Chapitre 6

Par Zig
Notes de l’auteur : *Toussote* non... non je n'ai pas mis un temps infini à le réécrire, c'est faux ! NB : Pour les personnes ayant déjà lu le chapitre 3, le personnage prénommé Nil est celui qui se nommait avant "Grace". Ce nom ne me plaisait vraiment pas alors je l'ai changé, mais c'est le même personnage ! (pour les autres, le nom a été aussi changé ans le chap 3). Bonne lecture !

Roulé en boule dans un coin de la verdine, Nil subissait les affres du voyage. Tandis que le roi se vautrait dans une mer de coussins, lui-même sentait la cloison racler sa colonne et cogner ses bras. Quelques bleus se formaient déjà sur sa peau fragile, témoins de la brutalité du voyage. S’il ne décrochait pas un mot, pas une plainte, c’était avant tout parce qu’il n’en avait pas le droit. En un sens cela lui convenait : il s’emparait du silence pour laisser son regard vagabonder à l’extérieur, par le biais d’une lucarne. Comme ils se déplaçaient dans un mutisme quasi complet – hormis les soudaines remarques d’Anor –, le garçon rêvait à loisir, son esprit volant parmi les paysages de Kern. Parfois, le monarque sellait son cheval pour explorer les plaines, et Nil en profitait pour se redresser, passer la tête par l’ouverture et contempler le lointain. Il s’extasiait alors devant l’immense lac, les montagnes trop vieilles, et les villages chétifs, où couraient les vivants.

Le voyage durait depuis 8 jours, et devait s’étaler une bonne semaine de plus. Pour accéder au point de rendez-vous – où ils rencontreraient les ambassadeurs d’Olivien –, ils devaient traverser tout le pays en diagonale, partant de Kali la Belle jusqu’à Fort T. Si Anor ne cessait de se plaindre – à cause de l’immense trajet qu’on lui imposait – Nil savait que celui des émissaires serait plus long encore. Les monarques avaient eu beau chercher une position centrale – et à peu près neutre – c’était difficile de satisfaire tout le monde, surtout quand les deux parties possédaient pareil ego.

« À quoi rêves-tu ? »

Demanda soudain Anor, tirant Nil de ses réflexions. Il aurait aimé ne pas réagir, mais on ne lui laissait pas le choix, aussi tourna-t-il lentement la tête avant d’expliquer.

« Je pensais à ce voyage, et j’essayais de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— Son intérêt ».

Incapable de retenir son agacement, le roi leva les yeux au ciel.

« Tu raisonnes trop, ce n’est pas le moment. Profite plutôt du trajet ».

Profiter ? Difficile, lorsque l’on ballottait en tout sens, et confit dans l’ennui.

« Oui, Votre Altesse.

— Je regrette presque de t’avoir amené, tu fais un compagnon épouvantable. Ton rôle est de me divertir, pas de nous plonger dans le silence.

— Que pourrais-je faire, pour vous occuper ? »

Nil connaissait déjà la réponse, mais cet échange devenait un jeu, une sorte de tradition répétitive et codifiée, à laquelle il ne pouvait échapper.

« Tu pourrais me raconter une histoire. »

Voilà. Ils entraient dans le vif du sujet. Il n’avait pas le droit de refuser – c’était son rôle officiel après tout – et il se redressa lentement pour s’approcher de son roi, rappelant à sa mémoire les nombreux mythes qu’il connaissait par cœur. Les phrases se bousculaient mécaniquement et Nil commençait déjà à les trier, cherchant dans sa caboche ce qui conviendrait le mieux. Anor exigeait toujours un récit susceptible de coller à son humeur. Chaque fois le conteur devait déployer des trésors d’observation et d’empathie, pour savoir quoi faire, quoi dire, et comment s’adapter. Malgré tout, il ne ratait jamais son coup.

« Je vais vous demander de reculer un peu, prévint le garçon ».

Sans tergiverser – ce qui n’était guère dans ses habitudes –, le roi se déplaça, permettant à son amuseur d’éloigner les coussins pour accéder au plancher.

« Alors ? Quelle fable vas-tu m’offrir ?

— Patience. Les bonnes histoires ont besoin de temps. Si on les presse, elles sortiront dans le désordre, et le sens s’envolera. »

Cette qualité qu’il demandait, le maître ne la possédait pas. Pourtant, contre toute attente, il rongea son frein et croisa les bras, tirant à Nil un sourire réjoui.

« Efface donc cette grimace de ton visage, ordonna le tyran. Je n’aime pas que tu te moques.

— Je ne me moque pas, mon roi, vous m’amusez.

— Ce n’est pas mon rôle, releva sèchement Anor, reste à ta place.

— Décidément, vous êtes de mauvaise humeur, aujourd’hui ».

Sans quitter son expression rieuse, Nil décrocha de sa ceinture une bourse en cuir, qui tenait dans la paume de sa main. Il l’ouvrit et fit tomber au sol une grande quantité de grains dorés, semblables à du sable, mais plus lumineux.

« J’ai de la chance, constata Anor. Tu m’offres la magie.

— Je vous l’ai déjà dit, Votre Altesse, ça n’a rien de magique »

Il le répétait, mais ça ne rentrait pas. Anor ne comprenait pas, alors il se concentrait sur ses croyances, préférant classifier l’inconnu dans le domaine de l’intangible, plutôt que de reconnaître son ignorance.

Toujours avec calme, Nil retira ses gants et souffla sur le bout de ses doigts, dévoilant des symboles gravés de gris, qui saillaient en relief. Lentement, il se pencha et disposa les mains au-dessus du sol, avant de se redresser. Attiré par une force mystique – du moins selon Anor –, le sable quitta le bois pour s’élever dans les airs. Les phalanges du garçon avaient adopté une posture dérangeante, aux angles compliqués. Il les organisa dans un ballet maîtrisé, qui fit réagir la matière pour la découper délicatement, et sculpter une forme plus précise. Un paysage complet se modela en suspens, juste sous les yeux émerveillés d’un roi devenu enfant. Un morceau de mer léchait des côtes paisibles, placées sous la bénédiction d’un ciel nuageux. Si les couleurs ne ressortaient pas – toutes ayant la teinte de cette poudre étrange –, les volumes prenaient de l’ampleur, dessinant des lieux inconnus et charmeurs.

« C’est beau, constata Anor. Mais vide ».

Nil hocha la tête, toute son attention portée sur ses mouvements, et les mots qui prenaient forme dans son esprit. Il allait chercher son souffle en profondeur, délaissant la zone de tête pour puiser dans la force de son abdomen. Le conteur prit une grande inspiration, et débuta l’histoire :

« Je commence à conter, moi, fils des sables. Je commence à conter pour vous emmener ailleurs : dans d’autres lieux, en d’autres temps. Je commence à conter, et quand ma voix s’élève, tout le monde se tait. Elle ne m’appartient plus, elle est vôtre et se prête aux oreilles qui désirent l’écouter. Tendez, messire, venez vers moi… je vous porterai ».

Anor ne pouvait plus détacher son regard du panorama, ni son attention de Nil. Elle l’apaisait, entrait profondément en lui pour enlacer son humanité, et endormir le mal. Il se sentait capable de pleurer, de rire, ou de mettre sa vie en danger. Par la parole de Nil, il devenait héros, juste le temps d’une histoire qui se déroule, s’étend, et se révèle.

« Je vais vous peindre la naissance des monts, reprit l’enfant, à une époque si lointaine que nos pensées l’ont oubliée, et que nos écrits ne l’ont pas fixée. Mais attention, je vous mets en garde : dans la mémoire on peut se perdre, et vous aurez besoin de moi pour vous guider »

Nil continuait d’agiter ses doigts, et chacun de ses mouvements avait une influence directe sur son tableau flottant. Tandis qu’il parlait, il avait entamé un schéma, qui permit à la poudre d’esquisser une ligne. L’un des bords s’arrêtait juste sous le nez d’Anor, pourtant il n’osait y toucher, de peur que le sort ne prenne fin

« Au début du monde, il n’y avait qu’une grande étendue plate. Dame Terre présentait un tracé parfait, dont elle était extrêmement fière. Aucune impureté ne venait perturber le grain impeccable de son horizon et elle s’étalait sur des lieues et des lieues, reine de tout. Personne ne se risquerait à la fouler, car la salir relevait de l’insulte et elle pouvait facilement se déchaîner. »

Le volatil nuage dessina la fin d’un malheureux, porté par les gestes du narrateur.

« Mais la Terre avait une sœur : Dame Mer. À l’inverse de sa cadette, Dame Mer ondulait horriblement, déformée par une houle irrégulière. Ces mouvements l’enlaidissaient, se montraient capricieux, possessifs, et si hideux que le monde en riait. Il n’y avait pas grand-chose, à cette période, mais ce “pas grand-chose” suffisait à mettre la pauvre très mal à l’aise. Sans cesse rabaissée et comparée à sa sœur, elle sentait doucement l’amertume la gagner, et ses larmes salaient ses eaux. »

Les doigts du conteur se tordirent et s’agitèrent, pour modeler la seconde description. Soudain, l’image se coupa en deux, s’effrita, puis se ressouda. Un troisième personnage se greffa à l’ensemble : le ciel. Il était immense, détaillé, représenté avec une précision si parfaite, qu’elle en devenait angoissante.

« Le Ciel les avait vus naître, et ne supportait plus les querelles de ses filles, provoquées par la laideur de l’une, et la beauté de l’autre. En tant que père il devait agir, et c’est ce qu’il fit. Après une énième dispute il tonna, prit de l’ampleur, gagna en espace au point de menacer ses deux enfants. Il envoya alors son émissaire, la Foudre, pour donner une bonne leçon à sa puînée. Doté d’une élégance cruelle, et pourvu d’un esprit pervers, la Foudre s’abattit sur ce corps lisse et inexploré, le découvrant jusqu’à l’écœurement. Il percuta les terres vierges, et la pauvre ne put rien faire pour le repousser. Bien vite, il l’engrossa. Les formes de la belle se gondolèrent, s’emplirent et se gonflèrent, changeant terriblement sa physionomie ».

De nouveaux contours s’offrirent à l’image. De plus en plus, Nil adaptait la vision au récit. Ce n’était pas un simple modèle d’appui, elle bougeait pour valoriser les mots et le ton. L’effort devait être important, vu la pellicule de sueur qui se formait sur la peau mate du garçon. Après seulement quelques minutes, il paraissait épuisé.

« La terre était une toute jeune femme, presque une enfant, elle ne sut que faire, face à cette situation. Quelque chose grouillait dans ses entrailles, prenant chaque jour un peu plus de place. Elle souhaitait s’en débarrasser, les expulser, mais les rejetons de la Foudre étaient réputés méchants – en plus d’être fort laids –, et elle ne voulait pas lancer leur malédiction sur le monde. Elle les garda en elle où ils poussèrent encore, grandirent, au point de la déformer toujours davantage. À force de lutter, elle devint plus hideuse que sa sœur, en partie parce que son mal resterait immuable. Là où la Mer connaissait des temps de paix et de calme, la Terre se savait condamnée à demeurer telle qu’elle était. »

Tandis que s’achevait cette partie de l’histoire, Anor baissa les yeux, son regard se voilant, pris par quelque chose de triste et d’introspectif. Face à lui, de modestes figures commençaient à évoluer au milieu du décor : de petites fourmis délicates, dans l’immensité du paysage.

« Puis naquirent les Hommes, poursuivit Nil. D’abord vinrent les nomades, qui se dirigèrent ensuite vers la Mer, dans l’espoir d’y trouver un climat moins rude. Il semblait désormais impossible à la Terre d’expulser ce qu’elle engendrait. Les Hommes étaient trop fragiles, sans cesse à découvert : jamais ils n’auraient survécu à ce qu’elle portait. Alors elle souffrait, souffre toujours et souffrira encore, prisonnière des douleurs d’un éternel enfantement. Parce qu’elle s’est montrée orgueilleuse, arrogante et belliqueuse, Terre a été punie. Et tandis qu’on l’oublie, que ses fils nomades s’éloignent d’elle, sa sœur continue d’être priée et louée, pour toutes les bonnes choses qu’elle a offertes, offre et offrira encore. »

Nil referma ses mains, et frotta les articulations. Privée de ce qui la maintenait en l’air, la poudre retomba au sol, tandis que le conteur terminait son récit :

« Cette histoire, c’est le peuple de la mer qui me l’a racontée. Chaque fois que leur voix brise les vagues et le vent, elle arrive jusqu’ici et passe par ma bouche, pour vous faire comprendre, réfléchir, et conclure que La Mer doit toujours être louée. Elle, qui a su se montrer humble et forte dès le début, reçoit les chants qu’elle mérite, alors que sa sœur se voit abandonnée, malgré sa douleur. Un sacrifice n’a plus la moindre valeur si la punition est justifiée. Mon récit est désormais achevé, la mélopée saline quitte mon corps et je reviens vers vous. Ainsi ai-je parlé. Vous pouvez applaudir ».

L’adolescent laissa tomber le silence avant de se pencher et de ramasser – du bout des doigts – le sable qu’il remit dans sa bourse.

« C’est ridicule, trancha Anor après un temps. De mon point de vue la Terre a fait bien plus d’efforts et de sacrifices que la Mer. Pourquoi devrait-on glorifier l’une au détriment de l’autre ? La seconde n’a rien fait.

— Dès le début, elle a su faire preuve de retenue et d’humilité. Elle n’a pas attendu les aléas de la vie pour adopter la bonne posture. La Terre récolte ce qu’elle a semé, alors que La Mer est récompensée pour ses bienfaits.

— C’est stupidement arbitraire.

— Évidemment, c’est un mythe des Hommes des mers. Pourquoi mettraient-ils la Terre en valeur ? »

L’observation eut le mérite d’inviter Anor à la réflexion. Il finit par conclure :

« Ma foi, de toute façon rien de tout ça n’est vrai. Ni la terre, ni la mer, ni les cieux ne sont des êtres vivants. C’est une bien jolie histoire, mais trop fantasque pour accrocher mon attention.

— Vous avez pourtant écouté jusqu’au bout, fit remarquer Nil.

— Parce que c’était toi qui racontais. Je me suis laissé porter, mais ces morales restent dépassées.

— Elles sont liées à une culture, à des croyances précises. Mes récits viennent de loin, et tout le monde n’est pas forcément apte à les comprendre.

— Tu me traites d’idiot ?

— D’obtus, seulement. Les mythes et légendes ne sont que des images : d’immenses jarres dont il faut soulever le couvercle, pour voir le contenu.

— Celle-ci m’a semblé creuse, s’obstina le roi. Et puis fariboles ou non, ton peuple croyait en ces sornettes, n’est-ce pas ? Était-il donc stupide, pour confondre fiction et réalité ? »

Fatigué par sa prestation, le garçon remit les coussins en place avant de s’installer, la tête contre le bois de la verdine. Ses paupières lourdes tombaient sur son regard bichromatique, mais il ne pouvait dormir. Le roi souhaitait parler, et son bouffon l’occupait.

« Ils n’y croyaient pas, rectifia l’adolescent, ils cherchaient à en percer l’origine. Dans ma tribu, on pense que les histoires ne partent pas de rien : elles sont là pour expliquer – au moins provisoirement – ce qui nous dépasse et nous effraie. En trouvant une raison, même fantasque, on comprend un peu mieux et l’on craint beaucoup moins.

— Alors, pour “comprendre”, on invente des choses sans queue ni tête ? Il serait préférable de réfléchir, plutôt que de perdre son temps fictions. »

Toujours posé et pédagogue, Nil prit une pause afin de peser ses prochains mots. Un instant, son attention se fixa sur des jeux de lumière, provoqués par le découpage particulier des fenêtres latérales.

« Les inventions ne sont pas efficaces seulement pour chasser la peur, mais aussi pour la créer. Votre Dieu unique est une chimère, que vous avez mise en place pour fédérer votre peuple, et lui faire craindre la mort. Vous manipulez la vérité à votre avantage. Ce n’est pas si éloigné de ce qu’ont fait les premiers poètes. »

L’argumentaire fit mouche et Anor offrit à son amuseur un sourire sincère, plein de malice et mâtiné d’admiration.

« Touché, mon petit. »

Plus que jamais, le roi laissait éclater sa fierté et sa folie. Il avait mis les anciens Dieux à genoux, les avait remplacés – à l’instar de ce crétin d’Olivien – par une seule figure terrible, qui dictait la morale humaine. Lui ne croyait en aucune de ces divinités, en aucune force suprême qui risquait de conduire sa vie. Selon lui, cette lucidité spirituelle le rendait supérieur, car unique maître de son destin.

« Reconnais que mon Dieu a plus de gueule que l’“Ethique” d’Olivien, se félicita Anor. Avec tous ses dogmes moraux et tortueux, il perd complètement sa population. Et il a fait l’erreur de ne pas s’affilier à sa divinité.

— Parce qu’il s’agit d’un précepte plus qu’un Dieu, nuança Nil. Il est allé chercher une notion abstraite pour la transformer en entité tangible. C’est une démarche très différente.

— Et en quoi ? Le principe reste le même. Il est plus facile de contrôler les masses lorsqu’ils croient que leur vie est menacée par une présence supérieure. Qu’elle prenne une forme humanoïde ou vague, ça ne change rien. C’est de l’air ».

S’il écoutait avec attention, Nil gardait un visage fermé, inexpressif. Anor entrait dans un sujet qu’il savait douloureux, en partie par cruauté. Si le garçon avait délaissé nombre de ses anciennes traditions – non par choix, mais par obligation –, il demeurait attaché à son Dieu, Malé, Esprit protecteur de sa tribu. Anor ne parvenait pas à s’expliquer comment, avec un esprit aussi vif et mature, Nil pouvait rester accroché à ces superstitions.

« Vous savez, je comprends votre démarche, poursuivit l’adolescent. Kern est un pays vaste, désuni, hanté par de vieilles coutumes parfois dangereuses. D’une ville à l’autre, les gens ne parlent pas la même langue et ne reçoivent que peu d’éducation. Ils sont ignorants, portés par des haines tenaces et des conflits menés par habitude. Vous avez cherché un moyen de calmer la poudrière et vous avez choisi d’imiter le roi Olivien ».

La comparaison irrita Anor, qui grommela avant de se défendre :

« Ma stratégie n’a rien à voir avec la sienne !

— Vous avez raison, votre démarche est moins efficace. Votre pays est en train de s’effondrer, sapé par le poids de son propre passé. L’Alybie est un territoire jeune, mais il monte en puissance et vous avez peur qu’il vous écrase : alors vous récupérez les techniques d’Olivien en espérant qu’elles s’adapteront à vos contrées, mais ce n’est pas le cas. Vos réformes sont vaines, et vous êtes trop vieux.

— Surveille ta langue, si tu veux la garder. »

La menace ne changea rien dans l’attitude de Nil. Le conteur fixait toujours Anor avec intelligence et calme, de ce regard d’adulte qui semblait tout voir, tout comprendre, et tout maîtriser. À cause de ce visage, à cause de cette sage lueur, Anor doutait, parfois, avait envie de croire en cette étrange théorie de la réincarnation, que le peuple de Nil prônait. Il finissait même par reconnaître que certaines choses lui échappaient, le dépassaient.

« Vous allez trop vite, conclut Nil. Vous allez trop vite, mais vous désirez accélérer encore.

— C’est que le temps presse, mon petit. Il joue contre moi dans cette course que je vais finir par perdre.

— Alors préparez la suite, passez le relais, proposa l’enfant. Que craignez-vous ? À force de redouter votre mort, elle vous happera sans que vous ne soyez prêt.

— Ce que je crains ? Mais tout mon garçon. Toi, tu es jeune et tranquille. Tu comprendras quand tu seras plus âgé ».

Quelque chose d’abstrait tomba entre eux, pour leur ôter la parole. Anor venait de creuser un fossé invisible entre son Fou et lui. Il ne prenait conscience de ses mots que maintenant, alors qu’il était trop tard pour les ravaler.

« Je suis désolé. »

La volte-face peignit la surprise sur le visage de Nil. Son maître ne s’excusait que rarement.

« Vous n’avez pas à l’être, je me suis fais à l’idée.

— C’est la loi, tu le sais. Je ne peux pas aller contre…

— Ce n’est pas grave.

— … Le peuple ne comprendrai pas que je te laisse en vie…

— Ce n’est pas grave.

— … Ça n’aurait pas de sens…

— Ce n’est pas grave.

— Si. Ça l’est pour moi. »

Pour la seconde fois, l’adolescent fut pris de court. Il baissa les yeux, fixa ses doigts tatoués, l’air un peu plus triste.

« Vous devenez trop doux, Votre Altesse.

— Ça arrive aux meilleurs d’entre nous. On me dit cruel et sans pitié, mais j’ai ma propre logique.

— Et ma mort ne s’inscrit pas dedans ?

— Non, répondit Anor. Elle m’ôterait plus que ce qu’elle offrirait. Et toi, ça ne te dérange pas ? La perspective de ton trépas ? L’idée que je tiens ta vie entre mes mains, et que je pourrais facilement te l’enlever ? »

Nil agita la tête de gauche à droite, pour signifier son refus. Non. Non, ça ne le gênait pas.

« Pourquoi ? lui demanda Anor.

— Je ne peux rien faire contre ce qui arrivera, expliqua Nil, alors pourquoi m’en inquiéter ? Malé a décidé pour moi de la marche à suivre, et je suivrai son plan.

— Même s’il ne te convient pas ?

— Il me conviendra toujours. »

Désormais le jour était mort, et la lumière n’inondait plus l’intérieur. Cette obscurité neuve conférait à l’endroit un aspect mystique, qui s’accordait parfaitement à leur échange. Nil parlait bas, sur un ton presque monocorde, un peu lointain. Malgré sa fine oreille, Anor devait se concentrer pour entendre ce qu’énonçait son interlocuteur. Sa propre voix lui semblait trop forte et trop résonnante, presque déplacée dans cette atmosphère feutrée.

« Tu n’es donc que ça ? fit remarquer Anor, déçu. Une poupée de chiffon qu’un marionnettiste agite ? Et si ce manieur n’existait pas, Nil ? Que ferais-tu ? Que vaudrait ta vie ?

— Je n’ai pas à me poser la question, je sais qu’il existe.

— L’as-tu déjà rencontré ? tenta Anor.

— Non, répondit aussitôt Nil, mais je sens que quelque chose me guide, et j’ai appris à lire les augures. »

Ce type de philosophie pouvait rapidement s’avérer dangereux, et Anor en était conscient. Pour cette raison précise, il avait massacré le peuple de Nil – ceux que certains appelaient Maliien, d’autres El Baïsad ou encore Akhmed – et adopté l’enfant par curiosité. Il ne regrettait pas sa décision, trop effrayé par le fanatisme pour le laisser vivre dans son royaume.

« Tu sais les lire, ou tu vois dans le quotidien ce que tu as envie de voir ? Ça me semble facile de déformer la réalité, de l’adapter en fonction de ce que tu aimerais deviner. Finalement, tu te décharges de tes responsabilités en t’appuyant sur le divin, mais qui dit que ce n’est pas toi, qui projettes tes propres fantasmes ?

— Vous pensez que je serais encore là, avec vous, si je suivais mes désirs ? »

L’argument fit mouche, et Anor se tut. Stupidement, il finissait par croire que Nil appréciait sa condition actuelle, voire même qu’il s’attachait à lui, avec le temps. Avec sa douceur naturelle, le garçon lui rappelait leurs places respectives, et le poids des actes passés.

« Je devrai me débarrasser de toi avant que tu ne deviennes trop dangereux.

— Mais vous ne le ferez pas, affirma Nil.

— Comment peux-tu en être si sûr ?

— Je le sais, parce que je l’ai vu.

— Dans tes augures ? se moqua le roi.

— Non. Dans vos yeux ».

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Flammy
Posté le 08/06/2021
Coucou !

Ca me fait grave plaisir de me remettre à Equilibre <3 En plus j'ai trouvé ce chapitre très intéressant, et facile pour reprendre ma lecture, donc c'est parfait <3

N'empêche, j'aime vraiment beaucoup comment tu décris la relation entre les deux tous du long. C'est vraiment une relation complexe avec un équilibre délicat, et pourtant, ça passe très bien ! Tous les moments où Nil semble au final plus fin/subtil que son maître mais où après Anor lui rappelle leur position, tout en montrant une certaine tendresse. C'est pas seulement une relation de roi à fou, c'est beaucoup plus complexe et vraiment, j'apprécie beaucoup !

Sinon, j'aime beaucoup l'histoire et surtout les réflexion qu'elles apportent derrière. On sent que ce n'est pas juste pour faire joli, ya vraiment une discussion dessus et je l'ai trouvé très intéressante, notamment parce que ça nous permet d'en apprendre vraiment plus sur la psyché d'Anor, qui est bien plus complexe que ce que je pensais au début.

Bref, j'aime beaucoup ce chapitre, et aussi le fait que rien ne soit facile ou manichéen dans cette histoire, tout est en subtilités et je trouve que tu les gères très bien !
Zig
Posté le 11/12/2021
Coucou !

Ouuuuh Flammy ♥ Tu survis à Blanquer toi ? Parce que moi - comme tu peux le constater par mon absence - non xD

Je suis trop contente que ce chapitre te plaise, parce que j'en ai vraiment bavé dessus... Il fait partie de ceux dont je vais devoir revoir la place dans le roman, et il va falloir que je vois comment le déplacer pour le garder, mais en retravaillant le chapitre 3 (qui fait trop rupture)

Bref, encore plein de travail en perspective, mais je suis contente de te voir encore là, avec moi... ça me fait vraiment plaisir !
Elore
Posté le 14/07/2020
Hello Zig ! (Dis-je comme si je n'étais pas dans la même pièce que toi au moment d'écrire ce commentaire :D)

C'est drôle comme le principe de ce chapitre (deux mecs dans une caravane) est très simple, pourtant il s'y passe quand même plein de choses. Tu y explores la psychologie et les sentiments de tes personnages sans trop en faire, tout en abordant des sujets intéressants qui donnent corps à ton monde.

Je suis de plus en plus intriguée par le personnage de Nil et son étrange ambivalence, entre légèreté et gravité. Je me demande d'où vient son "don" et s'il s'agit réellement de magie ou non :D

En parlant de magie, j'ai eu de la peine à comprendre ce qui se passait avec le sable, je pense que tu gagnerais à retravailler tes descriptions à ce sujet. Et j'ai noté quelques coquilles :
"Anor ne pouvait plus détacher son regard du panorama, ni son attention de Nil. Elle l’apaisait, entrait profondément en lui pour enlacer son humanité, et endormir le mal." -> De qui parles-tu avec "Elle" ?
"Il serait préférable de réfléchir, plutôt que de perdre son temps fictions." -> son temps en fictions peut-être ?

Une dernière petite remarque : "Il s’extasiait alors devant l’immense lac, les montagnes trop vieilles, et les villages chétifs, où couraient les vivants." J'ai beaucoup beaucoup aimé cette phrase ♥
Zig
Posté le 19/08/2020
Coucou Elore ! (la même pièce ? Nooon. je vois pas du tout ce que tu veux diiiire).

Ca commence un peu comme une blague ça : Balli et ballo sont dans une caravabe, Balli tombe à l'eau...

AH MERCI, tu valides une peur que j'avais... même moi en relisant j'étais là en mode : what the quoi le nani de qu'est-ce ?
Il faut que je retravaille ça, je suis en train de plancher dessus, et je pense que je reviendrai sur le bousin quand j'aurais terminé la première réécriture.
Qui est "elle" ? Excellente question... ma gigantesque connerie qui irrigue mon texte, je pense xD Puis une connerie qui bouffe les prépositions, aussi...

Ouuuh merci ! En vrai elle colle pas trop avec le style censément épuré et simple des Equilibres, mais je crois que mon style actuel essaye de prendre de la place xD

Merci beaucoup pour ta lecture et tes remarques, je vais de ce pas lire les autres !



Carreaux
Posté le 22/06/2020
Aaah et voilà que j'ai tout rattrapé ! J'ai du mal à croire que Anor soit un super méchant on s'attache à lui lorsqu'il parle avec Nil ! Quelque chose me dit que leur chemin va croiser ceux de nos chers militaires. On découvre dans ce chapitre un fond mythologique de ton univers, tout ça est très riche on en apprend plus à chaque chapitre.

Par contre fait attention, je crois que tu as fait une faute ici : "L’idée que je tiens ta vie mes mains, et que je pourrais facilement te l’enlever ? » L'idée que je tiennes ta ENTRE mes mains, tu voulais plutôt dire ça ?

On veut la suite !!
Zig
Posté le 23/06/2020
Et re-coucou !

Je n'ai jamais aimé les méchants qui se montraient méchants juste par plaisir ! (même si j'aime énormément un type de méchant fondamental, quand il appartient à quelque chose de plus mystique - ce qui n'est pas le cas d'Anor !)
Les contrastes c'est ce qu'il y a de plus chouette, et je fais partie de ces gens qui pensent qu'il n'y a pas de "bon" et de "mauvais" côté, juste des points de vues différents que chacun défend en toute bonne foi. Pour des raisons plus ou moins personnelles. Du coup j'essaye de faire ressortir ça dans mes romans ! C'est plus... humain.

Merci pour la coquille, la voilà corrigée ! Mais que fait Antidote enfin ! (pas son boulot, apparemment xD)

La suite est en travail ! Je transpire à grandes eaux dessus ;_; (et il fait tellement beau que j'ai du mal à écrire au lieu d'aller crapahuter, je l'avoue !)

Merci pour ton enthousiaste, et le temps que tu as pris à me commenter... ça fait tellement de bien et ça remotive d'une manière vraiment incroyable (en plus de servir pour m'améliorer).

Plein de coeur sur toi et ta belle âme de lecteurice ♥♥♥♥♥♥
Carreaux
Posté le 23/06/2020
Hhaaa il y a pas de problèmes, tu nous sert un univers super riche et je suis complètement d'accord avec les personnages humains voir, gris comme on aime les appeler. Ça laisse aux lecteurs la jugeote sur leurs morales et sur leurs personnalités. Courage pour ton chapitre 7 et je t'en pris 😭❤️❤️
Alice_Lath
Posté le 03/06/2020
Un retouuur des Équilibres en fanfare dis-moi! J'ai vraiment surkiffé ce chapitre, t'as fait un taf de folie, il est splendide, super bien dosé et tout et tout. La relation de Nil et Anor est très bien développée, on s'attache aux deux personnages, malgré leurs défauts et qualités. Tout est parfaitement bien dosé, je cherche un truc à dire, une piste à t'offrir pour le coup, mais je ne trouve pas, à part: Chapeau zigzig!
Zig
Posté le 05/06/2020
Coucou !

Et oui j'ai mis beaucoup de temps, mais il est là ! Plus qu'un chapitre et je serai sur la partie que j'ai aimé écrire, et qui sera beaucoup plus simple à corriger, j'avoue que j'ai un peu hâte ! (ne serait-ce que pour pouvoir sortir plus régulièrement des chapitres).

Merci beaucoup... t'as pas idée à quel point ça me fait du bien de lire ça, parce que (comme beaucoup de monde sur PA), j'ai beaucoup de doutes sur mes projets et surtout celui-ci, donc ça m'encourage un peu à le terminer quoi qu'il en coûte.

Merci de me faire un peu de bien au moral ♥
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