éventail peint de motifs floraux. Elle eut la décence de cacher son rire afin de ne pas faire montre d’une impolitesse face à la répartie naïve, mais adorable, de cette provinciale exquise.
— La reine possède comme vous un fort reste de sa région natale : son accent.
— Oh, répondit Édith en s’empourprant de plus belle, je vois… pardon, je ne connais pas encore l’accent de la Cour…
— Nulle inquiétude à ce sujet, conservez-le, il est charmant, tout à fait charmant ! J’ai l’impression de voyager sans l’inconfort d’un périple, oh mais j’y pense, vous devez être exténuée mademoiselle de Montgey !
— Je vous le confesse que je le suis, cependant si Votre Altesse Royale Mademoiselle souhaite me soulager et me permettre de m’asseoir, je recouvrerai aussitôt mes forces pour lui tenir compagnie.
La duchesse de Montpensier rit franchement cette fois et claqua son éventail en le fermant, elle n’avait plus besoin de se cacher. Elle appela un domestique et le somma de lui apporter un fauteuil de son cabinet, lequel était plus confortable que ceux qui meublaient l’antichambre dans laquelle avait lieu la présentation.
Édith remercia chaleureusement la duchesse pour tant d’égard à son attention et étendit ses remerciements pour le carrosse qui était venu la chercher au bureau de Messagerie. Lorsque le valet de pieds parut dans l’antichambre avec le beau fauteuil à dossier et assise rembourrés, elle songea que jamais elle n’en avait vu un avec un aussi exquis brocart.
Elle prit place dessus et retint un soupir de fatigue, cela aurait eu mauvais effet devant la duchesse de Montpensier. Or son hôte qui était aguerrie à l’art de recevoir et de vivre dans le monde de la cour n’eut point besoin qu’Édith formulât son harassement pour commander des rafraîchissements.
Un autre valet de pied les apporta et servit à ces dames une limonade bien fraîche qui n’avait rien à envier à celle des limonadiers ambulants près de la Seine. Après avoir bu et avoir remercié la duchesse pour cette attention, elle lui narra par le menu(4) -selon la demande de son hôtesse- son voyage depuis Montgey. Le récit fut raconté avec méticulosité et après quelques échanges, la duchesse supposait en son for intérieur qu’elle s’entendrait à ravir avec cette mignonne à l’accent chantant. Voilà à quoi songeait la cousine du roi et elle eut été ravie de savoir que le premier sentiment d’Édith à son égard avait été identique.
Au moment où Édith développa l’épisode de sa découverte avec le territoire dijonnais, elle en vint naturellement à se confier sur sa mésaventure avec le jeune cavalier à la beauté renversante, cependant d’une abjection égale à son charme !
La duchesse changea d’intérêt à cette narration.
Si Édith avait été de loin membre de la cour et une demoiselle aguerrie à l’art des conversations, elle aurait décelé dans l’infime lueur des yeux de la duchesse, que ses paroles étaient digne d’attention. Elles n’étaient pas faites du bois dont on faisait des conversations mondaines et superficielles, vite prononcées, vite oubliées, mais dissimilaient un parfum de secrets...
L’épisode du cavalier révélait un fait caché, voilà ce qu’aurait compris Édith si elle avait été à la cour de longue date et si elle l’eût été pour de vrai un de ses membres, elle aurait sûrement gardé pour elle cet incident.
Las(5), c’était trop tard, la duchesse avait fait le lien. Elle détenait la pièce manquante à cette histoire opaque...
D’un air détaché, la cousine du roi prit son verre de cristal à moitié plein de limonade et demanda des précisions sur ce fameux cavalier.
— Était-il jeune ?
— Oui.
— Plus que vous ?
— Non, il doit avoir quelques années de plus que moi…
— Redites-moi comme s’est déroulée votre rencontre, demanda la duchesse de Montpensier mine de rien.
— Nous nous sommes rencontrés par hasard à un carrefour, même si pour lui, de hasard il était nullement question. Peu de temps avant que votre voiture n’arrivât sur les lieux, un accident avait secoué le croisement. Un vinaigrier avait été renversé par une voiture aux dires du cavalier. Par deux fois ce fat est venu à mon carreau me jeter des accusations cinglantes ! Il a osé prétendre que cet accident était de mon fait et que la responsabilité de la mort -Dieu est son âme- du pauvre vinaigrier était mienne !
— Il vous a accusé frontalement ? questionna la duchesse de Montpensier en la scrutant d’un regard perçant.
— Dame-oui ! s’exclama Édith encore outragée par l’offense gratuite. Il m’a lancé : « Réjouissez-vous, vous venez de remporter cette manche mais pas la guerre ! » Puis il est parti furieux sur son cheval.
La cousine du roi laissa peser un silence qui n’encouragea point Édith à reprendre son discours, craignant désormais que la duchesse n’ait reconnu le personnage, pire que par son emportement à manifester son outrage, elle n’ait commis un crime par la parole. Car il était certain que le cavalier appartenait à la noblesse, ces atours parlaient pour lui.
Inquiète d’avoir craché son ressentiment sur un inconnu qui pouvait être plus puissant qu’elle ne le pensait, Édith patientait, une goutte de sueur coulant le long de sa nuque à mesure que la duchesse la scrutait sans explication.
Lorsqu’elle rompit le silence, elle lui posa une question d’un ton mondain mais Édith sentit cette fois que cette question anodine ne l’était point. Elle était cruciale.
— Était-il beau garçon ?
Édith rougit et toussota, gênée, car elle fut obligée, sous peine de mentir et mentir était péché, d’avouer que de beauté, le cavalier n’en manquait guère.
Le rire malicieux de la duchesse de Montpensier ne se fit point attendre et fusa sur ses lèvres vermeilles comme une flèche funeste.
— Je vois que vous avez eu l’honneur d’apprécier la courtoisie de monsieur Charles d’Astérie, fils du comte de Val-Griffon. Un jeune homme dangereux… Qui plus est, devait être à Plombières chez monsieur Gauthier(6) avec Monseigneur au moment où vous l’avez rencontré...
GLOSSAIRE :
(1) Furoncles.
(2) Guillaume de Brisacier (1636-1699)
(3) Vêtement baleiné porté sur la chemise à petites manches.
(4) Détail.
(5) Hélas.
(6) Jean Gauthier, maître à la Chambre des comptes de Dijon.