Séparé du reste de sa troupe par des nécessités administratives – qu'il n'aurait jamais imposées à ces jeunes gens, tant ce travail rendait fou – Cole trouvait ses journées longues, et toujours plus éreintantes. Il ne comprenait pas pourquoi Cheshi refusait de le recevoir, ni l'intérêt de les faire attendre ici, sans la moindre information, après les avoir enjoints à se dépêcher. Il avait beau insister, réclamer sans cesse de nouvelles entrevues, le secrétaire du capitaine trouvait constamment une excuse – plus ou moins valable – pour lui interdire l'entrée. Ce temps perdu abîmait de plus en plus les relations entre ses soldats, et Cole savait qu'il peinerait à maintenir une cohésion, tant que le groupe ne s'investirait pas dans l'action. Pire qu’agaçant, ce délai devenait dangereux.
Après une nouveau repas agité – rythmé par les agressions constantes de Roy, et la défense bruyante d'Ichab – Cole se rendit jusqu'à sa chambre et se laissa tomber sur le lit, les yeux braqués au plafond. L'armée alybienne n'était qu'un énorme bordel de paperasses, d'autorisations, de déclarations et autres joyeusetés du genre ; il le savait, on l'avait formé pour la gérer, mais à ce point... quelque chose clochait. On lui avait remis des formulaires inconnus, parfois même en langue étrangère – sans lui fournir de traduction, évidemment – et on lui demandait également des informations, censément privées, sur lui ou sur ses cadets. Ces détails n'auraient pas dû figurer dans des documents officiels alors... pourquoi ? Qu'avait leur mission de si particulier pour réclamer autant de précisions ? L'usage d'une autre langue laissait entrevoir la possibilité d'une rencontre diplomatique, mais où ? Kern ? Non, ça ne ressemblait pas à la langue courante du pays, plutôt au dialecte officiel du Ladé. Un document pour la Ligue alors ? Cette éventualité validait l'hypothèse d'une mission diplomatique.
Puisqu'il réfléchissait en vain, Cole laissa échapper un soupir. Son cerveau tournait à vive allure, comme toujours, et c'était une torture de ne pas pouvoir le laisser vide. Ses nuits se raccourcissaient, mangées par les obsessions constantes, les calculs permanents et les angoisses tenaces. L'esprit de Cole s'auto-digérait, et il avait l'impression de ne rien pouvoir faire contre ça. Si l’état-major continuait à les faire poireauter, ses soldats ne seraient plus les seuls à perdre pieds : il les suivrait de près.
Lentement, il tourna son regard vers la table de nuit – plus un tabouret qu'une réelle table, cela dit – et tendit la main vers la petite flasque qui y reposait. La première gorgée le fit tousser et lui apporta un peu de réconfort.
Du calme.
Ne pas paniquer, ne pas se laisser gagner par la fatigue et l'inquiétude.
Ne pas se projeter.
Ce moment de creux lui permettait de travailler son équipe, la modeler avant de la jeter face à l'adversité. Il devait rester concentré et continuer à observer. Ses soldats ne comprenaient pas, mais il savait ce qu'il faisait.
Un peu ragaillardi, le sergent se leva, récupérant un petit carnet dans sa besace. A l'intérieur se trouvaient ses remarques, quelques petites annotations précises sur les rapports entre Camille, Sinead, Ichab et Roy. Il avait pris le temps de détailler leurs personnalités, et tentait de trouver un compromis entre les différents caractères. Carré, méthodique, logique, Cole approchait le problème avec le pragmatisme d'un architecte : des matériaux – de valeur diverse – devaient coller pour construire une base solide. C'était faisable, et il le ferait.
***
A l'aube du cinquième jour – neuvième si l'on comptait le voyage jusqu'au fort – Cole fit une annonce qui n'emballa personne, à part lui-même :
« Ce matin je vous dispense des corvées. Nous reprenons l'entraînement. »
Sinead continua à fixer son bol de chicorée, Roy et Ichab reprirent leur discussion – étonnement calme, pour une fois – et Camille poursuivit son flirt désespéré avec la corbeille à galettes, trop vide à son goût. Si les rapports s'apaisaient doucement entre eux, ils n'avaient toujours aucun respect pour leur supérieur. Il était temps d'y remédier.
« Je vois que vous êtes d'une énergie débordante...
— C'est qu'on passe notre temps à compter, ratisser, dormir, manger... »
Le regard de Roy glissa vers Camille, tandis qu'il appuyait sur le dernier mot. L'aristocrate ne manquait jamais l'occasion de rappeler au rouquin son embonpoint, ce que Camille s'appliquait à ne pas relever. Un peu déçu par ce flegme, Roy poursuivit sa phrase :
« … A force on se sent plus paysans que soldats.
— Ce ne me déplaît pas, tenta Sinead.
— Comme c'est étonnant... attaqua Roy. »
Ichab, lassé par l'hostilité constante qui habitait Roy et Sinead, invita calmement son ami à ne pas réagir. Le Landais haussa simplement les épaules, et replongea le nez dans son bol.
« Justement, reprit Cole, maintenant que les tensions se sont un peu apaisées entre vous...
— Quelles tensions ? le coupa Roy, amusé. Nous sommes dans la plus parfaite entente, la preuve : c'est papotage à bâtons rompus jusqu'à deux heures du matin. Nous nous a-do-rons.
— T'as pas fini ? s'agaça Ichab, abandonnant ses bonnes résolutions. On l'a compris, que « monsieur » était trop bien pour nous, tu vas nous le rappeler encore souvent ? Je te jure, Hughes, tu l'ouvres encore et je te a'yks'aab.
— Ichab ! s'offusqua Cole, s'attirant les regards surpris de ses cadets.
— Tiens... Vous parlez encore la langue ? le provoqua le nomade. Qui l'eut cru ?
— LA Langue c'est l'Alybien ! s’énerva Camille. »
Comme souvent, Sinead n'ajouta rien, observant l'échange avec la vitalité d'un plan de carotte – ce qui n'était pas mélioratif pour lesdites carottes, sans doute plus dynamiques au quotidien. Les quatre individus continuèrent à se voler dans les plumes et même Cole – qui jusqu'à présent cherchait à calmer les esprits – ne pouvait s'empêcher de perdre patience.
Sinead, pour sa part, avait désormais terminé son repas. Il rangea avec soin les ustensiles au centre de la table, et demanda tranquillement.
« On va faire quoi pendant l'entraînement ? Encore des exercices de monte ? »
Roy éclata de rire, un rire un peu plus franc et moins railleur qu'à son habitude : plus naturel.
« T'es pas possible toi... »
Pour la seconde fois, Sinead haussa les épaules. Ses cheveux – très noirs – repoussaient à une vitesse folle, lui donnant une allure à la fois négligée et amusante. Son visage, livide et imberbe, montrait toute l'étendue de sa jeunesse, et n'exposait aucune marque de fatigue. C'était bien le seul.
« On perd du temps, se justifia le benjamin, et c'est toujours mieux de bouger un peu que de rester là à se manger le nez.
— Il a raison, confirma Ichab. Et si je dois encore compter une seule couverture, je pète un câble, da lih'a. »
L'expression lâchée, Ichab tourna aussitôt la tête vers Camille, le mettant au défit de le rectifier. Jugeant que ça n'en valait pas la peine – et peut-être un peu lassé par ce combat permanent – le rouquin s'abstint de tout commentaire, et le groupe quitta la cantine pour suivre Cole en extérieur.
Dans l'immense cour centrale – celle réservée aux manœuvres militaires – le soleil tapait avec une force acharnée, et ce depuis plusieurs semaines. Étant donné l'exposition géographique du fort – assez proche du désert du sud – il y faisait chaud une grande partie de l'année, et l'on voyait rarement tomber la pluie. Si le climat convenait facilement à Camille, Cole, et Ichab ; Roy et Sinead le supportaient très mal. Des ondes brûlantes déformaient les murs en montant du sol, et les deux hommes du nord échangèrent un regard presque complice – assurément le premier depuis qu'ils se connaissaient.
Raide et droit, planté comme un palmier en pleine oasis, un homme en habit d'officier donnait des ordres à de jeunes recrues. Lorsqu'il avisa les nouveaux venus, il se dirigea aussitôt vers eux et, plus précisément, vers Cole.
« Jessieh, ça fait longtemps. Je suppose que je dois t'appeler sergent Cole, maintenant ? »
Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et un sourire de connivence. Cole présenta l'individu.
« Les garçons, voici le lieutenant Kyn, le bras droit du capitaine Chechi.
— Un peu le gauche, aussi, à l'heure actuelle, précisa Kyn. »
Le lieutenant s'exprimait avec un accent étrange, qui révélait son appartenance aux petites îles du nord-est. Si cet indice seul ne suffisait pas à situer son origine, la forme allongée de ses yeux permettait de confirmer l'hypothèse. Kyn repéra Roy, resté à l'abri d'un appentis, et il se déplaça pour lui offrir une main amicale. Le blondinet s'en saisit volontiers.
« Ca faisait longtemps qu'on ne s'était pas vus, Roy. Comment va ton père ?
— Il est en vie. C'est déjà un petit miracle, compte tenu de l'état de son foie ».
La remarque jeta un froid, et Kyn répondit par un sourire un peu gêné, avant de revenir vers Cole.
« Jessieh, je pourrais te voir un peu plus tard, en privé ? »
Les deux hommes sentaient les regards braqués sur eux, certains curieux, d'autres inquiets.
« Bien sûr. Vous pensez que le capitaine nous recevra d'ici peu ?
— Ca ne saurait tarder, oui. Je suis rentré hier avec quelques nouvelles de la capitales, vous recevrez bientôt votre affectation. En attendant... le sergent instructeur Macross a fait une très mauvais chute, et il ne peut pas s'occuper de ses recrues. Tu connais Macross, il n'est plus tout jeune et on finira bien par le remplacer mais, pour le moment, nous n'avons personne d'autre. Tu pourrais peut-être...
— Mener l’entraînement ? compléta Cole.
— Exactement. Ça te dérange ?
— Non lieutenant, avec plaisir. »
Kyn offrit à la ronde un nouveau sourire chaleureux, avant de quitter les lieux. Les « recrues » qu'il avait mentionnées plus tôt attendaient toujours au centre de la cour, étouffant dans des uniformes trop serrés. Certains transpiraient déjà au point d'imbiber leurs chemises, d'autres ne montraient pas la moindre gêne, sans doute plus habitués au climat du sud.
« Cet entraînement risque de vous changer, commença Cole en guise d'introduction. J'attends de mes élèves qu'ils donnent le maximum, et ne se contentent pas de petits efforts mineurs. Il fait chaud ? Oui, et j'ai chaud moi ici. Votre uniforme est trop lourd, vos bottes ne sont pas adaptées à vos pieds ? C'est le cas pour tous, moi le premier. Vous n'êtes pas là pour vous plaindre, vous n'êtes pas là pour vous amuser : c'est votre métier. Vous l'avez choisi, vous vous êtes engagés : soyez des hommes, assumez. »
Sinead, installé entre Ichab et un soldat inconnu, se permit un rire amer et une remarque pleine d'acidité, à voix basse.
« Bah voyons... nous n'avons pas tous eu le choix. »
L'autre soldat – celui qu'ils ne connaissaient pas – confirma d'un petit hochement de tête. Au bout du compte ils étaient peu nombreux à avoir épousé la « profession » par choix, et non par contrainte. La troupe d'éclaireur en montrait un parfait exemple : Sinead, Roy et Ichab n'étaient pas là par plaisir, mais parce que les deux premiers subissaient la pression familiale, et le second s'inscrivait dans les lois d'insertion pour les néo-sédentaires. Cole lui-même en avait probablement fait les frais, ce qui rendait son laïus d'autant moins crédible. Malgré tout, l'assemblée semblait galvanisée par la force qu'il dégageait.
« Monsieur... »
Se permit de l'interrompre un très jeune élément, installé au premier rang. Sa chevelure cuivrée ressortait dans la masse sombre de ses camarades, ce malgré la coupe courte – d'usage chez les recrues. Il levait la main comme un petit écolier, attendant que son supérieur lui cède la parole.
« Soldat ?
— On va... faire quoi... exactement ? hésita le garçon. Le sergent Macross ne nous a enseigné que quelques éléments de tir... des cours de stratégie... un peu de combat à mains nues, mais pas beaucoup alors... On n'a pas le niveau des cadets. »
Et pour cause : il n'y avait presque que des nomades dans les rangs des « volontaires ». Les peaux sombres, brunes, dorées, s'étalaient sous les crânes rasés et les tatouages claniques. Tous étaient très jeunes, plus que Sinead même.
« Je saurai prendre en compte les particularités de chacun, et m'adapter, le rassura Cole. L'armée ne veut pas vous transformer en héros ou en idoles des champs de bataille...
— Non, juste en chair à fusils ».
Toutes les têtes se tournèrent – presque d'un bloc – vers Ichab qui, les bras croisés, défiait Cole de ses impressionnants yeux d'ambre.
« Je te demande pardon ?
— Ah vous pouvez toujours, on le mérite bien. Vous êtes sympa avec votre blabla, mais un peu d'honnêteté ne ferait pas de mal. »
Sans la moindre trace de peur, ou de culpabilité, Ichab avança d'un pas, puis de deux. Quelques murmures se firent entendre mais personne n'eut l'idée de l'inviter au calme. Ils étaient trop excités par ce qui arrivait.
« Vous aurez beau dire : eux, moi... on n'est pas destinés à des grandes carrières. Nous ne sommes ni des Hughes, ni des Connor – désolé Sinead.
— Pas de mal, assura le principal concerné. »
Les murmures gagnèrent en intensité, portés par des spectateurs qui – tous ou presque – se reconnaissaient dans le discours d'Ichab. Une identification forte, qui lui assurait la sympathie de ses condisciples.
« Et moi ? demanda Cole, sans se départir de son calme. Je suis dans l'armée depuis plus longtemps que toi. Je ne suis pas encore mort et pourtant j'ai connu le terrain, on m'a même confié une stratégie de bataille. Chacun d'entre vous a sa place dans ce pays. Si tu ne veux pas le croire, Ichab, tant pis pour toi, mais c'est la vérité. »
Doucement, l'assistance se dissocia : certains se laissaient gagner par la foi de Cole, tandis que d'autres – souvent les plus marqués par le désert – favorisaient Ichab. Au milieu de ce fatras, Camille, Roy et Sinead essayaient de se faire oublier. Roy avait beau sourire, ses traits restaient figés dans une mimique qui évoquait plus la grimace que la joie. Une tension dangereuse flottait dans l'air, activée par l'hostilité évidente d'Ichab, et la justesse de ses propos. Camille grogna un court instant, alors qu'il constatait la soudaine aisance de son partenaire dans le maniement du verbe.
« Dites-moi, sergent... à quel tribu appartenez-vous ? reprit Ichab. »
La mâchoire de Cole saillit plus fort, mise en valeur pas la crispation colérique de son visage. Ses yeux charbonneux se firent tranchants, à l'instar de ses mots.
« Je suis Alybien. On m'a recueilli, élevé, aimé, donné une chance. Je n'ai pas besoin de plus.
— Ça ne répond pas à ma question. Je reformule, si vous préférez : à quelle tribu apparteniez-vous ?
— Voilà qu'il manie l'aspect des temps, maintenant... »
Grommela Camille, tirant un sourire à Roy.
Cole, lui, ne s'amusait pas. La question d'Ichab lui imposa un silence long, qu'on sentait terriblement douloureux. Le Kinuu n'agissait pas seulement par stratégie, il voulait blesser, et le coup portait.
Comme son adversaire ne répondait toujours pas, Ichab enchaîna.
« Vous n'en avez pas. Vous vous déclarez l'un des nôtres mais vous êtes né dans un maskar'h où sont allés s'enterrer les traîtres aux qu'bil'. Vous n'êtes pas un nomade. Vous êtes né sédentaire. Vous avez grandi sédentaire. Vous n'êtes PAS akhi ».
Discrètement, Roy se déplaça vers Sinead, qui assistait à la confrontation, les sourcils froncés.
« Une petite traduction pour les néophytes ?
— Les maskar'h sont des sortes de camps. Ils ont accueilli les nomades qui ont rejoint l'Alybie de leur propre chef, avant les lois sur les néo-sédentaires. Ça remonte bien avant la naissance d'Ichab, et de la plupart des ces recrues.
— Reubila ? »
Sinead plissa le nez et frotta son oreille, heurté par la prononciation catastrophique de son conscrit.
« C'est compliqué à traduire dans la langue officielle. En quelque sorte ce serait des... tribus. Mais je ne suis pas sûr que le concept te parle.
— Absolument pas. Et aqui ?
— "Mon frère". C'est un terme utilisé pour désigner un individu s'inscrivant dans... c'est difficile à expliquer. Ça rentre dans leur domaine religieux et spirituel. En tout cas, l'utiliser pour rejeter quelqu'un est extrêmement violent. »
Et Sinead n'était pas le seul à l'avoir compris. Toujours seul face aux jeunes recrues, Cole avait blêmi. Pendant que Sinead prenait le temps d'expliquer à Roy les subtilités du badawiin, plusieurs recrues s'étaient approchés en haussant le ton. Désormais, la majorité se rangeait du côté d'Ichab. Dans les galeries aussi on s'agitait, attirés par les éclats de voix.
« Traître ! lança un second accusateur.
— Assassin ! enchaîna un second.
— Kahi'b ! S'lah ! »
Toujours imperturbable, Cole gardait son attention rivée sur Ichab. Les deux hommes s'affrontaient du regard, aussi immuables l'un que l'autre.
« Ca va dégénérer, releva Roy. On doit s'interposer.
— Et se faire lyncher à notre tour ? fit remarquer Camille.
— Ils ont des comptes à régler, confirma Sinead. Si on doit travailler ensemble, ils doivent crever l'abcès.
— Régler des comptes ? C'est Cole qui a provoqué ça, à cause de son incompétence ! Ça ne devrait pas se passer com...
— C'est entièrement de ta faute, le coupa sèchement Sinead. Tu affaiblis l'autorité du sergent en permanence, et c'est toi qui es responsable de ça, alors assume. Ne bouge pas. »
Si Roy se contraint à obéir, son regard promit au Landais de solides représailles. On ne lui parlait pas comme ça, d'aucune manière. Ceux qui osaient le contredire le regrettaient toujours, et Sinead ne ferait pas exception. Connor ou pas.
Pour l'heure, d'autres mouvements attiraient leur attention. Plusieurs hommes en armes débouchèrent de l'entrée ouest, prêts à tirer dans le tas. Cole les remarqua et tendit vers eux un bras autoritaire. Un ordre.
N'intervenez pas.
Livide, le regard moins vif, l'officier s'approcha d'Ichab sans craindre la masse hargneuse des recrues nomades. Il déboutonna sa veste de soldat, l'envoya voler plus loin avant de retirer sa chemise pour la laisser mourir dans la poussière. Le geste stoppa net les réactions, et le silence se fit à nouveau. Lourd, épais, fort des souffles retenus.
« Tu veux jouer, Ichab ? »
Mise à nue, la musculature de Cole impressionnait. Il offrait au soleil sa carrure d'adulte, creusée par les cicatrices et quelques tatouages. Sinead remarqua, pour la première fois, les bracelets à ses poignets et les signes d'encre vers le creux des coudes. S'il n'avait pas grandi dans une tribu, Cole n'en portait pas moins les traces culturelles.
« Tu m'as provoqué, et insulté. Tu veux qu'on suive nos traditions ? Soit. lid'ghad algh'fraïs »
Les lèvres d'Ichab se retroussèrent, formant ce sourire carnassier, capable d'effrayer les moins courageux. Il demanda quelque chose en badawiin, et Cole répondit dans la même langue.
« Traduction ? quémanda Roy.
— Ils récitent les règles, en appellent aux Dieux et fixent les gains, le renseigna Sinead.
— Les gains ?
— Si Cole gagne, Ichab lui devra respect et obéissance. Si Ichab gagne... »
Sinead s'interrompit soudain, son cerveau assimilant ce qu'il venait d'entendre. Il reprit la parole d'une voix blanche, légèrement tremblante.
« … Cole devra le laisser déserter sans le signaler à l'état-major.
— Merde... bordel de merde...
— Ouais... »
Instinctivement, les spectateurs s'étaient répartis pour former une sorte de grand cercle, au centre duquel les deux combattants de jaugeaient. Ichab imita son supérieur et retira sa veste, puis sa chemise. Le nomade était grand, et plutôt maigre, tout en longueur mais étoffé par une musculature sèche et nerveuse. Contrairement à Cole sa peau présentait peu de symboles gravés : juste quelques signes à des endroits bien précis.
Derrière l'attroupement, Kyn venait d'apparaître, accompagné par un homme à l'épaisse moustache blanche. Difficile de ne pas reconnaître le capitaine de fort Malthus, son portrait s'étalait dans tous les livres d'Histoire officielle. Les deux responsables échangèrent quelques mots à voix basse mais ne donnèrent aucun ordre.
« C'est inadmissible, s'agaça Camille. Pourquoi n'empêchent-ils pas cette barbarie ? Les luttes nomades sont interdites par la loi !
— La loi ne suffit pas, fit remarquer Roy. Le roi le sait, sinon il ne laisserait pas sa chance à un homme comme Cole. »
Ils se turent : le combat débutait. Respectueux de leurs codes, les deux adversaires commencèrent pas se saluer puis, en l'espace d'un souffle, Ichab attaqua. Si les recrues nomades ne semblèrent pas perturbées par la violence des coups, les autres spectateurs ne s'attendaient pas à ce déchaînement de force et de brutalité. Les deux ennemis se montraient si vifs, si rapides, et si souples, que l'œil novice peinait à suivre leurs mouvements. Les deux hommes jouaient des pieds, n'épargnant aucune zone et ne retenant pas les coups. Roy grimaça lorsque le talon d'Ichab écrasa le plexus de Cole, le forçant à reculer. Sinead tourna la tête lorsque Cole déséquilibra Ichab, avant de le frapper au visage. Camille, lui, refusa catégoriquement de suivre l'évolution du combat, et s'éloigna en râlant.
Bien vite, l'expérience de Cole prit le dessus sur l'impétuosité et la rage d'Ichab. Si les forces s'étaient d'abord équilibrées, le sergent prenait désormais le dessus. Il devenait évident que le vainqueur l'emporterait à l'usure, par la malice et la maîtrise de son énergie. Cole contrôlait davantage, répartissait mieux son poids et fournissait la dose parfaite de vigueur, juste ce qu'il fallait pour déstabiliser et vaincre. Après un dernier coup d'une violence désespérée – qui s'écrasa contre la défense impeccable de Cole – Ichab chuta, envoyé au tapis par un coup circulaire qu'il ne vit pas venir. Sans attendre, le sergent saisit son subalterne par la nuque, et lui fit mordre la poussière – au sens propre comme au figuré.
Ils restèrent un moment ainsi, les muscles encore bandés, les corps suants et le visage fiévreux. La poitrine de Cole montait et descendait au rythme de sa respiration rapide, mais il ne relâchait pas sa proie. Ichab ne bougeait plus. Son souffle repoussait la matière du sol, créant une zone lisse.
Ils attendaient, et personne n'osait parler.
Après plusieurs minutes de cet immobilisme glaçant, Cole se pencha vers Ichab pour prononcer quelques mots. Le jeune nomade grogna, avant de s'agiter. Cole appuya plus fortement sur sa tête, ajouta quelque chose et se redressa lentement, avant d'aller récupérer sa chemise.
Alors la foule explosa, et les cris envahirent la cour. Excités par l'affrontement, les spectateurs se mirent à échanger précipitamment : parfois en langue officielle, parfois en nomade. On refaisait le match, débriefait, analysait les attaques et les ripostes. De nombreux soldats étaient venus grossir le rang des jeunes recrues au point qu'il devenait difficile de circuler.
Toujours au sol, Ichab peinait à se relever, plus touché dans son égo que dans son corps. Bien sûr son visage, ses bras et son torse présentaient les rougeurs des futurs hématomes, mais ce n'était rien à côté des blessures de Cole. Ichab n'avait pas retenu ses coups, ce qui ne lui avait pas offert la victoire pour autant.
« Ça va aller ? lui demanda Roy, tandis qu'il l'aidait à se relever.
— Ouais, grommela Ichab.
— Jolie raclée, le félicita l'aristocrate. »
Il n'obtint aucune réaction. Ichab avait le regard mauvais et le visage fermé : ce n'était pas le moment pour les taquineries.
« Je vais aller voir comment se porte Cole, signala encore Roy. C'était un beau combat, tu n'as pas à rougir.
— J'ai perdu, c'est tout ce qui compte.
— Tu t'es battu, et c'est respectable. »
Une bourrade amicale accompagna le compliment, puis Roy se dirigea vers Kyn et le capitaine, occupés à discuter avec un Cole vacillant.
Sinead resta avec Ichab. Plusieurs recrues voulurent saluer le perdant, mais des soldats plus âgés évacuaient désormais la cour, faisant place nette. Lorsqu'il ne resta plus qu'eux – et quelques surveillants à l'air revêche – Sinead se tourna vers son camarade et lui demanda :
« Il t'a dit quoi ? Lorsque tu étais à terre ? »
Le Landais ne s'attendait pas à une réponse, aussi fut-il surpris lorsque Ichab répéta avec hargne :
« Je limerai tes crocs, de la même façon qu’ils ont limé les miens. »
En ce qui concerna la langue des nomades c'est une invention de ta part ?
Les réponses vont arriver petit à petit, tu devrais vite en apprendre plus ! Je galère pas mal sur le chapitre 7, qui lance définitivement les enjeux et me demande pas mal de réflexion sur la construction et les enchainements. Après ça, tout est déjà rédigé et on va faire un petit tour du côté nomade du pays, où tu devrais en apprendre plus sur leurs coutumes, leur histoire et tout le tralala !
La langue nomade s'appuie sur une base d'arabe moderne (une langue dont j'aime énormément les sonorités et la force), que je retravaille à base de certaines règles euphoniques et grammaticales (pleines d'espaces, d'aspirations et de compléments du nom xD)
Merci milles fois pour ton avis et ta lecture ! (oui, je passe le quart de ma vie à remercier, mais je suis tellement reconnaissante ;_;)
AH BAH SUPER, JE SUIS HORNY MAINTENANT.
Plus sérieusement, quel chapitre ! La confrontation entre Ichab et Cole fait du bien, elle permet de réaffirmer son autorité un peu mise à mal auprès de sa troupe et donne une autre dimension au personnage. On sent vraiment la tension qui monte tout au long du chapitre et mène jusqu'au défi, c'est vraiment bien mené ! J'ai bien aussi aimé la remarque de Sinead à Roy, il y a une réflexion sur l'autorité que je trouve très intéressante (notamment en tant que prof, hehe).
Je commence à bien aimer Camille (et c'est pas juste à cause de son embonpoint 8D) ; malgré son côté un peu "premier de la classe", je le trouve relatable.
Et cette fin de chapitre... nickel, juste nickel.
Vraiment, cette histoire me sauce énormément, j'ai hâte de lire la suite ♥
En vrai, j'ai une amie qui m'a dit un jour que LE (qui ne s'appelait pas comme ça à l'époque), avec son groupe de garçon, ferait une matière parfaite pour fanfic à homoromance. J'avoue que j'étais un peu horrifiée dans le fond xD Laissez mes bébés vivre leur hostilité sans amour ;_; (mes petits ace ne vont pas apprécier :p)
J'ai pris mon pied sur ce chapitre, j'avoue... c'est l'un des très rares que j'aime moi-même, et que j'ai pris beaucoup de plaisir à rédiger. La relation entre Cole et Ichab est une de celles que je préfère travailler (pour tout ce qu'elle montre sur les nuances du monde et l'impossibilité de toujours voir une seule facette du monde).
Ah Camille... Camille...
Camille :p
Je suis tellement contente que ça te plaise et qui tu puisses découvrir avec un pitit peu de plaisir quand même ! Je sais plus quoi dire, j'suis toute émue, voilà !
Encore une fois, un chapitre que j'aime beaucoup ! Je trouve ça nettement mieux cette attente avant les révélations, plutôt que dans la version précédente où la rencontre avec le chef avait lieu direct. On comprend que quelque chose cloche et ça permet de vraiment mettre en place les relations entre persos et de mieux découvrir les persos, c'est cool !
Autre élément que je trouve très bien, c'est l'aspect ambivalent de tes personnages. Ils sont pas héroïques, pas parfait, pas foncièrement méchants... Ils sont juste humains quoi, et ça marche très bien ^^ On comprend tous les points de vue et c'est cool. Par exemple, au chapitre précédent, Cole passait un peu pour un faible/idiot, là au contraire, on saisit qu'il avait tout calculé, et que même si tout se passe pas forcément parfaitement, il arrive à garder le contrôle.
Bref, j'aime vraiment le tableau que tu peint avec tes persos, c'est vraiment en subtilité et très fin, et à travers les persos, c'est vraiment l'histoire du pays qu'on a, mais sans que ça soit trop lourd ou rien, c'est vraiment bien géré ! =D
Je reviendrai lire la suite sans faute, bon courage avec tes réécritures et pour la suite !
Pluhcouille zoubouille !
Oui... après réflexion (une longue longue réflexion... sur les toilettes :D), j'en suis venue à la même conclusion que toi : pourquoi donner l'ordre de mission tout de suite, finalement ?
Je suis aussi heureuse de voir que les personnages fonctionnent ! Comme tout le roman repose sur eux, leur personnalité et leurs liens, c'est un peu mon nerf de guerre !
Encore et toujours merci pour ton avis et tes commentaires ! Tu as parfaitement compris où je voulais en venir et ma manière de fonctionner : c'est que je me débrouille moins comme un pied que prévu xD
Et merci pour les encouragement, je vais en avoir besoin T.T C'est le pire chapitre qui m'attend maintenant...
FMA... quel honneur...
J'ai été plus influencée par la saga du Soldat Chaman de Robin Hobb (je me rends compte maintenant d'ailleurs, en vieillissant...), mais comme je suis une méga fan de FMA depuis longtemps, c'est possible que l'esthétique et les problématique aient marqué la création de mon monde ! (la force de l'intertextualité, c'est ouf...)
Et OUAIS... j'ai encore un vrai soucis sur Cole. C'est définitivement le personnage qui a le plus changé (à l'origine il était ultra agressif et hargneux, mais ça ne collait pas avec son attitude générale), et donc les ajustements faits ont complètement déséquilibré l'idée générale.
Après avoir regardé un peu dans toute ma trame actuelle, je pense que mon soucis se trouve définitivement dans le premier chapitre...
En réalité, si Cole se laisse autant marcher sur les pieds (malgré le fait qu'il soit réellement un soldat parfait - sur le papier), il a un morceau de son background qui prouve l'inverse, et je ne l'ai évoqué quelques fois par-ci par-là... même si c'est un bon soldat et un homme compétent, il est bourré de failles et miné par un grand manque de confiance en lui, ce qui pose problème face à Ichab (il est en porte à faux par rapport au fait qu'ils soient tous les deux nomades, mais l'un nationaliste, et l'autre "rebelle), et il fait face à Roy (qui a presque le même âge que lui), et Sinead (avec lequel il a un lien non encore évoqué). Dans le cas de Sinead et Roy, ils sont au courant de la "boulette" faite par Cole dans le passé, et Cole le sait... ça lui donne l'impression de ne pas être légitime, et il peine à s'affirmer (alors qu'il n'a pas de soucis avec Camille).
J'ai prévu de retravailler tout ça dans les chapitres 1 et 2 (qui devraient être complètement réécris d'ici peu). Tu pourras me dire si ça va mieux une fois les modif faites ?
Merci milles fois pour cette remarque largement pertinente (et qui m'aide beaucoup !). Je vais bosser encore plus dur !
Je suis toujours aussi bluffée par la qualité de ton écriture et la fluidité de tes dialogues sans jamais perdre un seul instant la personnalité de chacun de tes personnages.
J'ai plein de voix différentes dans ma tête qui se prononcent à tour de rôle. Ce qui montre que tu as su donner une couleur à chacun de ces bonhommes.
Un chapitre bien chargé en testostérone ! :D
J'ai trouvé la narration très vivante, le vocabulaire très varié et l'action très intéressante ;)
Est-ce que la langue que parle Ichab est une langue existante ou tu l'as inventé ?
Comme quoi on est bien mauvais juge de soi... j'ai l'impression que tout est lent et fastidieux, voire même répétitif xD
Ah ça ! Ce sont des gars, des VRAIS *toussote. non*.
La langue parlée par Ichab est une base d'arabe (langue que je trouve absolument magnifique et que j'aimerais prendre le temps d'apprendre un jour !) mais retravaillée selon quelques règle vocaliques. D'ailleurs les termes varient pas mal en fonction des tribus des différents "nomades" (on le voit plus tard, entre Cole et Ichab).
Merci de toujours prendre le temps de me poser un petit mot. Tes commentaires sont adorables et m'encourage à ne pas laisser tomber (cette fois), alors merci ♥