Chapitre 5

Ils s’étaient engagés sur la route de campagne depuis moins de cinq minutes. L’obscurité entourait le fourgon de toute part, et Sofiane n’en pouvait plus du grondement de moteur dans ses tympans et de l’odeur de gaz d’échappement. Pire, ses bras commençaient sérieusement à trembler sous l’effort.

C’était le bon moment pour agir, sauf qu’il hésita. S’il se trompait, il sacrifiait ce qu’il lui restait de dignité et de respect. Parce que forcément, en cas d’erreur, l’histoire se répandrait en ville comme une traînée de poudre. Sa mère n’essayerait peut-être plus de le sortir de chez lui, sa famille ne l’accueillerait plus volontiers, l’épicier ne lui vendrait plus de croquettes pour Gros.

Dans sa tête, l’angoisse s’étala comme une tache d’huile, éteignit ses pensées et son souffle, lui perça l’estomac. Mais une petite voix s’éleva, amère, dépitée : t’as plus rien à perdre.

Plus personne le respectait de toute façon, son épicier était un con et c’était lui tout seul qui avait récemment décidé de ne plus sortir de chez lui.

Il se tortilla pour atteindre ses pétards claque-doigts et les sema sur la route. La dizaine d’explosions lui sembla assourdissante, et le fourgon parut ralentir, mais dans le doute il récupéra aussi le pied de biche et cogna de toutes ses forces contre le véhicule.

Qui s’arrêta aussitôt.

Il n’avait pas le temps de réfléchir. Son corps s’extraya de sous le véhicule alors que le coffre s’ouvrait sur l’incompréhension de ses occupants. Sofiane se releva et tira la portière d’un coup sec. Deux types, têtes nues, le fixèrent avec stupéfaction.

Il choppa le premier par le col pour le jeter dehors, se hissa à moitié en envoyant le poing dans la tempe de l’autre.

— Mains en l’air ! ordonna quelqu’un.

Une main sur le volant, un pied dans le fourgon, Sofiane se tourna vers la droite où un soldat le braquait. Ses collègues se tenaient derrière, tendus mais pas encore menaçants.

— Sortez de là.

Obéir était tentant, mais son corps crépitait d’adrénaline et le sang lui battait dans la gorge et la peur s’était enfin – enfin – faite toute petite dans sa tête. Il serra le volant et se hissa à la place conducteur, où le canon d’un pistolet se posa sur son front.

Le métal était froid. Le second type avait le regard fou.

— Le paquet doit arriver à tout prix, dit-il.

Et il tira.

Le choc fit tomber Sofiane sur les fesses. Son squelette vibrait, son estomac se retourna, et il lut dans le regard horrifié de son assassin toute l’incompréhension effrayée qu’il n’éprouvait pas encore.

— Roulez ! ordonna le soldat. Le paquet doit arriver à tout prix !

L’homme lâcha son pistolet qui cliqueta sur la caillasse, se déporta sur le siège conducteur mais la main de Sofiane se referma sur son mollet tandis que son corps se redressait.

Les détonations hurlèrent dans la nuit, il sentit des pressions sur son dos et le conducteur essaya de claquer la portière sur son bras.

Sofiane cria, saisit le mec par la gorge pour le balancer sur un soldat au moment où celui-ci tirait. L’odeur de sang et de poudre se mêla aux vagissements du blessé. Sofiane refusa d’y penser. Sa tête vibrait encore quand il écrasa l’accélérateur et roula à toute blinde. Ses mains tremblaient, et pas seulement à cause de la route cabossée.

Des étoiles noires devant ses yeux. Une pensée qui essayait de se faufiler jusqu’à sa conscience. Du bruit à l’arrière.

Il réalisa qu’il restait des soldats et que s’ils poussaient leur chargement dehors, tout ça n’aurait servi à rien.

Il pilla et bondit hors du véhicule. Dans l’action, il n’y avait plus besoin de penser.

On lui tira dans la tête – encore – et il profita de la surprise pour tordre le poignet et récupérer l’arme avec laquelle il shoota dans un pied. Il se jeta sur un autre pour le renverser, arracha son casque et donna un coup de crosse dans sa tempe. Il sentit qu’on s’attaquait à son dos. Arme silencieuse, sensation de pointe. Un couteau. Il tira dans l’abdomen à bout portant. En dépit de sa cuirasse, le choc coupa le souffle de son opposant. Sofiane lui retira aussi son casque et, d’un coup de pied, lui cassa le nez.

Le sang l’arrêta. Son crâne vibrait.

Il claqua les portières arrières, reprit le volant et, pied au plancher, mit toute la distance possible entre eux et lui.

Il roulait roulait et la pensée finit par se trouver une ouverture : une balle dans la tête à bout portant. Le souvenir du canon contre sa peau le brûlait.

Il n’osa pas ralentir avant d’avoir atteint une route goudronnée. Quand il fut certain qu’on ne le suivait plus, il se gara sur le bas-côté et prit de profondes inspirations.

On lui avait tiré dessus.

Il étudia ses vêtements. Ils étaient déchirés de toutes parts, troués, bon à jeter. Son cœur battait douloureusement, ses muscles protestaient, mais il s’extirpa du véhicule pour aller dans le coffre. La caisse était toujours là. Avec ses aérations que les ouvriers avaient remarquées.

Elle était cadenassée, et il avait perdu son pied de biche, mais il trouva un cric derrière la roue de secours et cogna le mécanisme jusqu’à ce qu’il cède.

Au fond de la caisse, sa peau se confondant presque parfaitement avec les ombres, l’observait une fillette.