Chapitre 6 : Une ère nouvelle

Par chance, la salle du Conseil des Clans avait été épargnée des combats. Il s'agissait d'une immense salle ronde à quelques mètres seulement du palais ravagé par la bataille. Spacieuse et haute, faiblement meublée, elle donnait une impression de vide sidéral.

Un trône en pierres s'érigeait parmi dix-huit trônes en bois disposés en cercle. Il était plus grand et massif comparé aux autres qui faisaient pâle figure. Au centre, un feu crépitait et la fumée s'échappait par une issue ronde incrustée au plafond. Sur les murs, des tapisseries et broderies en tout genre ornaient les murs et racontaient l’histoire du peuple hmong. On pouvait y voir la traversée du désert glacée, puis l'arrivée sur les terres chaudes et humides, et enfin la création de la Cité Fleurie. D'autres batailles légendaires ou héros nationaux étaient également illustrés sur le tissu. Ces broderies côte à côte formaient un arc-en-ciel de couleurs chatoyantes.

Mais parmi ces œuvres d’art, une toile à moitié bleue et grise avait fait son apparition. Un marteau blanc était gravé par-dessus, entouré par dix-huit étoiles jaunes.

— Qu’est-ce fait ce tissu ici ? s’énerva May Gocy. Il est si laid !

— Probablement un cadeau du Nouvel An, fit Mo Mi d’un air ennuyé.

Les représentants des autres clans n'étaient pas encore arrivés. Pa Di, May Gocy, Cheng, Mo Mi et les dernières survivantes du clan Zaj étaient tous réunis, patientant depuis près d'une heure dans cette salle. 

Ils n'étaient qu’onze Zaj à avoir survécu. Une vieillarde qui se cramponnait à sa canne et six fillettes en bas-âge. C'était tout ce qu'il restait de la prestigieuse famille des dragons. Pa Di ne les connaissait même pas, elle ne les avait jamais vus – ou alors, elle avait dû les oublier. Elle s’attarda quelques instants sur ses petites cousines. Pas une seule ne riait. Leurs regards semblaient désespérément vides. Ce qu’elles avaient vu le jour du Nouvel An, aucun enfant n’auraient dû y être témoin. 

Des nuages gris planaient dans le ciel et assombrissaient davantage la salle. Le vent s'engouffrait à travers l'issue au plafond et refroidissait l'atmosphère. May Gocy grelotta, ses jolis talons claquant le sol. Pa Di pria intérieurement pour que les membres du gouvernement s’activent.

— À ce rythme, on va finir en glaçon, se plaignit Cheng qui n’avait pas perdu sa bonne humeur. Grand-mère, prenez ma veste ou vous allez tomber malade.

— Merci Votre Majes…

— Appelez-moi juste Cheng, fit celui-ci en enveloppant délicatement son aînée dans sa veste en toile.

Mo Mi détecta un léger changement dans sa voix. Quelque chose qui ressemblait à de la tristesse. Elle s’apprêtait à lancer une plaisanterie lorsque des bruits de pas se rapprochèrent d'eux, puis bientôt des silhouettes sortirent de l'ombre. Dès qu'un homme prenait place sur son trône, la bannière de son clan était déployée au-dessus de lui par un eunuque.

Pa Di tourna sur elle-même pour les voir de ses propres yeux. Elle n'était jamais entrée dans la salle du Conseil des Clans, c’était à peine si les femmes étaient autorisées à y pénétrer. Pa Di ne s’était jamais intéressée à la politique, et personne dans son entourage ne l’avait encouragée à le faire. A vrai dire, les femmes étaient écartées autant que possible des hautes fonctions administratives. 

Le général Salao du clan des Vang était le seul qui lui adressait un sourire plus ou moins amical. Les autres hommes ne les regardaient même pas et discutaient entre eux comme si les Zaj n’étaient pas là. May Gocy fronça les sourcils. Quel manque de respect ! Avaient-ils oublié que le roi était juste sous leurs yeux ? May Gocy s’apprêta à s’indigner quand Cheng lui intima de se taire d’un regard insistant. 

Au bout d’un moment, le général Salao se leva et fit signe aux membres du conseil de se taire. Tous les regards se dirigèrent vers lui. 

— Le Conseil des Clans, constitué des familles Vang, Ly, Heu, Xiong, Cha, Thao, Kou, Lo, Ha, Vu, Moua, Yang, Pha, Chue, Cheng, Fang, Khang et Kong, s'est réuni de toute urgence afin de pouvoir trouver une solution à cette situation exceptionnelle, déclara-t-il. En tant que général en chef de toutes les armées du royaume hmong et surtout conseiller le plus proche de feu le roi Tou Nan, je présiderai cette séance. Mais nous tenons en premier lieu, au nom des dix-huit familles, à vous présenter toutes nos condoléances.

— Nous vous remercions pour votre soutien et tâcherons de ne pas l'oublier, promis May Gocy avec la plus délicate des révérences.

Mo Mi donna un coup de coude à Pa Di et Cheng et tous les trois imitèrent May Gocy. Aussitôt, les autres Zaj les copièrent à l'unisson. 

— Une situation exceptionnelle requière des solutions exceptionnelles, poursuivit le général. Pour toute honnêteté, Votre Altesse, je ne vous cache pas que les dix-huit clans doutent de vos capacités. L’opinion publique ne vous est pas favorable.

— Je comprends vos craintes, fit doucement Cheng en baissant la tête. On m’a souvent prêté une image de voyou, d’incapable, d’insensé… J’ai commis des erreurs qui m’ont coûté chères. Sachez que je suis prêt à assumer mes responsabilités même si je n’ai pas la carrure qu’il faut. Je ne crains pas d’échouer et d’affronter encore les Serviteurs de l’Aube. Je vous en supplie, accordez-moi votre confiance et je saurai guider notre nation aux côtés du nouveau dragon.

Dans un clignement des yeux, Pa Di se rappela qu’elle possédait désormais des obligations en tant que dragon. Elle ne pouvait pas en vouloir à Cheng de l’inclure avec lui mais elle aurait préféré qu’il la prévienne par avance, histoire de la ménager. 

Loin d’être attendri par les mots de Cheng, le général se leva et fit quelques pas, les bras croisés derrière le dos.  

— Un roi ne doit jamais montrer le moindre signe de faiblesse. Feu le roi Tou Nan n’avait pas réussi à mener à bien ses réformes sociales et administratives, ce qui lui a valu de perdre le soutien de ses alliés. Et ce sont ces derniers qui ont rejoints les Serviteurs de l’Aube et les ont conduits jusqu’aux portes de la Cité Fleurie. Mais vous le saviez, bien sûr.   

Non, personne ne le savait. Personne n’avait jugé bon de prévenir Cheng, connu pour être puéril, ni May Gocy qui se souciait plus de son apparence que de son peuple, et encore moins Pa Di dont le caractère effacé n’avait jamais laissé prévoir qu’elle deviendrait un jour un dragon.

Ils avaient toujours été infantilisés et gardés à l’écart du monde. Et maintenant que la vérité s’étalait sous leurs yeux, ils se sentaient idiots de n’avoir pas cherché à comprendre leur univers plus tôt.

— Bien évidemment, rétorqua Mo Mi avec un air de défi.

Celle-ci avait baigné dans un monde à l’opposé de celui de ses cousin et cousines. Elle n’était faite du même bois qu’eux.

— Cela ne m’étonne pas de vous, ricana le général. Votre père, le général Shua du clan des Yang, est un homme brillant mais sa plus grande erreur restera d’avoir travesti sa fille unique pour l’emmener dans ses missions. Ce n’est pas avec votre impertinence que vous récupérerez votre honneur… 

— Assez ! coupa Cheng. Elle m’a sauvé la vie quand vous et vos soldats avez fui par couardise.

Le général Salao s’immobilisa et tourna la tête à demi vers Cheng, la mâchoire crispée. Puis il se dirigea à pas lents vers celui-ci, plantant un regard sombre dans les pupilles du jeune homme. 

— Vous avez eu l’audace de séduire la femme de votre cousin, puis de la déshonorer. Et parce que vous craigniez d’affronter les conséquences, vous avez fui pour l’armée et perdu votre bras, causant au passage la mort de deux cents vingt-cinq de mes hommes pour vous ramener sain et sauf.

Plus le général se rapprochait, plus Cheng se tendait, les poings serrés et la respiration affolante. De mauvais souvenirs revenaient à la surface, martelant son crâne et déchirant sa poitrine.

— Le peuple ne vous soutiendrait jamais, quand bien même votre image serait intacte. Vous êtes faible, égoïste et incapable d’assumer vos fonctions. En tant qu’homme, vous n’êtes qu’un échec…

Le coup de poing que Mo Mi lui asséna à la figure le fit basculer en arrière.   

Cheng cligna des yeux. Était-ce bien le tout puissant général Salao qui était au sol, le nez en sang et rouge de honte ? Il sentit la main de May Gocy sur son épaule et la présence de Pa Di derrière lui tandis que le sourire fier de Mo Mi le ramenait sur terre. Il n’était plus question de faillir. 

— Général Salao, déclara Cheng, je vous retire vos fonctions de général en chef des armées et de conseiller royal. Je dissous également ce conseil et en réclame un autre dans un délai d’un mois. Gardes, expulsez-les de la Cité Fleurie !

Les membres du conseil restèrent muets tandis que Salao essuyait son nez, incrédule.

— Bon débarras, dit fièrement Mo Mi en se frottant les mains d’un air satisfait.

Des ombres se détachèrent de la pénombre dans un murmure métallique. Cheng fronça les sourcils, attiré par un détail surprenant. Ces gardes ne portaient pas l'uniforme royal, mais bel et bien celui de l'armée. Au lieu de saisir les membres du conseil, ils décrivirent un cercle autour des Zaj et ils ne tardèrent pas à pointer leurs fusils vers eux.

Pétrifiés, ils osèrent à peine bouger. Les fillettes apeurées se cachèrent derrière une Mo Mi impuissante, Cheng laissa tomber son bras métallique le long de son corps et May Gocy porta une main à ses lèvres tremblantes.

— Vous croyiez encore pouvoir être roi ? s’écria le général Salao tandis que des militaires l’aidaient à se relever. Regardez plutôt ceci…

Le général pointa du doigt la toile bleue et grise. Il ne se souciait même pas des deux traînées rougeâtres qui sortaient de ses narines, souillant le sol sacré de la salle.

— Ceci est le drapeau de la république ! La république démocratique et socialiste des dix-huit clans… Nous raserons la Cité Fleurie et mettrons un terme à cette dynastie maudite.

Ses mots firent l’effet d’une bombe. Pa Di réalisa la portée de ces mots, le pont de ses lunettes tremblotant sur son nez.

— C’est impossible, personne ne peut renverser les Zaj, murmura May Gocy, pétrifiée. Nous régnons depuis deux mille ans, rien ni personne…

— Vous êtes aussi rouillée d’esprit que votre grand-père, ricana le général Salao. Demain dès l’aube, la République naîtra des cendres de la dynastie Zaj. Ce sera une ère nouvelle. Une ère d’égalité et de justice. Longue vie à la République !

Aussitôt, tous les membres du Conseil des Clans s’exclamèrent de joie et se congratulèrent.

Pa Di, immobile et incapable de faire quoi que ce soit, sentit son cœur rater un battement. Pourquoi ne pouvait-elle pas se transformer en dragon et leur prouver qu’ils avaient tort de bousculer la monarchie ? Pourquoi était-elle si faible au point de n’avoir pas pu sauver le roi ?

— Vous n’êtes qu’un imposteur ! cria Cheng tandis que des soldats le cernaient. Jamais les dix-huit clans ne vous rejoindront !

— Les clans n’attendaient que la déchéance des Zaj depuis des siècles, répondit froidement le général Salao. N’ayez crainte, la République est reconnaissante envers les dragons qui ont bâti les fondations de la nation. Vous prendrez demain matin le premier train en direction du nord, à sept heures tapantes. Vous serez accueillis chaleureusement dans une demeure sécurisée pour le restant de vos jours. Quant à vous, Pa Di, vous irez dès ce soir dans le sud-ouest du pays, là où l'armée a établis un camp. Votre présence motivera les soldats, croyez-moi. Sur ce, je vous souhaite à tous un agréable voyage. Puisse cette ère nouvelle vous apporter le meilleur.