Allan ne put retenir un grognement lorsque le poing titanesque de l'infatiguable démon rencontra une fois de plus sa mâchoire.
Ça en devenait ridicule. La brute ne lui laissait même plus le temps nécessaire pour répondre à ses questions, entre chacun de ses coups. Pourtant il avait l'air de connaître son affaire : voilà plus d'une heure qu'il le frappait avec le plus grand soin, avec juste assez de force pour qu'il ne s'écroule pas, pour lui faire mal et l'étourdir mais sans le faire tourner de l'oeil. Et ce n'était pas pour arranger les affaires d'Allan. Il aurait préféré un bon coup dans la carafe, trente-six chandelles, et puis plus rien. Cela lui aurait évité bien des peines, et surtout l'aurait libéré de cette tentation horrifiante, qui lui tordait le ventre : parler.
Car il n'avait encore rien dit. Pas un mot, pas un nom, pas la moindre information. Pourtant il lui était très compliqué de continuer à prétendre devant ces barbares qu'il ne savait rien.
"Arrête, lança soudain une voix impérieuse, depuis l'autre bout de la salle."
Allan n'eut même pas la force de lever sa tête pour regarder la femme-démon s'approcher de lui, et le jauger du haut de son cou trop long, à la fois fascinante et sinistre dans son imperméable noir. Cela valait sûrement mieux. Le seul regard de cette femme, tout droit sortie de ses cauchemars les plus sordides, aurait bien pu, plus efficacement encore que les coups de son sbire, lui arracher tout ce qu'il savait.
Heureusement pour lui – et pour tant d'autres – , il avait bien trop mal pour bouger un muscle. Il avait l'impression qu'on jouait du tambourin sur ses tempes.
C'est pourquoi il ne put qu'entendre la femme déplier lentement la lettre à l'écriture si soigneuse, et se racler la gorge.
"Voyons cela... dit-elle, de sa voix aussi glaciale qu'un souffle polaire. Moi, Claude Gérard, ancien officier de la Garde Delsaïenne, ancien membre du Conseil des Hauts-Dignitaires, ancien... - oui, oui, on a compris – , ...m'adresse en ce jour aux Souverains Bienfaisants de notre Royaume, Monarques des Sept Terres... - et c'est reparti... Passons les mondanités, si vous le voulez bien... Ah! Voilà ce qui nous intéresse."
Elle marqua un bref silence, pendant lequel – devina Allan – elle lui adressa un éclatant sourire sarcastique, avant de reprendre la lecture de la lettre, dont elle se délectait à détacher chaque syllabe.
"... je vous informe, en ayant conscience du trouble dans lequel cette nouvelle va vous plonger, que je suis sur le point de vous envoyer, sous bonne escorte, les Eminentes D'Elsa et Lamarre, dont j'ai pris grand soin depuis leur départ de Delsa, etc, etc..."
Cette fois encore, un silence s'installa, guère troublé que par les grognements qu'Allan ne pouvait s'empêcher d'émettre. Cette lecture l'avait surtout plongé dans une grande lassitude. Il y avait bien quinze fois que la grande perche lui lisait le même passage. Il aurait pu le réciter de mémoire sans la moindre difficulté.
La femme-démon s'approcha encore de lui, s'accroupit soudain, agrippa ses cheveux et lui releva la tête sans ménagement, lui arrachant un gémissement grinçant. Allan sentit son coeur manquer un battement, lorsque ses yeux se retrouvèrent tout à coup tout près de ceux, flamboyants, du démon.
Avec leurs iris rouge sang démesurément larges, qu'ils pouvaient étendre à leur guise, et leurs pupilles béantes, les yeux des démons lui avaient toujours fait penser à ceux d'un étrange oiseau, ce qui aurait pu leur donner un drôle d'air si seulement ils ne les rendaient pas si monstrueux et absolument terrifiants.
De la même façon, les narines de la femme, maintenant qu'elle ne se contenait plus, étaient si écartées au-dessus de sa lèvre supérieure retroussée, qu'elles ressemblaient au museau d'un loup furieux montrant les dents.
Le tout donnait une chimère si effroyable qu'Allan poussa un geignement apeuré.
"Où sont-elles? grogna le monstre dans un souffle, tout près du visage du pauvre homme qui réprima un haut-le-coeur."
Comment une femme aussi captivante qu'elle l'était encore quelques secondes plus tôt pouvait-elle bien cacher une telle haleine de charogne?
Allan prit sur lui, éloigna son visage autant que le lui permettait la poigne d'acier de sa tortionnaire, et répondit avec tout le mépris dont il était capable:
"Je vous ai dit que je n'en savais rien."
La femme lâcha brusquement sa tête, qui retomba lourdement sur sa poitrine, en poussant un cri de rage. Elle se redressa, lui asséna un coup dans la tempe, plus violent qu'aucun de ceux qu'il avait reçus de la brute épaisse. Pendant une seconde, Allan eut l'espoir de tourner enfin de l'oeil, mais le voile qui avait soudain recouvert son champ de vision s'estompa peu à peu devant lui, et il put avoir toute conscience du second coup. Cette fois, il reconnut le style de son premier bourreau, plus familier.
Du coin de l'oeil, entre deux volées de coups dont il essayait de se protéger du mieux qu'il pouvait, il vit l'imperméable noir s'éloigner en direction de la porte. Avant que cette dernière ne se referme derrière la femme, il eut le temps d'apercevoir une autre pièce, semblable à celle où il se trouvait, avec les mêmes bâches blanches, recouvrant les rares meubles poussés contre les murs. Il put également voir, nonchalemment appuyé contre un mur au papier peint sans âge, un sorcier qui le regardait avec une indifférence presque ennuyée.
Le coup suivant, particulièrement brutal, et qui lui arriva en plein dans le nez, ne lui laissa même pas le temps de se demander qui pouvait bien être ce type.
***
"Alors? fit Tobias avec un signe de tête vague en direction de la porte, qu'Eryn venait de faire claquer derrière elle dans un geste rageur.
Sa comparse malgré elle, pour toute réponse, lui adressa un regard irrité et s'éloigna de plusieurs pas vers le centre de la pièce, en se tenant la tête d'une main lasse. Elle resta ainsi, immobile, pendant près d'une minute.
Tobias ne lui en tint pas rigueur. Il n'avait jamais vraiment été pressé de quoi que ce soit dans la vie. La bonne marche de cette mission lui tenait visiblement bien moins à coeur qu'à Eryn.
Celle-ci finit par lâcher un long soupir.
"Rien, dit-elle enfin, d'un ton rauque. Une vraie tête de bois. Je ne sais pas si c'est la langue ou les neurones qu'on leur retire, au Palais, mais en tout cas ils ne savent vraiment pas ce qui est bon pour eux, ces abrutis."
Tobias haussa les épaules.
"Il est peut-être juste comme toi."
Eryn se tourna vers lui, le regarda d'un air à la fois excédé et inquisiteur.
"Ben oui... Toi aussi il faudrait qu'ils cognent vraiment très fort pour t'arracher ne serait-ce qu'un mot, non?"
Elle le toisa quelques secondes, avec le même air méprisant qui commençait tout doucement à lui taper sur les nerfs, puis soupira de nouveau tandis que son visage se radoucissait quelque peu.
"Sûrement oui..."
Tobias retint un petit sourire satisfait. Il commençait à savoir comment la brosser dans le sens du poil.
Eryn s'appuya à demi contre la bâche poussiéreuse qui recouvrait ce qui devaient être les restes d'un grand buffet, et regarda loin devant elle, dans le vide. Tobias ne travaillait pas avec elle depuis très longtemps, mais il savait que derrière son air un peu hagard, elle était à cet instant plongée en pleine réflexion.
"Peut-être qu'on n'a pas besoin de lui... dit-elle, plus pour elle-même que pour Tobias, ce qui n'empêcha pas ce dernier de s'imposer dans la conversation.
_Ah bon? fit-il. Et tu comptes procéder comment pour ça? Tout ce qu'on a c'est cette lettre.
_Non, ce n'est pas tout... Maintenant on a la confirmation qu'elles sont bien là, et que l'informateur disait vrai. C'est déjà beaucoup. C'est bien plus que ce qu'on a jamais eu. Et on a d'autres infos très utiles..."
Tobias haussa un sourcil.
"Lesquelles, au juste?
_On connaît leur âge, pour commencer. On sait aussi quand elles ont dû arriver ici. Il suffit de recouper, non? Il ne doit pas y avoir des milliers de gamines répondant aux mêmes critères.
_Qui sait? Et puis tu crois vraiment que le vieux n'aura pas couvert leurs traces? Ça fait des années qu'il les protège, il ne va pas nous laisser arriver jusqu'à elles aussi facilement."
Eryn eut un petit rire goguenard.
"Tu parles! Il ne les a même pas fait quitter le coin, tu te rends compte? Et puis il a bien été assez bête pour laisser cette lettre nous tomber entre les mains. Non, moi je te le dis, ils sont finis les beaux jours du grand Claude Gérard! Ce n'est plus qu'un vieux fossile périmé maintenant..."
Elle émit un petit rire. Son visage anguleux affichait de nouveau son assurance coutumière. Elle pointa un doigt impérieux vers Tobias.
"Tu vas faire une liste, dit-elle. Tu vas noter tout ce qu'on sait sur elles, et tu enverras cette liste à tous les autres, en leur disant de se concentrer uniquement sur les filles qui répondent à chacun de ces critères. Entendu?"
Tobias ne prit même pas la peine de répondre. Il savait aussi bien qu'elle qu'il n'était pas en mesure de discuter avec cette harpie qu'on lui avait collée dans les pattes. Mais il n'en restait pas moins persuadé que faire cracher le morceau à l'espèce de benêt qu'ils avaient sous la main était le moyen le plus simple de parvenir à leurs fins.
"Qu'est-ce qu'on fait de Fil-de-Fer? lança-t-il alors qu'Eryn s'avançait déjà à grands pas vers les escaliers, à l'autre bout de la pièce."
Elle se tourna vers lui, le considéra une seconde comme s'il était soudain devenu un enfant aux capacités de raisonnement exaspérantes de lenteur.
"À ton avis?"
Tobias, se retenant encore une fois de ne pas la planter là, au milieu de cette baraque branlante avec sa légion de démons idiots, fit une moue pour signifier qu'il avait compris.
Il ouvrit la porte du salon à toute volée, se réjouissant à l'avance de surprendre chez leur invité un sursaut d'effroi, mais s'entendit lui-même pousser un cri de stupeur.
À l'instant précis où le battant s'ouvrait devant lui, le gros visage du démon tortionnaire rencontra de façon brutale la table en verre qui trônait au milieu de la pièce, et qui vola en éclats dans un bruit assourdissant.
Le prisonnier qui était parvenu, par un prodige que Tobias ne devait jamais comprendre, à libérer sa main droite et à faire basculer le démon, tomba à la renverse en même temps. Toujours ligoté à sa chaise, il ne put se relever, et resta là, près du démon qui ne bougeait plus, le nez dans les éclats de verre.
Tobias se rua en avant, tandis que le grand maigre, sans se soucier du verre qui se figeait dans sa peau, attrapait le plus gros éclat, et le portait à son visage. Tobias crut qu'il allait se le planter dans la gorge, et se dit, l'espace d'un instant, que cet idiot allait faire son travail à sa place. Mais à sa grande surprise, c'est de sa bouche qu'il approcha l'éclat. Lorsqu'il souffla dessus, et qu'une large trace de buée apparut à la surface, Tobias compris ce qu'il était en train de faire, et poussa un cri de rage. Il le rejoignit d'un dernier bond en avant, mais fut brutalement repoussé par un pied qui le frappa en pleine poitrine.
Comment diable ce squelette ambulant avait-il pu aussi défaire les liens qui retenaient sa jambe?
Tobias ne fit pas cas des morceaux de verre qui s'étaient logés dans sa cuisse au moment de sa chute, et se redressa vivement, pour voir le prisonnier penché au-dessus de son éclat, concentré et fébrile, son index tremblant allant et venant sur la surface lisse. Tobias se jeta de nouveau vers lui, mais avant qu'il n'ait pu l'atteindre une silhouette noire le recouvrit.
Lorsque le long imperméable libéra son champ de vision, une seconde plus tard, Tobias vit le corps du grand maigre s'affaisser lourdement aux pieds d'Eryn.
Celle-ci l'enjamba prestement, s'empara du morceau de verre et laissa échapper un grondement de fureur. Tobias se releva, s'approcha avec précaution et vit entre ses mains, sur la surface transparente, des lettres malhabilement tracées au milieu du halo de buée, qui s'effaçaient lentement.
Un chapitre en deux parties, la première est bien menée, même si on ne connait pas Allan, ce n'est pas gênant, et on arrive peu à peu à rattacher les morceaux quand arrive la lettre de Claude. Pour la deuxième partie, j'étais un peu perdue au début parce que je n'arrivais pas à situer Tobias et Eryn, et j'ai eu du mal à comprendre ce qu'essayait de faire Allan (?) avec le bout de verre. Sinon c'est toujours bien écrit et on a envie d'en savoir plus sur la suite des événements !
A bientôt !
Claire
En fait, on connait déjà un peu Allan à ce stade de l'histoire, il apparaît dans l'un des premiers chapitres (le 3ème il me semble...), dans lequel il discute avec M.Gérard et Cora :) Je vais voir si je peux reprendre le chapitre 3 pour le rendre un peu plus marquant ;)
Pour Tobias et Eryn, c'est effectivement la première fois qu'on les rencontre. Elle est une démone et lui un sorcier, et dans ce chapitre on est seulement censé comprendre qu'ils ont été envoyés pour trouver deux personnes (je crois qu'à ce sujet le suspens n'est pas insoutenable ^^), que cache M.Gérard
Et en ce qui concerne le morceau de verre, je pense que tu devrais comprendre dans le chapitre suivant à quoi il lui a servi (si ce n'est pas le cas, n'hésite pas à me le signaler ;) )
En tout cas, je vais revoir tout ça pour y apporter un peu plus de clarté :)
Encore merci pour tous tes retours !