CHAPITRE 6

Édith ouvrit la bouche, déstabilisée par le ton de cette sentence inquiétante qui en imposait malgré elle et la referma vitement afin de ne pas paraître sotte.

— Comment... comment cela dangereux ? demanda-t-elle avec une curiosité mal placée en d'autres circonstances, mais la duchesse fut ravie qu'elle la lui posa.

— Aimez-vous la guerre mademoiselle de Montgey ?

Étonnée, elle bégaya que cela était affaire d'hommes et par conséquent, qu'elle n'y avait jamais pensé. La duchesse ourla sa bouche d'un nouveau sourire et Édith eut la désagréable sensation qu'elle était un misérable insecte pris dans une toile d'araignée gigantesque... Avait-elle répondu juste ? Avait-elle manqué d'adresse ?

— La cour est un monde hostile où l'arme première est le verbe, avec le verbe on fait tout. On devient tout, on obtient tout. On justifie l'adultère royal, on acquiert des brevets, des charges, des privilèges parce qu'on dorlote celui que l'on doit presser ; on couronne une favorite au détriment de la reine. On se raille de la reine mais on pleure à ses pieds pour être de son entourage, quant à la favorite on la jalouse tout en la surveillant d'un regard d'aigle afin de savourer et répandre un éventuel faux-pas. Le Mot est l'instrument du pouvoir, mademoiselle de Montgey.

La duchesse de Montpensier laissa un autre silence envahir la grande antichambre fraîche et détailla le mésaise qui se peignait sur le visage de la nouvelle arrivée dans le monde.

— Vous avez peur, c'est concevable surtout pour une provinciale aussi blanche qu'une oie. Néanmoins, je serai là pour vous guider, n'ayez crainte, je vous le promets. Toutefois, je me dois de vous avertir, à partir de la seconde où vous avez franchi le portique du bureau de Messagerie dans le carrosse à mes armes, vous vous êtes choisie un camp : le mien.

La duchesse de Montpensier attrapa un fruit confit dans un plat à étage en forme de pyramide et le croqua avec délice avant de continuer son discours qui faisait forte impression sur Édith. La jeune fille avait quelque peu pâlie et serrait sa jupe, nerveuse. Dans quel monde son père l'avait-il envoyé ?

— Mademoiselle, sachez qu'ici -entendez la cour- je suis opposée à La marquise. À ce propos, votre père vous a-t-il lu ma lettre ?

— Oui.

— Fort bien. Vous avez entendu avec quelle alarme je craignais une emprise trop forte sur une personne d'importance par une autre, vile et sournoise.

— Oui, répondit-elle de plus en plus perdue.

— Je faisais mention à madame de Montespan, la connaissez-vous ?

— Non, Votre Altesse Royale Mademoiselle.

— C'est la favorite du roi en titre, répondit laconiquement la duchesse de Montpensier.

La rudesse qu'elle avait mis dans son phrasé témoignait de son différent avec la marquise de Montespan.

— La marquise est très influente à la cour, reprit-elle avec une expression froide, le roi n'a d'yeux que pour elle. Cette influence est dangereuse, beaucoup la redoutent ! Quant à cette dame, son sarcasme vous transperce de part en part et vous passe au fil de l'épée du verbe ! À ce propos, si vous êtes amenée dans son sillage, je vous déconseille de passer sous ses fenêtres lorsqu'elle est avec le roi, sans quoi vous serez « passée par les armes ! » Du reste, cette marquise intrigue et elle est douée à ce jeu. Sachez que pour sa position de favorite, le scandale de sa liaison ardente avec le roi, sa fierté affichée vis-à-vis de la reine, la légitimation de ses nombreux bâtards élevés comme des princes royaux, je suis opposée à elle. Tout cela me fait bouillir le sang !

La duchesse ouvrit son éventail avec brusquerie et s'éventa avec pour faire passer le rouge qui lui montait aux joues à s'étendre ainsi sur la Montespan. Cependant, Édith devait être au fait des vents de la cour.

— Sa dernière folie, se faire construire au frais du roi un somptueux château à quelques lieues de Versailles ! Le château de Clagny ! La marquise entend créer là-bas son petit Versailles ! Depuis que ses bâtards ont été légitimés l'année dernière et installés à Versailles en janvier, elle se pique de grandeur, sa prétention en est décuplée ! Elle se prend pour la reine ! Ces enfants étaient très bien cloîtrés dans la discrétion au fin fond du faubourg Saint-Germain ! Dans cette campagne auprès de Vaugirard !

— Si ces personnes déplaisent à Votre Altesse Royale Mademoiselle, je prendrai garde de les croiser, dit docilement Édith.

— Pour la gouvernante Scarron(1) et le duc de Maine(2), nulle crainte, elle et le petit « Gambillard »(3) sont partis le mois dernier pour la Flandre. La pauvre madame Scarron subit un inconfortable voyage pour le mener à un homme à Anvers qui est vanté pour son savoir et ses remèdes. Il n'y a plus qu'à espérer qu'ils soient plus efficaces que ceux de la Faculté de Paris qui ont été vains. Depuis que l'enfant a commencé à subir le mal de la percée des dents, il éprouve de fortes convulsions et l'on pense que cela est en partie la cause de sa jambe plus courte que l'autre...

La duchesse de Montpensier se tut un instant et avala un autre fruit confit, but une gorgée de limonade et reprit d'un ton franc.

— Je n'ai rien en soi contre ce petit, mais je ne puis tolérer l'ardeur avec laquelle le roi légitime ses fruits adultérins. D'autant que l'on murmure qu'un autre est en route...

Dénotant le trouble que produisaient ses paroles sur la jeune Édith, la duchesse de Montpensier se tut un moment, fit un compliment sur la coiffure de la demoiselle et reprit ses propos pour les clôturer.

— Ce que vous devez savoir c'est que parmi tous ceux qui soutiennent la favorite du roi, se distingue une famille à la loyauté particulièrement mouvante : les de Val-Griffon. Je ne vais pas rentrer dans les détails mais disons que leur allégeance se porte là où se trouvent les conquérants et les vainqueurs, en d'autres termes : leurs intérêts. Ils manœuvrent dans le sens du vent. Personne à la cour n'a oublié leur désintérêt pour l'ancienne favorite en titre, mademoiselle de La Vallière, quand celle-ci fut éclipsée par la marquise de Montespan ! Un tel revers ! Oh bien sûr, la cour a fait de même, mais tout de même cela était indécent, surtout quand le comte de Val-Griffon avait été un des confidents de sa liaison avec le roi !

— Oh ! Cela est laid en effet, commenta Édith en pinçant la bouche.

— Cela ne s'arrête pas là ! reprit la cousine du roi avec un air de commère. Depuis que les de Val-Griffon sont l'enseigne de la Montespan en terme de « loyauté », ils ne cessent de se voir couvrir de privilèges ! Le comte de Val-Griffon a reçu l'office de lieutenant général de louveterie de la part du marquis d'Heudicourt, Grand Louvetier(4). Celui-ci n'est autre que le mari d'une des cousines de la marquise de Montespan ! De plus, j'ai ouï dire que son fils, celui que vous avez eu l'honneur de rencontrer, a été fait en début d'année piqueur à cheval(5) de louveterie ! Mais le grand crime de cette famille n'est pas là !

La duchesse de Montpensier se leva et alla jusqu'à une fenêtre et observa la ville en effervescence, puis baissa les yeux sur la rue principale qui passait devant l'hôtel particulier du président Bouhier. Elle fit signe à Édith de la rejoindre.

— En suivant ce chemin, vous arrivez au Logis du Roi, résidence de la reine et de Monseigneur, lequel s'est entiché d'une amitié sans borne pour ce Charles de Val-Griffon ! Il ne jure que par lui ! Il le souhaite constamment à ses côtés, bien que son gouverneur ne l'y autorise durant les leçons. Cela laisse le temps à ce maudit fureteur d'intriguer et de tricoter des idées fixes dans la tête de Monseigneur à son retour ! Je crains depuis que ce monsieur de Val-Griffon a été mis au plus près de notre bien aimable Monseigneur qu'il ne devienne le pion de la Montespan par l'ascendant qu'exerce « son ami » ! Et cela ne se peut laisser faire sans réagir !

D'un geste dédaigneux et altier, la duchesse de Montpensier mit son mouchoir sur son front et grimaça en repartant vers son fauteuil. Elle était de plus en plus souffrante depuis que ses clous la molestaient !

Édith revint s'asseoir auprès d'elle et l'examina à la volée afin de ne pas se faire taper sur les doigts pour mauvaise conduite ! Épier n'était pas très poli...

— Pardon Votre Altesse Royale Mademoiselle, osa-t-elle, mais qui est Monseigneur ?

La duchesse de Montpensier soubresauta, planta son regard dans le sien et lui répondit du tac-au-tac.

— Le Dauphin !(6)

Édith écarquilla les yeux avant de se reprendre, cette expression était malséante !

La duchesse ne la vit pas faire, elle avait déjà remis le nez dans son mouchoir. Édith s'attarda alors sur son front plissé et moite, de toute évidence, la cousine du roi semblait fiévreuse. Soudain, la duchesse leva les yeux vers elle et examina cette demoiselle de province, sans prononcer l'ombre d'un mot pour la mettre à l'aise. Mademoiselle de Montgey avait la désagréable sensation d'être jaugée comme un animal de foire.

Son Altesse Royale Mademoiselle arqua à peine un sourcil et un sourire fugace passa sur ses lèvres.

— Je manque à tous mes devoirs, veuillez me pardonner, fit-elle en changeant de ton pour le rendre plus léger.

Elle fit sonner un domestique qui apparut peu après par une porte dérobée.

— Veuillez conduire mademoiselle de Montgey dans l'appartement qui lui a été attribué. Quant à vous mademoiselle de Montgey, ce fut un plaisir de vous rencontrer, j'ai grande impatience de vous revoir demain pour votre premier jour de service à mes côtés. Votre présence illumine déjà cet immense vide, dit-elle en montrant du bras l'espace de la pièce. Bonne soirée, votre souper sera servi dans votre chambre. Je n'ai point besoin de vous pour l'heure.

En grimpant à l'étage supérieur sur les talons du valet de pieds, Édith ne put s'empêcher de penser que la duchesse de Montpensier lui avait menti, ou du moins qu'elle l'avait évalué indigne de sa confiance pour lui confier ce qui lui avait traversé l'esprit...

Certes, elle ne lui avait été présentée qu'aujourd'hui mais il y avait quelque chose qui l'intriguait, comme s'il lui manquait des éléments pour comprendre le fin mot d'une affaire trouble...

GLOSSAIRE : 

(1)Future madame de Maintenon.

(2) Louis-Auguste de Bourbon, premier fils légitimé de madame de Montespan et du roi. En 1674, il avait 4 ans.

(3) Sobriquet du duc de Maine en raison de son infirmité qui le faisait boiter.

(4) Grand louvetier : Un grand officier de la Maison du roi. Il s'occupait d'organiser la chasse aux loups. Il était sous les ordres du Grand Veneur.

(5) Un piqueur était un valet de chasse qui, à cheval, conduit la meute et poursuit la bête.

(6) Fils aîné d'un roi et héritier du trône.

 

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RosePernot
Posté le 08/07/2025
Belle scène pour expliquer les complots futurs et les alliances de la cours a l’époque. Cela donne envie d’en savoir plus, donc belle continuation et je poursuis ma lecture !
adelys1778
Posté le 08/07/2025
Merciiiii !!!
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