Les mains de Marianne, tandis qu'elle s'efforçait de remplir la tasse de son invité surprise, tremblaient. Cela n'échappa pas à Claude Gérard, tout comme il n'eut aucun mal à s'apercevoir qu'elle tentait désespérément d'éviter son regard. Mais cette fois son sens de l'observation surdéveloppé n'y était pour rien : elle s'était toujours comportée de cette façon avec lui. Et quelque chose lui disait que la raison de sa venue ce jour-là, qu'il ne lui avait pas encore exposée, n'y était pas étrangère.
Silencieux, il la regarda reposer la théière, essuyer nerveusement ses mains déjà sèches sur son tablier, pour la sixième fois depuis qu'il était entré, et s'asseoir face à lui, les yeux toujours baissés.
Le silence qui suivit, s'il convenait très bien au tempérament taciturne d'un Claude Gérard, ne fit qu'accroître l'embarras presque maladif de Marianne Corbier, qui, ne supportant visiblement plus son poids, eut un geste gauche vers le sucrier.
"Vous voulez...?"
Il l'arrêta aussitôt dans son élan, par un simple geste de la main, le regard toujours fixé sur son petit visage creusé, ajoutant encore à son trouble.
Et en la regardant ainsi, il se demanda, comme à chaque fois, comment une femme qu'il avait connue si gaie et si jolie avait bien pu devenir cette ombre, si terne et si éteinte. Il se souvenait encore comme si cela s'était passé la veille (ce qui était d'ailleurs vrai d'à peu près chaque évènement de sa vie, tant sa mémoire était prodigieuse), du jour où elle lui avait été présentée, par un Victor bouffi d'orgueil. Il réalisa alors, avec une vague nostalgie, qu'elle était à peine plus âgée que Julienne à l'époque, et tellement plus rayonnante. Un vrai soleil, disait-on d'elle. L'opposé exact de la Marianne qu'il avait redécouverte, quinze ans plus tôt, de ce spectre que Julienne avait toujours connu, et dont elle avait hérité sûrement plus qu'elle n'en avait conscience.
"Comment va Julienne? demanda-t-il brusquement."
Les yeux de Marianne se firent un peu plus fuyants, et elle se sécha encore les mains.
"Vous ne l'avez pas vue? Elle m'a dit qu'elle allait au domaine...
_Oui, elle est passée. Mais elle était pressée de se mettre au travail, on a à peine parlé.
_Ah, fit Marianne avec un signe de la tête pour montrer qu'elle comprenait, avant de faire disparaître à demi son visage derrière sa tasse.
_Et donc? demanda Claude."
Marianne prit le temps de finir sa longue gorgée et de se donner une contenance, puis fit tous les efforts du monde pour planter son regard dans celui du vieil homme.
"Elle va bien, répondit-elle avec un aplomb tout nouveau. Elle s'ennuie un peu depuis que les vacances ont commencé, mais ça lui fait du bien de travailler au domaine. Elle va très bien.
_Tant mieux, fit Monsieur Gérard avec un sourire, en hochant la tête d'un air approbateur. Moi aussi je suis content de l'avoir au domaine. Elle fait du bon travail."
Marianne hocha la tête à son tour, lentement, et prit une autre gorgée tandis que Claude, qui n'avait pas même accordé un regard à sa propre tasse, continuait à l'observer.
"Comment se débrouille-t-elle avec sa particularité?"
Il vit les épaules de Marianne se contracter brusquement, alors qu'elle émettait un petit rire forcé.
"Vous appelez ça comme ça? fit-elle, vaguement narquoise."
Il ne prit pas la peine de répondre à sa question, se contenta d'attendre qu'elle réponde d'abord à la sienne.
"Je vous ai déjà dit qu'elle ne parlait pas de ça avec moi."
Marianne était clairement sur la défensive, cette fois.
"Pour le moment ça n'a pas l'air de la perturber, dit-elle, le ton plus assuré, mais aussi plus froid. Et puis elle a toujours été secrète. Elle préfère régler les choses par elle-même, j'imagine que c'est ce qu'elle a fait là encore. Elle va très bien."
Claude, en plissant les yeux, eut une moue dubitative.
"Ce n'est pas le genre de chose qu'on règle par soi-même, vous savez. Elle n'a sûrement aucune idée de ce qui lui arrive, elle doit être terrifiée."
Marianne haussa les épaules.
"Elle n'en a pas l'air. Comme je vous l'ai dit, elle va bien.
_Je peux essayer de lui parler, si vous le voulez, avança prudemment le vieil homme. Sans la brusquer, bien sûr. Je peux essayer de l'amener à se confier. Je saurais la conseiller, vous savez."
Marianne renifla, crispa les mâchoires, agacée.
"C'est gentil, laissa-t-elle échapper entre ses dents serrées, mais j'ai été confrontée à ce problème bien plus directement que vous, vous vous souvenez? J'ai même vécu avec pendant des années. Je peux aider ma fille si elle en a besoin, je n'ai pas besoin d'aide pour cela."
Elle avala rapidement le reste de son thé, et se leva aussitôt, emportant avec elle dans la cuisine le sucrier et l'assiette de biscuits auxquels Monsieur Gérard n'avait pas eu le temps de toucher. Il s'empressa de terminer à son tour, prit appui sur sa canne pour se mettre debout, et tout en attrapant sa veste restée sur le dossier de la chaise, lança d'un ton détaché:
"Au fait, vous vous souvenez de la femme qui vous a aidées à venir jusqu'ici, Julienne et vous?"
Le fracas d'une tasse s'écrasant au fond d'un évier retentit depuis la cuisine, et il fit semblant de ne pas s'en apercevoir.
"Irène, reprit-il. C'était son nom. Quelqu'un de bien... Vous avez eu des nouvelles, depuis? Parce que moi aucune. Et personne ne semble savoir ce qu'elle est devenue. À croire qu'elle s'est volatilisée... C'est dommage, j'aurais aimé reprendre contact. Un lien de plus vers là-bas, vous comprenez?"
Il y eut un silence, long et pesant, et il attendit patiemment que Marianne y mette fin. Il entendit enfin ses pas empesés revenir vers lui. Elle s'arrêta au seuil de la cuisine, le visage plus blanc que la porcelaine de la tasse fêlée qu'elle tenait, semble-t-il, pour donner une contenance à ses mains tremblantes. Elle mima à son tour la désinvolture, plus gauchement que lui, et répondit:
"Non, désolée. Aucune nouvelle. De toute façon j'avais reçu pour consigne stricte de l'oublier, et même de ne plus prononcer son nom. Ce n'est pas comme si je m'étais attendue à la voir débarquer ici pour le thé."
Monsieur Gérard prit un air déçu en haussant les bras.
"Tant pis, dit-il, avec un demi-sourire. Un fantôme de plus, alors."
Elle répondit, crispée, à son sourire.
"C'est ça, tant pis. C'était gentil de passer, en tout cas. Rentrez bien."
Claude, presque amusé d'être ainsi poussé jusqu'à la sortie, porta une main à sa casquette pour la saluer, l'autre fermement accrochée à sa canne, et disparut par l'embrasure de la porte.
Aussitôt, Marianne laissa son dos s'appuyer lourdement contre le mur, une main sur le coeur et la respiration courte, tandis qu'une goutte de sueur se formait sur chacune de ses tempes.
Je sais combien la figure de Marianne Lacombe, aujourd'hui encore, intrigue et divise. Je ne me permettrai pas de prendre parti pour ceux qui la jugent encore comme une criminelle, ni pour ceux qui, au contraire, veulent voir en elle une victime des circonstances. Je me contenterai, comme me l'a demandé Julienne, de rappeler à mes lecteurs qu'elle a déjà été jugée pour ce qu'elle avait fait, et qu'elle s'est conformée au châtiment que la justice du Palais avait décidé pour elle.
À titre plus personnel, je tiens également à la remercier pour les entretiens qu'elle a bien voulu m'accorder. Ils m'ont permis de vous rapporter la discussion que vous venez de lire, ainsi que plusieurs autres scènes.
Voilà encore beaucoup de mystères ! la complexité des émotions entre Claude et Marianne est bien rendue. J'aime ton image dans "le visage plus blanc que la porcelaine de la tasse fêlée qu'elle tenait". C'est intéressant la remarque du narrateur/trice à la fin, ça donne envie de tout relire à cette lumières et pousse la lecteur à être attentif à tout ce que fait Marianne. Encore un beau chapitre !
A bientôt !
Claire