CHAPITRE 6

Au château de Lamezac, fin d'après-dîner

Assise sur le banc sous la charmille dans l'air frais du jour tombant, la baronne serrait ses mains en tremblant de peur. Tout son corps était douloureux aux endroits où le baron y avait laissé sa marque et les stigmates qu'elle cachait sous sa robe étreignaient son cœur de honte. Jamais elle ne s'était sentie si dépossédée d'elle-même, si invisible. Madame avait fui son époux, lequel donnait à entendre des éclats de voix et des injures dans tout le château car aucun domestique ne trouvait la fiole... et cette violence la ramena à celle qu'elle avait enduré de lui et la baronne frissonna d'effroi.

Elle entendit subitement des pas s'en venir vers elle et se raidit. Le ventre noué, elle n'était de taille à revenir au centre de la tempête, à la subir de nouveau et implorait pour que ce ne fût point le baron. Elle découvrit bientôt Francine qui s'inclina devant elle, essoufflée, et la baronne la considéra avec étonnement en lui demandant ce qu'elle voulait.

— Je m'inquiétais pour vous madame...

Madame s'émut de cette parole bienveillante et cela ne lui fit réaliser que plus amèrement qu'elle était vulnérable dans son immense logis sans personne pour l'épauler... seule, si seule avec un fou pour époux et maître... La baronne examina la servante et esquissa un faible sourire. Il était presque ironique de songer que les deux femmes étaient l'officielle et l'officieuse, la main dextre et la main senestre, le devoir et le plaisir, deux pôles indissociables et pourtant opposés. Seulement, dans cette opposition, la baronne voulût tenter d'y puiser la complémentarité qui allait ensemble.

— Francine.

—  Oui, madame.

— Pouvez-vous me rendre un service ?

— Oui madame, fit Francine.

— Portez ce billet, dit-elle avec une voix lasse en sortant de la doublure de son corps baleiné un billet.

Francine l'attrapa et le rangea dans son corsage avant de s'enquérir de quand voulait-elle qu'elle le fît. La baronne lui demanda de le faire en grande discrétion, le jour importait peu. Francine s'inclina devant elle et lui dit qu'elle partait immédiatement le remettre au destinataire puisque le baron était occupé avec les nouvelles fouilles, qui, d'après les bruits et la colère de Monsieur, allaient s'éterniser. Avant de partir, la baronne lui attrapa la main dans un moment de faiblesse et d'égarement, voulant chercher dans la chaleur d'une autre personne la force de faire face à son mari quand elle le reverrait et relâcha aussitôt la main de Francine.

— Francine, je n'ai que vous à présent... murmura la baronne au bord des larmes.

— Madame, répondit la servante d'une voix caressante en baissant la tête, je vous suis toute dévouée...

L'instant d'après, la baronne regarda la domestique s'éloigner le dos courbé afin de ne point se faire remarquer du baron qui venait de s'appuyer contre une fenêtre à l'étage.

Francine se dirigea vers l'écurie, enfourcha une mule au beau poil gris et prit la route, le billet enfilé dans la doublure de son corsage. La servante avait lu d'un coup d'œil furtif le nom du destinataire, lequel l'intrigua aussitôt et Francine se demandait bien qu'elle pouvait être les motivations qui avaient poussée la baronne à écrire dans l'urgence à une personne qui n'était point de sa famille. Elle sentait un secret là-dessous et elle en fut convaincue quand, arrêtée sur le sentier de la forêt, elle l'avait sortie de son corsage pour l'examiner à nouveau. Il n'était pas adressé à madame Vidal ou à madame la maîtresse de poste, mais à : Henriette.

— La baronne est bien hâtive de faire te porter ce billet... murmura-t-elle en le tournant dans sa main, la curiosité piquée par cette familiarité.

Le cachet aux armes des Lamezac l'empêchait de l'ouvrir et elle ne connaissait aucune ruse pour le faire sans attirer l'attention. À regret, Francine rentra le message à la place où elle l'avait placée précédemment et reprit sa route.

Elle arriva au relais accompagnées des dernières couleurs du jour, et fit bon accueil aux gens du petit domaine de la poste aux chevaux avec un grand sourire sur le visage. Dans la cour intérieure, elle croisa la route du palefrenier.

— Té ! Mais c'est la bonne Francine du château ! s'exclama Isidore en allant la saluer couvre-chef ôté par politesse.

— Bonjorn mon brave ! Dis, où qu'elle est la patronne !

— Dans le logis mam'zelle, repartit le palefrenier en décrottant ses bottes. Mais tu viens pas voir Mercure ? Il sera chagrin, tu sais ! minauda Isidore en riant.

— Pas aujourd'hui et pas tant que le commandant rôde, ricana-t-elle. Mercure est usé par la Marguerite.

Isidore ne répondit rien et Francine lui fit signe du menton de lui dire le fond de sa pensée séance tenante ! Elle avait reniflé que le palefrenier retenait des mots derrière ses larges lèvres.

— L'Mercure est peut-être contrarié à cause de Mimi la mégère, mais c'est l'seul qui la défend toujours... Il a toujours eu un soin pour elle que nous n'avons pas...

— Balivernes !

Francine planta là le palefrenier tout étonné de se voir congédié si vitement : or n'en fit pas cas personnellement. La servante était connue pour avoir un orgueil mal placé pour les petites gens sans particule et grande naissance, et son mépris était d'autant plus prononcé lorsque l'on médisait Mercure. Le palefrenier repartit comme il s'en était venu, cahin-caha, et répondit aux chevaux qui hennissaient dans leurs stalles que la pitance arrivait.

De son côté, Francine toqua à la porte du corps de logis qui s'ouvrit sur Jeanne et Ika qui aboya en tournant autour d'elle. La cuisinière mit ses mains sur ses hanches en découvrant qui était l'impromptue visiteuse et celle qu'elle vit ne lui plaisait pas trop. Jeanne et Francine étaient de toujours tels chien et chat, liqueur et vinaigre.

— Qu'est-ce tu fais-là ! lui lança Jeanne.

— J'ai à causer avec ta patronne, où qu'elle est ?

— Ah bon, c'est pas pour asticoter ton Mercure ! persifla la cuisinière.

— Sois pas jalouse, Jeanne. Alors, où qu'elle est la patronne ?

 

La cuisinière plissa les yeux et s'écarta du passage pour faire entrer la Francine dans le vestibule-boyau en poussant des soupirs de désapprobation. Elle était toujours ulcérée de voir la servante ramener ses jupes et se pendre au cou du postillon ! Ça, elle le faisait avec pléthores de démonstrations exagérées et cela tordait les boyaux de la cuisinière parce qu'elle sentait que la Francine était méchante femme, comme sa mère !

— En haut, première porte à gauche.

Francine la remercia pour la forme et s'échappa dans l'escalier en colimaçon. Lorsqu'elle foula le plancher craquant du premier étage, la servante jeta des œillades de tous côtés, se faisant immédiatement fouine. Elle cherchait à débusquer dans des détails infimes, l'indice qu'il y avait ici un secret à lever comme un gibier...

Son espionnage fut de courte durée car Henriette s'écria en sursautant en la trouvant chez elle, à deux pas de la porte de son cabinet de travail.

— Francine, diou mé damné(1) ! Le cœur va me lâcher si tu recommences ! Que fais-tu là ?

À cet instant, Fifi sortit de la pièce située en face du cabinet de travail et Francine coula un œil à l'intérieur, une garde-robe, tout en répondant à la maîtresse de poste.

— J'ai à te parler, Henriette, dit-elle en appuyant sur chaque mot.

La patronne comprit que son discours sollicitait tout le calme et la discrétion qu'elle pouvait lui offrir, et fit en cela deux pas en arrière pour rouvrir sa pièce de travail.

— Entre.

La Francine ne se fit pas prier et s'engouffra dans le cabinet en le scrutant du coin de l'œil. Elle y pénétrait pour la première fois et fut étonnée de voir qu'il y régnait une empreinte plus masculine que féminine, sans doute en raison des bibelots de feu monsieur Vidal qui prenaient la pousque(2). Henriette ferma la porte et s'avança vers son secrétaire où elle prit place et désigna un fauteuil à son invitée inopinée.

— Je t'écoute, fit-elle.

— Madame m'a chargé de te remettre ceci, dit Francine en sortant le billet de son corsage.

Elle le lui tendit et Henriette s'en saisit avec un faux calme accroché au corps, en secret, elle redoutait que la baronne ne lui apportât une autre terrible nouvelle que celle que Marguerite lui avait apprise la veille... La maîtresse de poste déplia le billet et le lut d'une traite et le replia lentement. Un silence pesant envahissait la pièce et Francine n'en perdait pas une miette en jetant des regards aiguisés vers la Henriette qui n'avait rien exprimé sur son visage : ni consternation, ni surprise, ni chagrin ou tracas. Rien. La maîtresse de poste était impassible, mais Francine ne s'y trompait pas, c'était un masque.

Le billet était soupçonnable de quelques mystères, elle le sentait de plus en plus au regard de l'image impavide que donnait à voir d'elle la Henriette.

— C'est la baronne qui t'a chargé de me remettre ce billet ? demanda-t-elle étonnée de l'inconscience de celle-ci pour avoir confié un tel message à une servante dont le degré de fidélité était inconnue.

— En personne, appuya Francine avec fierté.

Cette réponse laissa place à un nouveau silence dans le cabinet de travail de la maîtresse de poste et quand celle-ci se leva, glissant le billet dans une poche intérieure de sa jupe, elle minauda qu'elle avait une note de frais à rédiger avant ce soir, excuse si l'on en croyait, et Francine se leva à son tour pour se retirer. La dame de céans l'accompagna jusqu'à la porte, la remercia du déplacement, la pria de bien rapporté à Madame que son message avait été porté à sa connaissance, et s'enferma de nouveau dans sa pièce de travail. Porte close devant elle, Francine étirait un sourire, elle avait caché sous son talon le billet qui était tombé de la poche d'Henriette quand elle s'était penchée pour attraper la poignée de porte. Elle se baissa pour l'attraper et fut inquiétée par des bruits de pas dans l'escalier en colimaçon : quelqu'un s'en venait par ici !

Francine se dépêcha d'entrer dans la garde-robe d'où était sortie Fifi et entendit une personne toquer au cabinet de travail d'Henriette. À la voix, Francine subodorait que c'était Marguerite.

Francine s'empressa de déplier le billet de la baronne car elle ne pouvait rester trop longtemps dans le logis sans éveiller l'attention des habitantes du relais. Elle se plongea dans la lecture du message et ce qu'elle apprit l'assit...

« Que caches-tu Henriette... de quels « services » parle Madame ? »

Francine replia le billet, sortit discrètement de la garde-robe en jetant le message près de la porte où étaient enfermées la mère et la fille, et s'enfuit du relais l'esprit en ébullition. Elle n'allait pas avouer au baron ses découvertes, elle préférait les employer autrement... d'une manière plus perfide et vile, certes, mais implacable...

Au même moment, Marguerite quittait en trombe du cabinet de travail de sa mère, le visage déformé par la peur et courait à l'écurie, les joues rouges. La jeune femme contenait mal son affolement et pesta quand elle ne vit point Isidore dans la bâtiment ! Où était-il encore fourré celui-là !

Marguerite marcha d'un pas rapide et nerveux dans l'allée où étaient alignées les stalles, certaines vides, d'autres pleines de beaux bestiaux et fondit attraper une selle et un licol. Elle s'approcha de son cheval et ouvrit son box d'un geste trop sec et violent, la tête ailleurs. Le percheron dans la stalle à sa droite prit peur de ses façons brusques et hennit, renâcla, se cabra et tapa contre le bois des parois de son habitacle. Marguerite n'avait pas remarqué que le cheval était courroucé et commençait à s'agiter dangereusement, toute enferrée dans ses tourments.

— Oh là, tout doux ! fit une voix en s'approchant du cheval en colère.

La jeune femme ne se tourna même pas et continua de préparer son cheval quand une main se referma sur son bras et la tira en arrière. Mercure posa ses yeux sur une silhouette aux sourcils froncés.

— Eh, ça va ? demanda-t-il d'un ton ferme.

Marguerite ne pipa mot et ne réalisa qu'en cette seconde que Tonnerre était turbulent dans sa stalle. Elle reporta son regard sur Mercure et s'affaissa, sa tête lui tournait douloureusement de ce que lui avait appris sa mère tantôt, et la peur mangeait sa mince quiétude. Il fallait qu'elle parte pour remplir sa mission... Elle devrait déjà être là-bas, la nuit tombait à présent...

— Marguerite !

— Lâche-moi...

— T'es blanche comme un drap ! Tonnerre t'a mis un coup ?

— Lâche-moi, il faut que je parte ! dit-elle les yeux braqués sur le licol.

— Partir ? À la tombée de la nuit ? fit-il en s'étonnant, certain qu'elle accusait un coup de sabot pour déblatérer des inepties pareilles.

Il l'examina et ne vit nulle bosse, nul sang couler, nulle blessure pouvant lui certifier que Mimi la mégère avait été touchée et le postillon la considéra avec perplexité. Elle était livide à faire peur, le regard plongé dans un lointain brumeux, et cela l'intriguait et l'inquiétait de la même manière, d'autant qu'elle ne lui avait pas encore crié dessus... et ce fut ce détail qui l'alerta le plus.

Il se rapprocha d'elle pour tenter de capter son attention, mais son attention à lui fut détournée par Sylvestre qui entrait dans l'écurie et lançait : « Mercure ! Déjà revenu ? » Cela avait suffi pour que Marguerite s'échappât et enfourchât son cheval, qu'elle avait talonné pour le faire partir au petit trot. Mercure serra les dents et la regarda s'esquiver en maudissant l'arrivée de son meilleur ami.

Dès qu'elle fut hors de vue des gens du relais, la demoiselle Vidal lança sa monture au galop sur des chemins de traverse tant elle était préoccupée par la nouvelle qu'elle devait annoncer... Sur le chemin du Bigot(3), Marguerite fit ralentir son cheval et descendit devant une maison de pierre et contourna l'habitation pour entrer dans le jardin. Elle savait qu'elle le trouverait là, le nez dans ses fèves, et dès qu'elle aperçut son chapeau de paille, elle lui cria :

— C'est affreux ! Écoute, écoute sinon je vais faillir !

GLOSSAIRE :

(1) Expression qui note la surprise.

(2) Poussière en Occitan.

(3) Le chemin du Bigot existait déjà au XVIIème siècle à Villenouvelle.

 

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