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— Qu’est-ce que tu fais là ? bredouilla-t-il.
Elle se contenta de le fixer, les bras autour des genoux. Il s’écoula plusieurs secondes avant que, gauchement, Sofiane l’aide à s’extirper de sa prison. Il sentit tous les muscles de son bras se tendre quand il la toucha, mais elle s’apaisa étonnamment vite et se laissa faire.
Sa marche était maladroite d’avoir été baladée dans un si petit espace, mais elle parvint à faire quelques pas sous la pleine lune.
Son regard intense ne quittait pas Sofiane. Son haut, trop grand, pendait sur ses épaules maigrelettes comme un poncho, mais la main qui se tenait au bras de Sofiane était ferme. Elle était belle comme tout avec ses cheveux ras, son petit nez épaté et ses yeux de faon. Il lui donnait sept ou huit ans.
— Tu t’appelles comment ? demanda-t-il, mal à l’aise.
Elle ne pleurait pas, mais ne parlait pas non plus. La chose a faire aurait été de contacter la police, mais quelque chose le débecquetait dans cette idée. Il venait de l’arracher à des soldats prêts à tuer pour elle, elle arrivait d’il-ne-savait-où – les ouvriers avaient évoqués l’Afrique, cela dit – dans une caisse, et il allait l’abandonner aux mains de la justice en espérant juste que ça se passe bien ?
La perdre de vue, elle, une gamine qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam ?
Hors de question.
— On va aller chez moi, décida-t-il. Faudra marcher, je vais garer la voiture le plus près de la ville.
Il était trop risqué de retourner chercher la sienne. La petite l’étudiait toujours avec une force désarmante.
— Tu… as compris ? Ça te va ?
Et alors que la logique aurait voulu qu’elle refuse, qu’elle se méfie comme de la peste de cet inconnu après ce qu’elle avait vécu, elle hocha la tête.
Ils mirent un temps horriblement long à arriver, mais la fillette ne se plaignit pas une seule fois. Elle ne répondit à aucune question non plus. Sofiane se sentit sous tension durant tout le trajet, incapable désormais de penser à autre chose qu’à ce qu’il venait de vivre.
Et au milieu de tout ça : on lui avait tiré dessus. Sur le front. Et il avait survécu.
Bien sûr, il survivait toujours. Vers ses cinq ou six ans, il ne s’égratignait plus les genoux en tombant, ne développait plus aucun bleu et esquivait le moindre rhume ou gastro sévissant à l’école. C’est quand il fit une grosse chute dans les escaliers sans aucune séquelle que sa mère déclara tout ceci vraiment bizarre et le conduisit à l’hôpital.
Il y avait rencontré la mère de Leïla et, dans sa tête d’enfant, tout avait changé.
Sofiane résistait, de plus en plus en grandissant, mais une balle ? Une vraie balle, tirée à bout portant ? Il sentait dans ses tripes que son corps avait continué à changer, à se blinder, sans qu’il n’en ait conscience.
Après deux ans de dépression, de fuite de la réalité et de renfermement, ça faisait un choc.
Ils atteignirent finalement son quartier plongé dans le sommeil, la nuit vaillamment percée par les lampadaires, puis sa rue. La montée jusqu’au dernier étage fut la plus rude, le courage et la volonté de la fillette flanchèrent à ce moment-là. Elle ne se laissa pas porter pour autant.
Cependant, quand Gros les accueillit avec des braillements affamés, elle sursauta et se réfugia instinctivement derrière Sofiane. Il se trouva ému de ses petites mains refermées sur son sweat en lambeaux.
— Tout va bien, promit-il, c’est juste mon chat.
En réponse, le félin vint se frotter à leurs jambes sans cesser de miauler.
— Il a juste faim, attends. La ferme, Gros j’ai compris, j’ai compris.
La petite le lâcha et l’observa disparaître derrière le comptoir, tandis qu’il versait une bonne quantité de croquettes pour être certain d’avoir la paix une heure.
Quand il se redressa, la môme n’avait pas bougé du seuil et le regardait toujours. Ses yeux brillaient de fatigue. À la lumière, il releva les coupures qui parsemaient sa peau, comme si elle s’était battue. Certaines étaient fraîches, toutes roses sur sa peau noire.
— Tu veux manger ? proposa-t-il.
Il allait ajouter « ou juste dormir », mais elle acquiesça férocement et il laissa échapper un sourire. Parfait, il crevait de faim aussi.
— Je vais te faire couler un bain pendant que je cuisine, ça te fera du bien.
Elle se laissa guider dans l’appartement, accepta dans ses bras la serviette et les vêtements propres. Sofiane fit couler l’eau, l’encouragea à prendre son temps, et la laissa.
On lui avait tiré dessus.
Une fois les pâtes dans l’eau bouillante, il se laissa tomber sur le canapé et mit le visage dans ses mains. Il avait peur. Il s’était déjà battu. Souvent avec des gens ivres, quand il écumait la ville en se prenant pour Batman. Une fois contre un mec voulant poignarder sa femme. D’autres fois contre des gens sanguins. Il avait aussi bravé des incendies, s’y jetant à chaque fois, étouffant à moitié, se faisant griller le bout des cheveux, profitant de sa peau qui brûlait sans cloquer, cicatrisée le lendemain.
Maintenant qu’il se prenait des balles à bout portant sans une marque, peut-être qu’il n’avait même plus besoin de biafine.
Il se leva et plongea la main dans l’eau bouillante. Elle chauffa désagréablement mais, quand il la retira, il ne sentit plus rien.
Perdu dans ses pensées, il remarqua avec un temps de retard le silence dans la salle de bain. Quand il se retourna, après avoir égoutté les pâtes, la petite était accroupie devant son chat et les deux se jugeaient avec attention.
— Il s’appelle Gros, commenta Sofiane. Enfin, c’était Captain Gros Bidou au début, parce qu’il a toujours eu du bide, mais maintenant c’est juste Gros. Enfin… bref, le dîner est servi, ajouta-t-il gêné par son bavardage nerveux.
Il lui posa une assiette sur la table basse et, après quelques bouchées timides prises entre deux coups d’œil, elle dévora sa portion, ainsi que la suivante. On était plus proche du jour que de la nuit quand il changea ses draps et l’installa dans son lit, mais il se sentait trop électrique pour dormir. La fillette, par contre, papillonna des cils une fois sa tête sur l’oreiller.
— Je ne peux toujours pas connaître ton nom ? tenta-t-il.
— Fatou, répondit-elle d’une petite voix.
Et il eut presque l’impression qu’elle souriait.
{*} J'aime bien qu'on apprenne à connaître les pouvoirs de Sofiane peu à peu, et qu'on suive sa révélation d'avoir survécu à une balle tirée à bout portant.
{*} Toujours aucune idée de ce que va être la suite.
Fatou est très intrigante. Jusque-là, ma théorie est qu'elle est elle-même douée de quelque chose de surnaturel. A suivre !
Tu parviens toujours aussi bien à insérer de la douceur dans tout ce petit monde chahuté par des pouvoirs, de l'action, du rejet etc. Ça fonctionne vachement !
Petite suggestion de forme : "Son haut, trop grand" -> au début, j'ai cru que "haut" était en fait un adjectif
Je suis contente que les lecteurices semblent pour l'instant plutôt proche de Sofiane. J'aime beaucoup quand le surnaturel se confond avec la réalité (j'avais lu un super livre comme ça : "les brillants") et si j'ai réussi à jouer un peu sur ces deux tableaux, j'en suis contente !
"La perdre de vue, elle, une gamine qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam ?
Hors de question." : j'ai l'impression que le contraste pourrait être accentué...
J'aime beaucoup les histoires qui mènent les persos à tisser des liens inattendus et à créer des familles hors du cadre restreint dicté par l'hétéropatriarcat. J'espère que ça va être le cas ici !
Captain Gros Bidou.... tu m'avais bien prévenu qu'il avait un "vrai" nom, je ne peux pas me plaindre.... x)
J'ai relevé une incohérence d'ailleurs ! Dans un chapitre précédent tu dis que c'est presque la pleine lune ,et ici tu dis que c'est la pleine lune. ça va pas du tout :P
Plein de bisous !
Oh, merci pour l'incohérence !
Ah bah j'ai dit qu'il avait un vrai nom, pas que c'était un nom de fou (mais ça lui va bien, je t'assure ♥)
J'aime beaucoup les familles tricottées aussi ! On en trouve souvent dans mes histoires ahaha
Quant au pouvoir de Sofiane (invulnerable plutôt qu'invincible, pour revenir sur mon choix d'adjectif précédent), il semble qu'il soit devenu plus absolu, en effet. Bon, je ne vois pas trop comment on peut recevoir une balle dans la tête sans en avoir quelques traces... d'ailleurs il se fait la remarque lui-même...
On sent qu'une belle relation pourrait s'installer et je fais le pari que la fillette a elle aussi quelques pouvoirs spéciaux, sinon, je ne vois pas ce qu'elle ferait dans une caisse avec des soldats armés jusqu'aux dents...
Je compte sur toi pour me mentionner le moindre couac hehe
Je vois que tu as encore laissé une guirlande de commentaires. Merci mille fois ! Je m'y atèle !