Le 21ème jour : Nimrod
Nimrod sentit toute sa peau la tirer. Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu l’occasion de se tremper dans une flaque ? Sans relâche, elle suivait Keizarod dans les couloirs sinueux de l’arbre et était épuisée. Malgré la protection de son precah mature, sa queue était irritée et douloureuse. Plusieurs fois, elle avait essayé d’appeler Keizarod pour que celle-ci l’attende, mais la vieille bromrod n’entendait pas ou faisait la sourde oreille.
Elles marchèrent encore de longues heures avant que Keizarod lui fasse signe de s’arrêter. Comme précédemment, la grune lui indiqua de ne pas s’approcher avant de s’accroupir pour se rouler en boule et dormir.
— Est-ce que nous devons ӝ nous rendre encore très loin ? demanda Nimrod.
Keizarod releva la tête et la secoua doucement. Voulait-elle dire que ce n’était pas loin ou bien ne comprenait-elle pas Nimrod ?
La présence de la vieille grune lui semblait moins gênante qu’avant. La sensation de peur s’était dissipée et ne restait que l’étrange attraction. Les anciennes réticences étaient oubliées et l’envie de toucher la bromrod se faisait sentir de plus en plus fort. Mais Nimrod était si épuisée que ses paupières se fermèrent toutes seules. Elle se pelotonna contre elle-même et finit par s’endormir. À nouveau, la jument de nuit vint à elle dans son pelage piqueté d’étoiles.
C’était le quatre-vingt-quatrième jour et Nimrod avait perdu la moitié de son corps : il ne restait que sa partie droite. La moitié gauche était partie sans elle. Tous les autres enfants avaient disparu au-delà de la Rivière Blanche, mais Nimrod était restée sur le bord. Elle ne pouvait pas partir comme ça. Elle allait rester seule ici, pour toujours...
Nimrod se réveilla en sursaut, le corps trempé de sueur. Elle tâta nerveusement son visage. Tout allait bien, elle était entière ! Elle tourna la tête à droite, puis à gauche. La petite lumière qui provenait du brom de Keizarod avait disparu. Nimrod se releva lentement et avança de quelques mètres. Il n’y avait personne, bien qu’elle sente encore très fort la présence de cette chose qui se trouvait là et que Keizarod l’avait emmenée voir. Cependant, l’attraction que provoquait chez elle la vieille grune avait totalement disparu : elle était partie.
Nimrod se demanda pourquoi. Keizarod avait peut-être oublié quelque chose ? Elle se retourna et son regard croisa le carrefour qui se situait juste derrière elle. Elle venait de l’un de ces couloirs, mais lequel ?
Il lui était impossible de deviner où elle se trouvait. Dans ces conditions, il n’était pas sage de se déplacer ; Keizarod allait venir la chercher. Nimrod s’assit sagement sur sa queue et pour passer le temps, observa les dessins abstraits qui étaient restés bloqués dans les différentes couches du bois. Elle y vit des fleurs, des corneilles à trois pattes et des bateaux blancs qui descendaient des rivières. Tout cela était profondément beau et délicat et Nimrod se sentit émue.
Elle était pleine de patience ; seule la sensation de sa peau sèche lui parut un peu préoccupante.
Le 22ème jour : Lissarod
Lissa avait passé trop de temps à explorer la demeure de la vieille grune. Elle parcourut une énième fois l’ensemble de la rive en appelant le nom de Nim : son amie n’était visible nulle part.
Lissa retourna jusqu’à la demeure de papier. Elle dut résister à l’envie de jeter un nouveau coup d’œil sur les sculptures, traversa le hall, puis les autres pièces du rez-de-chaussée, après avoir vérifié qu’il n’y avait personne.
— Nim ? appela-t-elle.
Mais personne ne lui répondit.
La vieille bromrod était de nouveau devant le palais, à jouer de son instrument étrange qui ne faisait aucun son. Elle avait disparu un moment, pendant plusieurs jours. Lissarod l’avait guettée dans les couloirs, mais celle-ci semblait être vraiment partie ailleurs.
Lissa se sentit contrariée. Est-ce que la bromrod avait pu faire peur à Nim ? Son amie avait-elle pu l’abandonner pour éviter de rencontrer cette vieille aveugle ? Elle refit deux fois le tour du lac et de la maison pour être sûre. Rien.
Lissa avait le ventre brouillé. Comment Nim avait pu la laisser seule ? D’accord, elle avait très peur, mais... Elle se mordit la lèvre. Ces reproches étaient injustes. C’était sa faute à elle. Elle avait passé trop de temps dans le palais de papier. Au moins trois jours. Un long et deux courts. C’était beaucoup et peu à la fois. La citadelle de papier avait été tellement incroyable qu’elle avait tout oublié : la durée de vie de la bromrod, Nim et tout le reste.
Elle reprit le chemin de la surface, ce qui lui prit encore de nombreuses heures, mais elle ne se perdit pas. À l’air libre, il faisait étrangement chaud ; les derniers pétales étaient tombés et des bourgeons étaient en train de percer sur les branches. Elle sentit qu’il lui faudrait bientôt se tremper dans de l’eau si elle ne voulait pas se trouver mal. Elle ondula jusqu’à leur nouvel abri. Il n’y avait personne. Lissa se sentit inquiète, mais prit le temps de se mouiller dans la petite mare qui se situait à proximité avant de repartir. L’eau s’était en partie évaporée et était tiède. Bientôt, il faudrait régulièrement aller en chercher dans les profondeurs de l’arbre.
Elle prit quelques secondes pour observer l’abri qu’elle avait construit. Bien qu’il soit beaucoup plus beau et grand que le premier, Lissa le trouva extrêmement médiocre. Elle essaya de ne pas y penser : retrouver Nim était la priorité !
Elle sortit et cligna des paupières. Il n’y avait aucun nuage et Mîme brillait très fort. C’était presque désagréable toute cette lumière. Elle se rendit jusqu’à Villapapel.
Les Grunes étaient en train de danser tous ensemble tandis que d’autres jouaient de la musique et tapaient des mains. Elle les balaya du regard, mais ne trouva pas la silhouette de Nim parmi eux. À contrecœur, elle finit par descendre se mêler à eux pour les interroger. Ils lui parlèrent poliment, avec cette gentillesse insupportable qui était la leur. Tous semblaient avoir oublié ce qui s’était passé avec Haéri, mais nul n’avait vu Nim.
Le 23ème jour : Haéri
Haéri avait dormi pendant au moins deux jours après être revenu de sa ballade le long de la rive. Il était si épuisé qu’il n’avait pas attendu d'arriver au village pour se trouver une branche confortable et s’assoupir sur le ventre, les bras pendant dans le vide de la moins élégante des façons. Finalement, c’était la chaleur qui l’avait réveillé : le temps était en train de tourner. Il avait eu raison de faire des réserves de pétales, il n’y en avait déjà plus du tout sur les ramures et les derniers restes seraient bientôt balayés par le vent, abandonnant sur les branches de petites excroissances verdâtres.
Il se redressa et s’étira mollement ; il avait assez paressé. Des tas de choses étaient en train de tourner dans sa tête. Il se demanda s’il allait en parler aux autres ou garder tout ça pour lui. Il se décida : plus tard, c’était bien.
Il remonta le tronc jusqu’à retrouver la majorité de la communauté. Ils avaient fabriqué des tambours et des flûtes et certains jouaient de la musique comme s’ils y avaient passé plusieurs années. Pendant ce temps-là, les autres dansaient langoureusement, absorbés dans une transe poisseuse.
Ses yeux se posèrent par hasard sur Lissarod. Il n’était pas commun de la voir avec le groupe. Ses tentacules frémirent un instant. Elle traversait juste la foule pour rejoindre les souterrains. Il se demanda vaguement ce qu’elle faisait avant de se rappeler de la chaleur. Elle devait sans doute aller chercher de l’eau fraîche, rien d’autre... mais elle avait eu un regard étrange, non ? Des yeux effrayés ?
Il se mêla aux autres grunes jusqu’à retrouver Izzir, Héerod, Kanaa et Tandoo. Izzi tapait joyeusement sur un tambour, Héerod jouait de la flûte et les deux tepmehris étaient en train de tourner en rond, leurs bras crochetés l’un à l’autre. Ces derniers l’invitèrent à venir les rejoindre, mais il déclina pour mieux les regarder avant de se rendre compte qu’il ne trouvait pas vraiment ça amusant. En fait si, bien sûr ! Il aimait la musique et la danse, mais depuis leurs naissances, les autres grunes n’avaient presque fait que cela.
Lui, il avait des projets et il avait besoin de quelqu’un de particulier pour ça, quelqu’un de confiance. Il aurait pu en parler à ses amis, il serait peut-être obligé de leur en parler quand même, mais pas tout de suite. D’abord, il devait vraiment se trouver un partenaire.
Un autre que Lissarod, de préférence.
Son regard glissa sur ses semblables : ils n’avaient aucune ambition si ce n'est celle de s’amuser, mais pour Haéri ce n’était pas suffisant. Il se surprit avec un autre sentiment qui n’avait pas de nom. Il chercha, c’était au bout de sa langue, mais il ne trouva pas le mot.
C’était agaçant, alors il continua de les observer : Ils étaient petits, médiocres... Ils étaient de ceux dont les squelettes finiraient sur les bords de la Rivière Blanche, empêtrés dans des fils, près de bateaux crevés.
Soudain, la force de ce mot qui n’existait pas avant s’imposa dans son esprit : ce qu’il ressentait, c’était du mépris.
Le 24ème jour : Dïri
Dïri attendait que quelque chose se passe. Et pourtant il ne se passait rien. Il épiait sans relâche. Les grunes vaquaient à leurs occupations habituelles. Il les observait de loin et se joignait à eux de façon ponctuelle, principalement à l’heure où ils se baignaient.
Seule la température avait changé. C’était parfaitement normal à cette période de l’année : le printemps arrivait à sa fin. On ne pouvait pas vraiment dire qu’il se passait « quelque chose ». Peut-être que Mock s’était moqué de lui.
Il soupira. Il avait envie d’explorer un autre morceau de l’arbre, mais il avait peur de s’éloigner. Et si jamais il ratait cette « chose » ?
Il se souvenait parfaitement des mots de Mock :
— Quelque chose va arriver. C’est une chose importante. Ta seule chance de vivre plus vieux comme tu le souhaites. Quand un événement inattendu arrivera, tu n’auras pas de deuxième chance. Il faudra que tu viennes à moi et que tu me vendes ta fidélité. Je te dirais alors ce que tu dois faire.
— Je ne donnerai pas ma liberté.
— Vraiment ? Je ne suis pas un maître très exigeant. Je ne te demanderai pas d’être un esclave, tu auras tout le temps libre que tu veux. Disons plutôt que je te propose... un travail.
Encore un mot qui ne signifiait rien. Il avait froncé les sourcils.
— Comment saurais-je que cet événement est celui que je recherche ?
La large bouche de Mock s’était étirée en un sourire batracien.
— Ce ne sera pas bien long. Quelques jours avant que ça ne vienne jusqu’à toi. Ça démarrera demain peut-être.
Les yeux de Mock s’étaient révulsés un instant et son corps était devenu très mou. Même sa lèvre inférieure s’était mise à pendre légèrement, laissant sa bouche entrouverte.
Ça avait duré une demi-minute trente-huit secondes, pas plus. Et puis il était revenu aussi vite qu’il était parti, en clignant deux fois des paupières et son habituel sourire s’était dessiné sur son visage :
— En fait, ça a déjà commencé...
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J'ai lu les six premiers chapitres de ton histoire il y a quelques jours de cela. Mon commentaire manquera donc d'un peu de fraîcheur ou de teneur, mais pas de sincérité :)<br />
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Pour information, je n'ai pas lu La Ville Noire avant de me lancer dans 63/84 (mais je m'y pencherai probablement à l'issue de ces 63 jours ;p).<br />
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J'ai adoré ton histoire, originale et onirique, avec ses personnages tellement avenants qu'ils semblent rayonner et léviter... Jusqu'à ce qu'au détour d'une phrase surgissent des termes tels que "se peloter les tentacules" (si mes souvenirs sont bons). J'ai trouvé ça osé et terriblement délicieux :).<br />
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Les personnages "à part" sont tout de suite identifiés grâce à leur façon de parler différente, c'est très habile.<br />
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Je n'ai rien à ajouter de particulier, à part que :<br />
- Une carte de l'arbre dessinée par tes soins serait plus que bienvenue ;) <br />
- C'est quand la suite ?<br />
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Bonne continuation,<br />
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Gyl_
Merci pour tes compliments, ils me font très plaisir ^^. Et parfait si le pelotage de tentacule est à ton goût, je me suis bien amusée à écrire cette scène XD.
Et c'est déjà prévu que je dessine une carte de l'arbte, je crois qu'on se perd facilement entre ses ramures, il faut que je m'y penche. Quand à la suite, elle est postée. Normalement, je poste tous les dimanche mais la semaine dernière j'étais trop loin de mon ordi et j'ai oublié de rattraper. Mea culpa!
Merci encore <3
Loupette