5.
— Je voudrais un roman pour mon neveu.
— Quel âge il a, votre neveu ?
— Douze ans. Et il lit beaucoup ! Il dévore. Il a déjà lu les Harry Potter, bien sûr. Et là il lit les... euh... une histoire de chevaliers et de pierres…
— Les chevaliers d'émeraudes ?
— Oui, voilà ! Mais je me dis que ce serait bien qu'il lise autre chose. Il devient grand pour ces histoires de magie, là. Au début, je voulais lui offrir le journal d'Anne Frank, c'est bien ça, non ? Pour son âge ? C'est peut-être un peu difficile mais il lit beaucoup !
Callinoé sourit le temps de trouver une réponse adéquat. La politique du magasin l'empêchait de dire à cette dame trop maquillée et au ton pompeux qu'Anne Frank allait tuer d'ennui son cher neveu.
Il y avait un temps pour le classique, aussi dit-il avec beaucoup de pincettes :
— Vous savez, ce genre de lectures, c'est bien aussi de laisser les enfants s'y diriger seuls. Il sera bien orienté à l'école.
— Ah, vous croyez ? C'est ce que je me disais, aussi.
Toujours laisser le client avoir raison. Au fond du rayon, Baptiste leva le pouce en signe d'encouragement.
Callinoé préférait qu'on lui avoue ne pas aimer la lecture, parce que le sous-texte était généralement « je n'ai pas encore trouvé d'histoire qui m'emporte vraiment » et ça sonnait alors comme un défi. Il aurait bien aimé faire face à ce jeune fan des Chevaliers d'émeraudes plutôt qu'à sa tata vieille France.
— Alors, qu'est-ce que vous pourriez me conseiller ?
— Eh bien... Vous seriez complètement contre le fantastique ? Votre neveu a l'air d'aimer.
Il ne lui laissa stratégiquement pas le temps de répondre qu'il s'emparait du premier tome des Royaumes du Nord et se lançait dans une explication alambiquée pour dire en quoi le fantastique n'était qu'une toile de fond et qu'on abordait de réelles situations historiques. C'était ennuyeux de devoir convaincre la personne qui ne lirait pas l'ouvrage, mais ça permettait quelques mensonges.
Ce qui accrocherait son neveu, ce ne sera pas le débat sur la religion qu'a pu entraîner l'édition de ce texte, mais la présence des daemons et des sorcières.
— Je ne sais pas, souffla la dame. Est-ce qu'il va aimer que ce soit une héroïne ?
— Il ne se posera pas la question avec Lyra, assura Callinoé en ravalant son agacement.
Du regard, il saisit l'entrée de Roxanne dans la librairie. C'était déjà l'heure de sa pause. Elle s'approcha lentement, sa main effleurant les couvertures des romans mis en avant.
— Et le tome deux introduit Will, ajouta-t-il.
— Et ce n'est pas un bête copier-coller des Harry Potter ? Non parce que voilà, on sait comment ça marche, les livres pour enfants. Et Harry Potter bon, je n'ai pas trop compris ce qu'il avait avec ça.
— Ce n'est pas du tout écrit à la même époque, rassurez-vous...
Roxanne choisit ce moment pour s'interposer, avec politesse et audace, un mélange dangereux qu'elle maîtrisait à la perfection.
— N'insultez pas Harry Potter devant moi, ça me fait mal !
Elle lui sourit et la dame répondit par un rictus coincé.
— C'est formidable, les Royaumes du Nord ! s'enthousiasma Roxanne. C'est un excellent choix ! Vous allez faire un ou une heureuse !
— Ah bon ?
— Oh oui ! C'est tellement différent d'Harry Potter, en plus !
La dame relut le résumé, étudia Roxanne, remercia Callinoé et passa en caisse.
— De rien, frérot.
— Heureusement que mon patron a pas vu ça…
— Une vente est une vente, non ?
Si. Callinoé alla aux vestiaires récupérer son porte-monnaie et, de retour dans le rayon jeunes adultes, il ralentit. Roxanne discutait avec Baptiste. Son collègue avait rangé ses mains dans ses poches et ses épaules contractées signalaient un léger malaise. Il souriait exagérément. Callinoé savait que sa sœur ne le laissait pas indifférent. Il envisagea de revenir sur ses pas pour leur laisser un peu plus de temps mais Roxanne le remarqua, salua Baptiste et fila vers lui.
— Allez viens viens, je veux te dire un truc !
Intrigué, Callinoé adressa un geste à Baptiste – appuyé d'un sourire désolé que son collègue ne parut pas remarquer – et suivit sa sœur dans la rue.
Le soleil vif lui piqua les yeux après une matinée en intérieur. Il voulut tirer les vers du nez de Roxanne mais celle-ci prenait plaisir à le faire mariner, exigeant qu'ils aillent d'abord se chercher à manger. Elle sautillait à moitié en marchant, le talon de ses sandales claquant contre le macadam. Son énergie était communicative, Callinoé se mit à accélérer le pas, la bousculant par jeu. Une dizaine de minutes après, bagels et cannettes en main, ils se posèrent au parc, à l'ombre d'un arbre trop fin pour leur éviter l'insolation.
— Bon allez, crache le morceau, déclara Callinoé. Pourquoi tu tenais tant à ce qu'on mange ensemble ?
— J'ai eu une idée, révéla-t-elle mystérieusement.
Il arqua un sourcil.
— Meilleure que la fois où tu as suggéré qu'on ajoute de l'ananas sur notre pizza ?
Elle lui jeta sa serviette en papier au visage.
— Tu me laisseras jamais oublier ça…
— C'était dégueu.
— Oui, bon... Rien à voir !
Ses joues empourprées et la dureté de sa voix indiquèrent à Callinoé d'arrêter de la taquiner. C'était sérieux pour elle.
— Je t'écoute, Roxi, ça a l'air de te tenir à cœur.
Elle hocha la tête mais mâchouilla une feuille de salade au lieu de parler.
— Maintenant, j'ai l'impression de m'être emballée pour rien. Tu vas trouver ça nul.
— Mais non. Dis-moi.
Il ne la lâcha pas du regard, bien qu'elle fixa l'herbe entre ses orteils plutôt que lui. Ses épaules nues rougissaient déjà sous la morsure du soleil, mais sa queue de cheval protégeait sa nuque.
— Je me disais, lâcha-t-elle soudain, que c'était super triste qu'on vende la maison de Papy Del.
Callinoé ouvrit la bouche mais ne répondit rien. Oui, lui aussi ça lui avait fait de la peine, mais le fait était que ni eux ni leur tante n'allaient y habiter. Trois jours plus tôt, leur père avait annoncé qu'il partirait bientôt pour faire les cartons et contacter un notaire. Bientôt, la maison où ils avaient passé tous leurs étés appartiendrait à d'autres.
Quand il y pensait, le cœur de Callinoé se serrait de nostalgie. Ce genre de situation le renvoyait toujours à ce cours de philo sur « le Temps, l'existence et la mort » où sa prof avait évoqué la force du mot « jamais ».
Ils ne feraient plus jamais la course entre la porte d'entrée et les plants de tulipes.
Ils ne se jetteraient plus jamais sur le vieux canapé du salon.
Ils n'écouteront plus jamais Papy Del leur narrer les dernières aventures de ses feuilletons.
— C'est vrai, admit-il avec douceur. Mais on ne peut pas y faire grand chose.
— Je sais.
Elle remit une mèche derrière son oreille et releva les yeux sur lui. L'air décidé, elle déclara :
— Et si on y allait une dernière fois, tous les deux ? On prend la R5 et on s'y rend en avance. T'en penses quoi ?
Callinoé se sentit pris au piège par l'intensité du regard de sa petite sœur. Roxanne avait délaissé la fin de son repas et de sa boisson pour le fixer, les doigts croisés sur ses cuisses. Depuis combien de temps cette idée mûrissait-elle dans sa caboche ? À quel moment s'était-elle suffisamment imposée pour qu'elle se décide à lui en parler ?
— Et mon boulot ? s'enquit-il avec une pointe d'humour, sans pouvoir cacher ses réticences.
— Je croyais que t’avais prévu de prendre des congés ?
— Oui, c'est vrai, mais...
Elle arqua un sourcil et il se serait donné des claques. « Mais quoi ? », il n'en savait strictement rien. Roxanne ignora le silence gênant pour reprendre, un sourire aux lèvres et de l’enthousiasme plein les poches :
— Ça nous ferait une aventure ! Des vacances rien qu'à nous ! J'ai de l'argent pour payer l'essence.
— Je peux pas rouler autant, Roxi.
— On fera des pauses régulières, si tu veux. Je peux aussi payer l'hôtel.
— Tu ne peux pas payer tout ça, souffla-t-il en levant les yeux au ciel.
Elle ouvrit la bouche mais la referma aussi sec. De sa joie d'avoir partagé son plan ne resta que le fantôme de son sourire sur la ligne exsangue de ses lèvres pincées. Roxanne se leva, lissa inutilement sa jupe et ramassa les restes de son repas qu'elle jeta dans un sac plastique.
— Okay, je vois. Je prendrai le train. Désolée d'avoir menacé de briser ta chère routine, frérot.
Elle tourna les talons.
— Ne t'énerve pas, voyons, lança-t-il pour l'arrêter.
Cela fonctionna, sauf qu'elle se retourna avec des éclairs au fond des rétines et qu'il regretta un peu de ne pas l'avoir laissé filer avec sa colère.
— Non mais en fait, c'est ça qui m'énerve avec toi, Callie, cracha-t-elle. On peut jamais jamais te proposer un truc un peu différent. Tu dis toujours non ! On dirait que t’as la trouille de faire un truc qui te changerait un minimum de ton quotidien !
— Je n'ai pas dit non, objecta-t-il mollement.
Elle croisa les bras, plantant ses ongles bleus dans la chair de ses bras.
— T'es pas capable de feindre la bonne volonté, asséna-t-elle. Mais je t'en prie, dis-moi que je me suis gourée.
Il se mordit l'intérieur de la joue, un sentiment de honte et de culpabilité lui brûlant les oreilles plus efficacement que le soleil. Roxanne soupira, lui jeta un « à ce soir » et s'éloigna. La précision avec laquelle elle jeta son sac dans une poubelle n'avait d'égale que sa frustration.
Il ne la rattrapa pas, ça ne servait à rien. Le pire dans tout ça, c'était qu'elle avait raison. Callinoé était frileux. Plein de choses lui faisaient envie : ça allait de parler à Camille à partir en Écosse en solitaire. Mais il ne le faisait jamais.
Callinoé avait autant peur des échecs que des réussites ; sa routine était confortable, rassurante, et plus il désirait en sortir, moins il ne pouvait s'y résoudre. Roxanne était entière dans ses projets, ses plaisirs et ses rages. Elle faisait ce qu'elle disait. En comparaison, Callinoé avait tout d'un lâche.
Par contre je ne pense pas que le dernier paragraphe soit très utile. Je trouve qu'on comprend parfaitement le caractère des deux personnages grâce à toutes leurs conversations. Le dernier paragraphe fait un peu artifice et "attention il faut comprendre que..."
Sinon, oui, les actes manqués, les moments de peur, de honte et de tristesse. Mais aussi ces petits moments de joie intense, fleuris avec amour, je les trouve très bien écrits !
Merci encore ♥
C'est vrai que c'est tentant de se laisser porter par le courant, de remettre les trucs à plus tard, d'attendre que d'autres le prennent en charge. Et en même temps, ça fout un peu le cafard. Parce que Calli est pas bien vieux, mais on le sent bien désillusionné. Comme si l'enfance s'était finie et que la vie d'adulte était arrivée, morne et tristoune.
Allez, on se bouge, eh !
Calli expérimente les bons et les mauvais côtés de la routine. Comme tu dis, se laisser porter c'est tentant, mais si on en oublie le reste c'est mauvais
Quand j'y réfléchis, c'est assez rare que je trouve une histoire qui me fasse autant d'effet, où l'identification avec le personnage se fait naturellement. Je sais pas si je devrai révéler ça mais DSG devient mon plus grand coup de cœur de NFPA <3
J'ai cru à un moment que Roxanne allait proposer à Calli une colocation dans la maison de leur grand-père. Peut-être que ça se fera par la suite et que mon cerveau est allé trop vite. Je vais continuer ma lecture et me laisser porter par l'histoire.
Au fait, la réflexion autour de la littérature au début était chouette. Toutes ces références, ces idées reçues. On ne sent pas du tout que l'autrice est passionnée de littérature… ;)
Petite coquillette :
Callinoé sourit le temps de trouver une réponse adéquat. --> adéquate
Merci mille fois
J'espère que ça se poursuivra mais déjà de savoir que l'identification était forte sur ce début me comble de joie. Et je trouve ça super intéressant ! Je me suis beaucoup focalisé sur moi pour l'écrire, et constater que ces choses sont plutôt partagé par d'autres personnes ça fait réfléchir (et en bien)
L'autrice n'est pas du tout passionnée de littérature, non non ; l'autrice n'a pas non plus eu de réminiscences de son stage en librairie xD
Amour et macarons Dédé
Encore une fois, je me répète mais ce que je préfère pour le moment dans cette histoire c'est les petits "riens" : dans le précédent, la petit attention de Roxanne qui lui passe le paquet de mouchoirs, ici, l'accent sur le mot "jamais" (je me rappelle que c'était la conjugaison au passé qui m'avait beaucoup perturbée la première fois que je suis allée à un enterrement), et toutes les petites précisions sur les mouvements des persos et le décor (genre, l'arbre et le soleil ici), ça rend le tout tellement plus vivant, et touchant aussi !
J'aime beaucoup le personnage de Roxanne aussi, et elle fait un bon duo avec son frère ; j'espère bien qu'elle va réussir à l'entraîner dans son projet ! Et à lui communiquer un peu d'audace du même coup... Cette conclusion était juste, je pense qu'on est beaucoup à avoir ressenti ça, au moins quelques fois...
Oh, et j'aime beaucoup le réquisitoire en faveur de la littérature jeunesse aussi XD
Je ne sais même plus quoi te répondre, à part encore un grand merci pour ce retour qui donne confiance en ce que j'ai écrit !
L'ensemble est tellement composé de "riens" dans ma tête que j'aurais compris qu'on ne s'y intéresse pas. Et mes descriptions sont relativement réduites, donc tant mieux si ça marche jusque là !!
Je te fais confiance pour me le glisser quand ça manquera de détails :)
Quant à la description, en même temps, je pense que le lecteur en a juste assez besoin pour qu'il n'ait pas l'impression que les persos évoluent dans une boîte blanche ; après, on sait tous à quoi ressemble un parc...
Et depuis quand il y a un âge pour les histoires de magies ? Punaise, je me suis sentie directement visée/agressée par cette cliente, c'est parfait XD.
*tire la langue à la tata et retourne bouquiner ses histoires pour ados*
Sinon j'aime beaucoup la différence de tempérament entre les deux. Cela promet des interactions intéressantes !
Encore chouette, on découvre plus le quotidien de Callinoé et c'est intéressant de découvrir celui d'un personnage qui semble tellement apprécier la routine.
Comme les chapitres précédents les commentaires.
- "Les Chevaliers d’Émeraude" prennent des majuscules.
- J'aime la description de la charte de bonne conduite avec le sacro saint client qu'il ne faut pas froisser même s'il énerve...
- Harry Potter a commencer à paraître en 1997, les Royaumes du Nord en 1995, donc c'est quand même la même époque de parution, alors que tu écris : "ce n'est pas du tout écris à la même époque". Stratégie de vente de Callinoé ou erreur de ta part ? Moi ça m'a pas mal perturbée...
Et l'ananas sur la pizza c'est super bon ! Nan mais oh ^^
Je répondrai à tes autres commentaires demain, mais je tenais à te remercier fort des ce soir <3
Je suis très heureuse que l'histoire, les personnages et ma façon d'écrire te plaisent
Je sais pas trop ce qui m'a prit d'aller vérifier tout les petits trucs, c'était rigolo, et si ça te sert, c'est top !
Merci à toi pour cette belle histoire !
Ce chapitre nous ramène à un quotidien plus "normal", mais même s'il ne se passe pour l'instant pas grand chose, j'ai hâte de savoir où tu veux nous emmener, avec Callinoe et Camille !
Merci de ton retour <3 ce que tu dis de mes personnages me touche énormément et m'encourage ! Si tu as retrouvé de ta propre histoire dans celle ci ça m'émeut aussi, j'y ai mis la mienne (la Bretagne en moins, c'était à Paris moi)
J'espère que la suite te plaira aussi. Merci merci !
Détails
Vous seriez complètement contre le fantastique ? Votre neveu a l'air d'aimer : en l’occurrence, c’est plutôt de la fantasy, non ?
Je peux réduire ce dialogue, qu'on garde l'aspect question sur l'héroïne et l'intervention de Roxanne, mais en réduisant le risque d'ennui ?
Merci pour ta lecture !! Je vais tenquiquiner avec mes questions uhu (et profiter de la fin tion dialogue de NFPA)