Le thé brûlait les doigts de Dimitri à travers la tasse en céramique. Son accompagnatrice avait disparu la Déesse savait où, prétextant un désir d'exploration. En son absence, madame Nelia était bien déterminée à obtenir les réponses à ses questions. Elle s'installa en face de lui et se servit elle aussi un peu de boisson chaude.
— Qu'est-ce que la comtesse a encore fait ?
Elle attaquait bien plus frontalement qu'elle ne l'avait fait avec Anaëlle.
— Elle offre des cadeaux de mariage vivants, déclara le messager.
— Des cadeaux de... (Elle s'interrompit, comprenant soudain où il voulait en venir.) Grands dieux, souffla la gouvernante. Elle offre l'esclave en cadeau de mariage ?
— Oui.
— Grands dieux, répéta-t-elle. J'espère qu'au moins le mariage en vaut la peine.
— Il faut croire. C'est celui de son frère, le duc des Sables.
— J'ai entendu parler de cette histoire. Une fête gigantesque, à ce que j'ai compris. Même l'empereur, que les lunes veillent sur lui, sera présent, avec tout le gratin. Pourquoi ne vient-elle pas l'amener elle-même dans ses bagages ?
— Je n'en sais rien. Je ne fais qu'obéir aux ordres.
— Comme nous tous, philosopha madame Nelia. (Elle but une gorgée de thé.) Elle n'aurait aucun avantage à ne pas y aller, à ce mariage. Toutes les splendeurs de Gadaxan ne valent pas les noces de la cousine de l'impératrice.
Il n'avait pas la moindre idée sur la question, aussi se contenta-t-il d'un hochement de tête poli.
— Enfin bref, cette pauvre petite se retrouve à jouer le rôle du paquet-cadeau. Sale histoire. Tu m'étonnes qu'elle n'ait pas voulu me répondre, après. (Une illumination naquit soudain dans son regard.) Je lui donnerai des biscuits à la lavande pour me faire pardonner.
— À la lavande ? s'étonna Dimitri.
Elle lui sourit.
— Je ne sais pourquoi ça m'a marquée... Quand elle était là, juste après son achat, elle embaumait la lavande. Elle se parfumait les cheveux avec cette fleur, contre les poux. Quand elle a découvert qu'on s'en servait pour la pâtisserie, elle était si ébahie que notre cuisinier lui a appris une recette de sablés qui en utilisait. Il aime bien montrer son art aux autres, celui-là.
Il y eut un instant de flottement alors qu'ils dégustaient tout deux leur boisson désormais refroidie, puis madame Nelia reposa sa tasse vide et reprit :
— Ainsi donc, vous allez aux Sables ? Vous prendrez la voie normale ?
— Pourquoi donc ?
— On raconte que la région n'est pas très sûre. Il y a deux semaines, un mois, un convoi qui transportait des minerais de fer s'est volatilisé. Il y a eu un article dans le journal à ce sujet. Malheureusement, on s'en sert pour mettre les épluchures ou allumer le feu, alors je ne pourrais pas vous le ressortir.
— A-t-on des informations sur qui serait à l'origine de l'attaque ?
Il avait parlé d'un ton qu'il s'efforçait de rendre moins intéressé. Elle fit un geste négatif.
— Pas la moindre. (Elle baissa la voix, bien qu'ils soient seuls dans la pièce.) Cependant, depuis des mois et des mois, des esclaves s'enfuient et ne sont jamais rattrapés. Par exemple, une femme de chambre de chez les Triaux, le valet du duc Forestia, et des esclaves agricoles de ce même duc. Il n'a jamais très bien traité ses domestiques.
— Et alors ? (Dimitri feignait très bien un manque d'intérêt pour les manières du duc de Forestia avec ses serviteurs. Dans son souvenir, il y était allé une fois ou deux et il n'avait pas été très bien traité non plus.) Il y a toujours eu des tentatives de fuite, et certaines fonctionnent.
— Autant en quelque mois ? objecta-t-elle. C'est une première, il me semble. De plus, on a eu connaissance il n'y a pas longtemps de l'existence d'un réseau d'esclaves en fuite qui aiderait les autres à s'échapper. On a pu en capturer quelques-uns qui ont été pendus. Et dans le lot, il y en a un qui a avoué avoir participé à l'attaque du convoi. Il a donné suffisamment de précisions pour être crédible. Il y a une semaine, la garde a fait passer un avis... je l'ai rangé dans ma chambre, vous pourrez le lire si ça vous dit... bref, on nous recommandait de faire attention à nos esclaves et de signaler immédiatement tout comportement suspect. Qu'est-ce qu'ils entendent par comportement suspect, ça, je l'ignore !
— Quel rapport avec la route des Sables ?
— Vous ne perdez pas le nord, hein ? (Elle retrouva vite l'air sérieux.) C'est la plus longue route de Ténéris, et le principal axe entre le nord et le sud, je ne vous apprend rien. Nos trafiquants arrêtés, ils l'ont été dans ce coin. Comment voulez-vous surveillez efficacement un chemin de plusieurs centaines de kilomètres de long ?
— Donc, reprit Dimitri d'une voix lente, il y a probablement une sorte de trafic qui passe par la route, en lien avec des esclaves en fuite et plus ou moins révoltés, attaquant les convois marchands ?
— Je n'en suis pas certaine. Comment voulez-vous l'être ? On fait des suppositions avec des éléments disparates et à moitié légendaires. La moitié de ce que je vous raconte provient de rumeurs ; or, la dernière prétendait que la fille de l'impératrice était enceinte, et elle ne l'est pas... Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui. (Il se rendit compte qu'il se mordillait les ongles en réfléchissant et cacha ses mains sous la table.) Vous dites que ce ne sont que des suppositions, mais vous avez jugé utile de me prévenir...
— Il n'y aurait pas eu cet édit, riposta madame Nelia, je ne vous en aurais pas touché un mot. Ce doit déjà être suffisamment angoissant d'être seul avec une elfe sur les routes – pas qu'elle tente de vous faire le moindre mal, bien entendu – pas la peine d'en rajouter avec des légendes.
— Je serais intéressé de le voir, ce fameux papier, déclara le messager, sans relever la supposée dangerosité de son existence.
— Bien sûr, je vous l’amène de suite.
Elle se leva, emportant les tasses à l'évier, et revint peu après avec l'avis en question. Le texte de celui-ci était semblable à ce qu'elle en avait dit ; un avis informatif sur un ton très formel, qui ne donnait pas le moindre détail à propos de l'affaire. Il précisait qu'on observait « une recrudescence des fuites d'esclaves » et demandait « un signalement immédiat à la garde en cas de comportements non habituels. » Très flou, comme histoire. Il rendit le papier à sa propriétaire, qui le replia pour le ranger dans sa poche.
— Qu'en dites-vous ?
Il se leva à son tour.
— Que vous avez bien fait de m'en parler. À propos, vous avez de quoi écrire ? J'ai promis à ma sœur de lui envoyer une lettre.
— Allez voir dans le bureau, la pièce à gauche dans l'entrée par rapport à la porte. Je ne dirais rien.
— Merci beaucoup !
Il s'éclipsa avant qu'elle n'ai l'idée de lui demander des précisions. Grâce aux détails de la gouvernante, il trouva l'endroit sans problème. Une fenêtre, pour le moment close de volets, faisait entrer la lumière en présence des maîtres. Il ne prit pas la peine d'ouvrir, préférant allumer la lampe à huile posée près de l'entrée. Il alla droit à la table de travail, ignorant les peintures mythologiques sur les murs. Il prit dans un tiroir un flacon d'encre, une feuille vierge et une plume. La lettre ne nécessitait pas plus d'une dizaine de lignes. Liza, sa petite sœur, tenait à être au courant des dernières nouvelles. Il lui écrivait dès qu'il en avait. Une fois l'encre sèche, il replia sa lettre et la cacheta à la cire. Il remit ensuite les papiers à leur place, éteignit la lampe et ressortit.
Dans l'entrée, il tomba nez à nez avec Anaëlle.
— Vous sortez ? s'étonna-t-elle.
— Il faut acheter des provisions pour le voyage.
Elle eut l'air de prendre une décision rapide et il se tint sur ses gardes.
— Je peux venir avec vous ? Je veux pas rester enfermée ici toute la journée.
— Je ne suis pas certain d'avoir le droit...
— Oh, allez, l'interrompit-elle. Je resterai avec vous. Où voulez-vous que j'aille ?
Un tas d'endroits lui vinrent spontanément à l'esprit. Il soupira.
— Bon, d'accord. De toutes façons, il vous faut une tenue plus adaptée pour l'équitation.
Elle ouvrit de grands yeux, suivis instantanément d'un sourire moqueur comme elle savait si bien les faire.
— Vous avez le droit de m'acheter une tenue d'équitation, mais pas de me faire sortir ?
Il ouvrit la porte sans répondre. Le soleil l'éblouit ; il cligna des yeux le temps de les habituer. Anaëlle, sur ses talons, ne disait plus rien. Ils parvinrent à la boutique souhaitée après une vingtaine de minutes de marche, en nage. Un simple rideau tenait lieu de porte. Derrière, une foule d'articles sur présentoirs, du chapeau élégant aux pantalons rapiécés, dans une ambiance sombre et sans air.
— Bonjour, monsieur ! Le salua le vendeur. Que puis-je faire pour vous ?
— Il me faudrait une tenue complète pour monter à cheval, à peu près de cette taille-ci.
Il désigna sa compagne. Le vendeur lui jeta un coup d’œil, parut réfléchir une seconde, puis retourna son stock à la recherche de ce qu'on lui avait demandé. Il en sortit une paire de bottes qui avaient déjà bien servies et des mitaines quasi neuves, parfaites pour la saison, puis se retourna vers sa cliente pour lui demander :
— Vous ou la personne que vous représentez, vous montez en amazone ?
— Pardon ?
— En jupe et les deux jambes du même côté, explicita Dimitri.
— Ah, euh, non, du coup, bredouilla-t-elle. En jupe, mais pas les deux jambes du même côté. Vous voyez ?
Le vendeur fit un signe de tête affirmatif et recommença ses fouilles.
— Ce sera sûrement un peu trop petit, s'excusa-t-il en exhumant finalement une jupe adaptée. C'est pas souvent qu'on voit des femmes aussi grandes que vous.
Elle se redressa de manière imperceptible et le messager étouffa un sourire. En se tenant droite, elle dépassait d'au moins une demie-tête le commerçant, et, effectivement, une bonne partie des dames. Les années de nourriture au frais des comtes lui avaient été profitables.
Ses nouvelles affaires furent promptement emballées dans un chiffon qu'elle reçu comme un trésor, serrant le colis contre elle. Dimitri, quand à lui, s'acharna à faire baisser le prix de l'ensemble, ce qu'il ne réussit pas trop mal. Ils retrouvèrent la lumière de la rue, satisfaits tous les deux.
— Merci beaucoup, souffla Anaëlle en trottinant à ses côtés.
Elle se décala pour laisser passer un autre couple, qui leur jetèrent un regard entendu. Elle le remarqua à peine.
— Ce n'est rien, l'assura-t-il en retour.
Il savait pourtant que c'était déjà beaucoup – et il savait aussi qu'il avait largement dépassé son rôle. Il devait l'emmener aux sables chez ses nouveaux maîtres. Son contrat ne prévoyait pas ce genre de dépenses. Il se garda de lui faire part de cette état de fait. Il ne pouvait pas deviner sa réaction en apprenant qu'il lui faisait plus ou moins la charité sur ses propres zer.
Il sortit de ses pensées et entraîna sa compagne acheter des olives et du fromage sec, assurant qu'ils recevraient du pain et de la viande sèche des mains de la gouvernante. Le sujet n'avait pas l'air de l'intéresser et il n'insista pas. Elle n'avait pas à s'en faire pour ce genre de choses, c'était lui qui s'en occupait et il n'y avait pas de raisons que cela change.
— On part demain ? Interrogea-t-elle sur le chemin du retour.
— Si vous le sentez. Le plus tôt sera le mieux.
Elle fit un signe de tête indéchiffrable. Il n'essaya pas de deviner ce qu'elle souhaitait dire par là.
Ils se rendirent à la poste impériale. Il expédia sa lettre tandis que son accompagnatrice l'attendait dehors. Si tout se passait bien, sa sœur recevrait la missive la semaine suivante. Ils seraient alors en plein milieu de nulle part. Elle devra se débrouiller avec ce qu'il lui apprenait.
Anaëlle disparut dès leur retour. Il soupçonnait la jeune femme de vouloir aller essayer ses nouvelles affaires à l'écart. Il supposa qu'elle avait peu l'habitude de posséder des choses à elle. Elle avait bien raison de vouloir en profiter.
Je suis de l'avis du couple qu'ils ont croisés tous les deux dans la rue : il y a quand même un truc x) Bon, plus sérieusement, Dimitri est vraiment très sympa de lui accorder toute cette attention. D'ailleurs, je commence à peut-être théoriser un lien entre cet avis impérial et les interludes. M'enfin, on verra bien :)
Un gros courage pour la suite, ça gère :)