Je me souviens parfaitement de ce jour. Il est l’un des moments marquants de ma vie, même si alors, j’en sous-estimais toute l’importance, toute la portée. J’étais bien incapable de comprendre la complexité des événements. J’ignorais tout des forces en confrontation.
Bien sûr, certains détails, dans les jours, les semaines à suivre m’interpellèrent. Des incohérences, des impressions, quelques doutes… Insuffisants encore pour me laisser entrevoir les vérités cachées.
**
— Danger ! Debout ! Vite !
Les rugissements et appels mentaux d’Aliésin résonnèrent douloureusement dans la nuit et dans mon crâne. J’étais en train de rêver, d’une maigre silhouette, un enfant peut-être, mais tout était si flou. Il était assis quelque part et je luttais pour apercevoir son visage. Seules ses lèvres m’apparaissaient clairement. Elles bougeaient, et pourtant, je ne percevais aucun son. J’essayais de deviner les mots aux mouvements, je sentais que c’était important, mais Aliésin était déterminé à me tirer des songes. Il souleva l’un de mes bras de son épais museau : il retomba deux fois avant que je n’ouvre les yeux. Face à ma lenteur, il saisit le devant de ma tunique entre ses crocs et m’obligea à m’asseoir.
— Asin ?
— Debout ! Vite !
L’urgence qui l’habitait frappa notre lien de plein fouet et je chassai les dernières traces de sommeil pour m’emparer de ma cape et la passer autour de mes épaules. Je quittai la tente à quatre pattes et à sa suite, aussitôt encadré par Sinji et le garde sûrement alerté par l’agitation. Mon parrain tenait une flamme pâle au creux de sa main et la lueur blafarde éclaira mon visage.
— Maylan, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui lui prend ?
Tout était embrouillé dans l’esprit d’Aliésin, et sans ses précisions, il m’aurait fallu un moment pour démêler ses pensées de l’alerte donné par ses sens.
— Des cavaliers galopent dans notre direction. Plein. Plus de six en tout cas.
Alaina et Galnor n’en attendirent pas plus et se tournèrent vers les tentes qui retombèrent en tas de toile devant eux. Sinji se dirigea à grands pas vers la sienne. Personne ne prononça les mots « niou-hans », mais ils hantaient sûrement l’esprit de mes compagnons autant que le mien. J’appelais et équipais Ewonda quand le garde annonça son plan.
— On trouve le bac, ont franchi le fleuve et on détruit l’embarcation une fois de l’autre côté. Il y a un pont à hauteur de Jiféra, d’ici là, les chevaux de vent les auront distancés et nous pourrons repasser en toute sérénité.
— Pas toi, Galnor, précisa Alaina en montant en selle. Tu passes avec nous et tu rejoins Cédow.
Sa mâchoire se carra, mais il n’ajouta pas un mot. Bientôt, trois flammes pâles longeaient la rive à la recherche d’amarres, et Aliésin, seul nyctalope, partit en avant avec mes descriptions. La magie de mes compagnons n’éclairait que faiblement les alentours et rendait pénible l’inspection, surtout en mouvement. Nous prenions le risque de passer à côté du bac sans même le voir et d’être rattrapés par nos poursuivants.
— Sinji… Nous changeons la couleur de nos yeux… Pourquoi ne pas prendre les mêmes qu’Aliésin ? Nous verrions dans l’obscurité…
— Non, Maylan : pour modifier une couleur, nous jouons d’artifice. Un sorcier influe sur les éléments qui l’entourent : la lumière, mais aussi le feu, l’air, l’électricité, l’eau, la terre ou encore l’omälhne. En aucun cas il ne peut changer véritablement son apparence ou modifier ses capacités.
Je fronçai les sourcils et il compléta sa réponse.
— L’omälhne, c’est l’essence même de la magie et de la vie. Les guérisseurs le manipulent pour réparer les dommages du corps.
Toujours aucun signe du bac, et plus le temps passait, plus les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles. Les poursuivants réduisaient notre écart, Aliésin répétait ses alertes, mais nous ne pouvions galoper et chercher à la fois les amarres. Sujet aux mêmes doutes que moi, Sinji et Alaina se retournaient régulièrement tandis que le garde, lui, ne lâchait pas un instant son objectif des yeux. N’y tenant plus, mon parrain finit par exprimer ses réserves :
— Galeb a dit que le bac ne pourrait pas transporter plus d’un passager et sa monture…
— Dans ce cas, les chevaux nageront, répliqua le garde, c’est le moyen le plus efficace de se mettre à l’abri. Je ferai passer les enfants en premier puis je me posterai au milieu et calmerai le courant.
Sinji approuva, visiblement rassuré.
— Je les ferais passer. Aykone n’en sera pas à sa première nage. Si je suis avec elle, elle traversera, et Ewonda la suivra.
Il ne parla pas de la jument d’Alaina, ni même de celle du garde.
Le ciel s’éclaircissait. Je commençais à sérieusement remettre leur stratégie en question quand nous trouvâmes enfin l’installation à l’abandon. Le garde ne cacha pas sa déception, Alaina se figea : le bac était frêle et en mauvais état. Je n’avais franchi le Kézin qu’une fois, mais c’était suffisant pour comprendre que cette embarcation ne porterait pas un seul cheval, je doutais même qu’elle puisse transporter des gens : l’ami du fermier n’avait pas dû repasser ici depuis un moment, son erreur de jugement risquait de nous coûter très cher.
— Trop tard, répondit le garde à nos mines déconfites. Je vais le maintenir à flot : on fera plusieurs allers-retours.
En aurions-nous seulement le temps ? Il en doutait lui-même : je vis ses poings se serrer, il en abattit un sur le sol en se laissant tomber à genoux.
— Galnor…
Sinji lui montra l’horizon, mais il ne déclencha qu’un refus catégorique du garde.
— Non. Nous leur avons laissé trop de terrain pour changer d’avis maintenant.
Il porta la main à son épée, plusieurs fois, et sans doute sans même s’en rendre compte. J’étais totalement paralysé par la peur et Alaina n’avait toujours pas lâché l’eau des yeux quand il laissa exploser sa frustration :
— Ça ne me portera même pas avec les deux petits !
Il se releva et se tourna vers moi.
— Tu sais nager ?
Je secouai la tête en signe de négation et il reporta son attention sur une Alaina aussi blanche que sa jument. Sous le poids de son regard, la jeune sorcière quitta aussitôt sa torpeur :
— On y va. On remonte en selle et on galope aussi vite que possible. Il ne faut pas franchir le fleuve ici.
— Nous n’avons plus le temps.
— Il le faudra bien. Il y a un souci avec cet endroit. Il est mauvais. Nous ne pouvons pas passer ici !
— Mauvais endroit, sembla confirmer Aliésin.
Au fil de ses déclarations, Galnor désapprouva, et Alaina haussa le ton. Finalement, comme chaque fois qu’ils se disputaient, elle amorça un geste vers son couteau. Mais à peine s’emparait-elle de l’arme que le garde la lui arracha des mains et la jeta dans le fleuve.
— Galnor !
— Tu passes avec moi en première. Tu sais nager : si le bac doit céder, que ce soit avec quelqu’un capable de se maintenir à la surface. Sinji, une fois le petit de l’autre côté, j’immobilise le bac au beau milieu du fleuve et je te dégage un passage. Mais fais vite : ça risque de puiser copieusement dans mes forces.
Alaina ouvrait et refermait la bouche, incapable d’émettre le moindre son. Mon parrain tendit une corde au garde qui approuva d’un signe de tête avant d’attacher la jeune sorcière, de la relier à lui et de la traîner vers l’embarcation.
Le bac grinça en s'arrachant à la rive, et tous mes poils se dressèrent le long de mes bras quand l’eau mouilla brièvement les planches. Contrairement à Alaina, mis à part le courant, je ne percevais rien de plus anormal dans cette partie du fleuve que dans le reste. Mais comme elle, même s’il était désormais bien trop tard, je mourrais d’envie de remonter en selle et de laisser Ewonda galoper comme jamais.
*
Aliésin grandit jusqu’à atteindre sa taille la plus impressionnante ; ses poils se hérissèrent en une crête dissuasive le long de son échine et un grondement sourd s’échappa de sa gorge. Le bac n’avait toujours pas rejoint l’autre rive et je sentais déjà la terre vibrer sous mes pieds. Conséquence de mon anxiété ou de la course d’une harde de chevaux au galop ? Dans sa peur, le fauve m’isolait de Sinji et des montures par ses va-et-vient incessants. Mon parrain peinait de plus en plus à retenir la jument du garde : elle sentait le danger imminent et voulait rejoindre son sorcier, Kézin ou pas.
Il ne s’agissait pas de la simple illusion créée par un cerveau inquiet, le sol tressautait bel et bien sous mes pieds, et Galnor finissait à peine sa première traversée. Jamais il ne parviendrait à moi à temps, quant à l’éventualité d’embarquer avant l’arrivée des ennemis, je n’y croyais tout simplement plus.
— Maylan…
La voix de Sinji, blanche d’effroi, attira mon regard. En haut de la colline, une douzaine de silhouettes se détachèrent. Vêtus de noir et de rouge, une flamme brodée en plein milieu de la poitrine, ils avançaient au pas et en ligne. Je distinguais déjà l’expression de triomphe de l’homme de tête dans l’obscurité d’avant aube. Dès que mon regard croisa le sien, je me figeai, incapable de détourner les yeux.
Il souriait et de longues mèches noires fouettaient son visage. Des iris sombres, impénétrables et dangereusement rares chez un nonmage. Il leva le bras d’un geste autoritaire et toutes leurs montures s’immobilisèrent. Sa paume effleura un instant l’encolure de son cheval, il mit pied à terre. Il ne portait aucune armure, ni lui ni aucun de ses hommes, mais je sentais la marque de l’acier dans chacun de ses mouvements.
— Ne ciblez pas l’animal, ordonna-t-il.
Il fit un pas en avant et ma surprise fut oubliée en un instant. Il marchait lentement, sans l’once d’une peur face à deux magiciens potentiels, et son assurance, plus que tout le reste, emballa le rythme de mon cœur. Une lourde épée battait contre sa jambe, une arme massive que j’aurais été incapable de soulever. À ma gauche, je vis Sinji faire un pas en arrière, entraînant toutes nos montures à sa suite ; celle du garde finit par lui échapper et s’engouffra dans le courant. Le chef niou-han ignora superbement la scène, malgré l’ordre qu’il venait de donner, il ne semblait rien percevoir non plus d’Aliésin, de ses grondements menaçants et de ses crocs dévoilés. La colère qui se dégageait du fauve l’englobait pourtant d’une aura terrifiante propre à faire trembler une armée.
Je risquai un regard en arrière, devinai la distance aberrante qui nous séparait du garde et l’absence d’échappatoire. Mon parrain recula d’un nouveau pas et le ventre tordu en deux, je l’imitai. Lac ou fleuve, mon incapacité à me maintenir à la surface me condamnait : pourrais-je encore courir jusqu’à Ewonda ?
— Je nage pour deux.
Mes jambes menaçaient de ne plus me soutenir, pourtant, quand Sinji battit en retraite, une fois de plus, je suivis son exemple.
— Aucune chance, gamin. Tu n’atteindras pas l’autre rive en vie.
Derrière lui, un à un, les niou-hans quittèrent leur selle et ma main se posa sur mon arc. Le doigt de leur chef se leva en signe de négation et cinq archers braquèrent immédiatement leur arme sur nous.
— Plus la distance qui te sépare de ton objectif est importante, plus la magie exigera force et concentration, déclara Sinji.
— C’est un peu tard pour la leçon…
Sous le regard assassin de son supérieur, le niou-han regretta aussitôt son intervention. Contrairement à lui, je compris le message de mon parrain : il fallait gagner du temps, se rapprocher au maximum du garde. Sinji effectua un nouveau pas vers le fleuve et pour la première fois, le chef niou-han daigna remarquer sa présence.
— Ne lui faites pas commettre de sottise.
Pourtant, une fois de plus, j’imitai mon parrain et Aliésin suivit mon mouvement, se plaquant davantage contre moi.
— Heu… Orthag…
Le concerné ne se retourna pas, il sourit seulement et détacha la ceinture à sa taille. L’imposante lame s’écrasa au sol dans un bruit sourd et sa cape la rejoint plus souplement. Le message était clair, que j’entre dans le Kézin et il viendrait m’y chercher. Il savait, tout comme moi, que je n’avais aucune chance face à lui. Par peur, je relâchai le charme qui éclaircissait mes yeux, révélant mon ascendance sorcière.
— Jouerons-nous encore longtemps, adjahïn ?
Le sourire du chef niou-han s’était élargi, mais je ne compris pas pourquoi il m’avait désigné ainsi d’un ton victorieux et empli de certitude.
Il avança. Plus que quelque pas et je serais dans l’eau.
« Maintenant, petit frère ! »
Je passai un bras par-dessus l’épaule d’Aliésin et me hissai sur son dos. Il intervient aussitôt, mais pas comme je l’aurais imaginé. Surprenant nos ennemis par la même occasion, il courut le long du fleuve, nous éloignant autant qu’il put du gros du courant avant qu’on ne réagisse et s’élance derrière nous. Au dernier moment, le fauve fit volte-face, ancra fermement ses pattes arrière à la limite émergée de la berge et nous propulsa au plus loin de la rive.
Les cris de rage du chef niou-han et de ses hommes, les hennissements des chevaux guidés par Sinji dans le courant disparurent dès que j’entrai dans l’eau.
Le choc, brutal, glacial, vida tout l’air de mes poumons. Je lâchai le fauve dans ma vaine recherche d’oxygène. Il refit surface juste à temps. Toujours maintenu à lui par les genoux, je repris mon souffle. Mais aussitôt, le courant nous renvoya sous l’eau, ballottés en tous sens, impuissante. Aliésin luttait, mais le Kézin, bête sauvage et indomptable le malmenait en son sein. Sans doute encore trop loin du garde pour bénéficier de son secours, le terrible prédateur devenait une souris entre les pattes d’un chat sanguinaire. Nous n’y arriverions pas, je le compris aussitôt. Mon fidèle compagnon n’était plus qu’une brindille face à cette fureur naturelle, et pire, je l’encombrai.
Je ne voyais plus rien, une chape de froid m’englobait et même en appris à nager, je n’aurais pas su dans quelle direction aller. Par pur hasard, nous émergeâmes une deuxième fois.
— Asin…
Nous allions périr ici, tous les deux, dans cet élément qui lui répugnait tant. Cette constatation, plus que toute autre, m’horrifia : j’ignorai la présence proche du champ d’action du garde. Mon nez me brûlait, mes poumons réclamaient l’air à grands cris et le fauve sentit ma résolution.
— FaiseurDeVoix !
Mourir… moi peut-être, mais pas nécessairement lui. Courage, folie ou amour, je forçai mes jambes à relâcher leur pression contre les flancs d’Aliésin, puis je décrochai mes bras de son cou. Ainsi déchargé de moi, je lui offrais davantage de chance d’atteindre le garde. Son cri, dans ma tête, étourdit tous mes sens. Juste avant de sombrer, je sentis une force puissante agripper ma tunique et me tracter vers le haut.
J’inspirai tout l’air possible et recrachai l’eau avalée au cours de la bataille. Je retrouvai la vue et l’ouï avec une brutalité douloureuse. Je cherchai à lutter de plus belle, par instinct, mais m’en découvris incapable. Un bras enserrait ma cage thoracique avec fermeté, plaquant mes membres le long de mon corps : il n’avait pas menti sur son intention de plonger à ma suite. J’eus beau me débattre en tous sens, impossible d’échapper à son emprise, pourtant, je me trouvai enfin dans la zone au courant apaisée par le garde. Par mes propres moyens, grâce au chef niou-han ou au sage instinct d’Aliésin qui nous plaça en amont de sa magie ? Aykone emportait mon parrain en avant, devancé par nos autres montures, et pour le garde, je ne constituais encore qu’une vague silhouette perdue au milieu des flots.
— Asin !
Je l’aperçus enfin, plus loin dans l’espace magique. Libéré en grande partie de l’attraction du fleuve, il se retourna et nagea dans ma direction. Son grondement s’amplifia dans ma tête à mesure de son approche. Lui seul pouvait m’aider.
Je continuai de me débattre, mais le chef niou-han m’entraînait en direction de la rive quittée un peu plus tôt. Comment espérait-il nager pour nous deux dans la tourmente ? Comment était-il parvenu à me rejoindre aussi facilement ? Il me semblait bien trop fort, confiant, pour ne pas s’attirer mes soupçons. Mes coups de pied le gênaient, mais pas suffisamment. Je me sentais l’âme d’un poisson pris entre les pattes d’un ours et un autre genre de panique m’envahit.
— Asin !
Le dénommé Orthag regarda derrière lui et le Kézin en profita pour nous happer brièvement. En rouvrant les yeux, Aliésin fut ma première vision et il m’apparut comme à n’importe quelle proie : créature sombre, enragée et gigantesque qui tendait ses griffes en direction de sa cible. Je tournai la tête et évitai ses lames acérées d’un cheveu. Malgré l’attaque, le chef niou-han resserra sa prise sur moi encore quelques instants, mais il finit par me libérer après un grognement rageur.
Je retrouvai très vite le dos du fauve entre mes jambes. Je m’accrochai fermement et soutenu par la magie du garde, il réussit enfin à nager pour nous deux. Nous émergeâmes juste à temps pour surprendre la chute d’une lourde corde dans l’eau. Des cris victorieux s’élevèrent, le fleuve et le danger les assourdirent.
Les mains tendues en direction de l’eau, dépossédé des attaches reliant sa maigre embarcation aux deux rives, le chef des gardes d’Ethenne m’apparaissait comme une ombre luttant pour se maintenir en équilibre. Au moindre manque d’attention, bac et sorcier dériveraient, nous privant de tout contrôle sur les flots. Nous devions le rejoindre à tout prix, le plus rapidement possible. Les efforts d’Aliésin pour gagner du terrain hachaient son souffle, éclaboussaient dans des gerbes incontrôlables l’eau qui nous environnait. Inutile, je regardais autour de moi à la recherche d’une solution pour lui venir en aide, mais je ne possédais qu’un arc, une réserve de flèches et un couteau, rien qui puisse nous être d’un quelconque secours.
Je compris en même temps que le garde et le vis se saisir du seul filin le reliant encore à la bonne rive. Plus Aliésin avançait, plus j’étais témoin de ses efforts pour attacher notre ligne de survie au mât tout en maintenant le bac dans une relative immobilité. Il se tourna vers moi. La sueur perlait à son front. Nous étions de plus en plus proches, mais il ne tiendrait pas assez longtemps : la magie drainait dangereusement ses forces, bientôt, le courant nous emporterait.
Il lui restait toujours la corde d’Alaina. Nous n’aurions qu’une seule tentative, j’en avais conscience. L’attraction se fit plus forte, l’embarcation dérivait peu à peu et j’espérais que le mât survivrait au choc.
Un échange de regards. Une fraction de seconde. La corde tournoya dans les airs et d’une brusque pulsion, vola vers moi.
Mon cri de joie se noya et mes bras hurlèrent de douleur, mais je tins bon, aidé par les coups de patte furieux d’Aliésin. Je ne voyais plus rien, n’entendais ni les grincements du bois ni la peur de mes compagnons. Une force prodigieuse nous rabattit partiellement vers la rive alors que le garde me remontait à la manière d’un poisson tiré des flots.
Je sentis ses bras sous mes épaules alors qu’il relâchait totalement son emprise sur le courant. Le bac dériva, retenu à son seul cordage et nous nous écroulâmes de conserve sur le bois fragilisé. Je vomis ce qui me sembla être la moitié du Kézin, et un Aliésin détrempé, réduit à la taille d’un chaton se laissa tomber entre nous deux.
— Mauvais endroit, souffla-t-il de nouveau.
Inconscient des efforts de Sinji, d’Alaina et des chevaux pour nous ramener au sec ; je tâchais simplement de reprendre mon souffle, vidé de mes forces.
Je tenais à peine à quatre pattes quand nous accostâmes. Je récupérai Aliésin, le serrai dans mes bras et acceptai le soutien de Sinji pour regagner la terre ferme. Il m’assit sur la berge, attrapa mon précieux compagnon et voulu le confier à Alaina, mais il lui échappa pour retrouver refuge contre mon ventre, d’où il fut délogé une nouvelle fois. Sinji appliqua ses deux paumes sur ma poitrine, des hauts le cœur me secouèrent tout entier et je recrachai l’eau avalée pendant la traversée.
— Mais comment… ?
Alaina semblait sidérée, mais elle n’acheva jamais sa question et Sinji reporta aussitôt son attention sur moi. Il apposa à nouveau ses mains et ne s’arrêta qu’une fois mes poumons débarrassés des derniers reliefs du Kézin.
— Ça va ?
J’étais à bout de force. Je tremblais, de froid autant que de fatigue et ma vision n’était pas aussi claire que d’ordinaire, mais je hochai la tête. Il fit semblant de me croire, s’occupa d’Aliésin.
— Tu vas prendre Maylan avec toi, Sinji. Au moins quelques heures. Aucun arrêt. Tant qu’il fait jour, vous galopez. Le pont sera juste à la hauteur de Jiféra. Il faudra le passer de nuit.
Le garde venait de dépenser énormément d’énergie, mais il tangua à peine en se redressant et ses mots étaient assurés malgré l’essoufflement. D’un pas de moins en moins chancelant, il rejoignit les chevaux, délesta les fontes d’Aykone et en répartit la charge sur la jument d’Alaina et mon Ewonda.
— Alors tu nous laisses ?
Sinji se leva et lui proposa son aide, mais l’attention du garde était rivée sur Alaina qu’il questionna sans dire un mot.
— Retrouve Cédow. S’il te plaît, demanda-t-elle, bien moins autoritaire que la veille.
Il la regarda encore un peu, la mine sévère, puis hocha gravement la tête et passa des paquets à Sinji.
— J’ignore comment ils ont réussi à remonter sa piste, alors assure-toi d’être toujours le plus rapide. Et ne te laisse pas dominer par la petite : elle a l’âme d’une dictatrice, mais ce n’est encore qu’une enfant.
À côté de moi, Alaina changea de couleur et ouvrit la bouche pour protester, mais le garde lui désigna l’étui vide à sa ceinture, et elle baissa les yeux.
— Cédow a confiance en toi, reprit Galnor à l’intention de mon parrain, comme nous tous : tu y arriveras.
— Tu lui donneras ça pour nous.
Sinji lui confia deux lettres : la sienne et celle qu’il m’avait proposé d’écrire chez les fermiers. Le garde les glissa dans ses affaires et monta en selle. Il nous adressa un dernier salut de la tête, s’en alla sans même me laisser le temps de le remercier.
De l’autre côté de la rive, les chevaux s’en furent. Un seul s’attarda, un animal à la robe que je devinai pi et dont le sombre cavalier sembla m’observer encore quelques instants, comme s’il m’adressait une ultime promesse. Alaina m’aida à me remettre debout, elle aussi regardait l’eau, avec un air soupçonneux et méfiant. Elle fixait toujours le fleuve lorsque Sinji prit place derrière moi sur sa selle, et quand nous lançâmes les montures au galop. Je la surpris à se tourner vers lui régulièrement par la suite, elle semblait guetter un ennemi invisible, tapis quelque part l’ombre. Elle nous avait alertés sur la dangerosité du Kézin, sur cette zone au courant aussi dévastateur que mystérieux, mais même perdu dans ses eaux, contrairement à Aliésin, je n’avais rien ressenti ou vu de particulier. La peur avait-elle brouillé mes sens ? Que distinguait-elle qui pourrait bien nous échapper ? Était-elle en possession d’un savoir qui nous faisait défaut ? L’étendue de mes connaissances sur le monde se révélait bien maigre, mais ce n’était sans doute pas le cas de Sinji et du garde.
Je venais de frôler la mort ici, dans cet amas bouillonnant qui se moquait de mon ascendance, de l’étrange façon dont le chef des niou-hans m’avait désigné. Aurais-je vraiment été cet Adjahïn que ça n’aurait rien changé : je ne devais ma survie qu’à Aliésin et à la magie du garde.
Le félin délaissa un moment le garrot de l’étalon et se rapprocha de moi. Il frotta son museau contre mon bras, cogna sa tête contre la mienne.
— Merci, Asin.
— Plus jamais, FaiseurDeVoix, tu ne donnes ta vie pour la mienne.
— Mais… Nous allions mourir de toute façon. Tous les deux.
— Nous sommes liés. Je suis né pour toi. Seuls, nous n’existons pas.
Un froid de glace remonta le long de mon échine, mais Aliésin ne dit rien de plus. Ce ne fut pas nécessaire, j’avais compris : nous étions liés si étroitement que la perte de l’un entraînerait inexorablement l’autre dans le néant.
*
Je perdis rapidement le fil des jours. De chevauchée en chevauchée, le paysage défilait sous nos regards méfiants. Je ne connaissais rien de l’endurance d’un cheval ordinaire, mais nos montures ne renonçaient pas souvent au galop. Nous profitions de leurs pauses pour quérir le peu de bois charrié par le fleuve et délaissé sur ses berges. J’avais l’impression de ne faire plus qu’un avec Ewonda et la nuit venue, je quittais ma selle raidie par les courbatures.
Le besoin de liberté me rattrapa très vite et malgré l’inquiétude de Sinji, dans la pénombre, je lui laissais à lui et à Alaina la charge de monter notre camp. Aliésin me servait de guide, yeux perçants et oreilles auxquels rien n’échappait. Nous courrions côte à côte le temps de s’éloigner un peu de notre activité humaine, de l’odeur des chevaux, et tout à nos chasses, je redevenais moi-même pour quelques heures. Nos cibles, petits éclairs de pelage brun sous le ciel endormi devaient souvent leur salut à leurs danses furieuses, écarts de dernier moment ou jeu d’ombre et de lumière. Mais nous rentrions tout de même régulièrement les mains pleines, flèches de bois et de fourrure s’alliaient comme au premier jour.
Les choses changeaient quelque part au fond de moi, tel un mouvement inéluctable initié par les circonstances, encouragé par le temps. Je grandissais, j’apprenais à me satisfaire de ce que je possédais. De retour au bivouac un faible foyer nous attendait, répandant sa chaleur comme autant d’espoir. Ce n’était pas tous les soirs, mais Sinji ne prenait plus la peine d’étouffer les flammes : notre itinéraire semblait bien trop évident le long du cours d’eau et le garde l'avait dit, seule la vitesse nous préservait.
— Stop.
Sinji tira sur les rênes de sa monture et regarda tout autour de lui, à l’affût. L’herbe se dressait différemment sur la côte qui marquait l’emplacement de la grande route. Il tapota l’encolure d’Aykone, la jument recula.
Le dénivelé ne nous offrait qu’une maigre retraite, mais en l’absence de végétation haute, rien d’autre ne nous isolait des curieux de la voie.
— Nous n’avons pas le choix, il va falloir attendre la pénombre.
— Ça risque de faire louche si on nous découvre ici…
Sinji regarda Alaina et sa bouche se tordit sur le côté.
— Alors, espérons que ce ne soit pas le cas. Il n’y a pas d’autre pont avant la prochaine ville et non seulement l’endroit ne serait pas moins dangereux, mais ça nous rallongerait. Et puis nous aurons besoin de vivres avant de nous risquer dans les montagnes : Keldaria est notre meilleure chance.
— Pourquoi…
— Chut !
Mon cœur s’emballa : un attelage ! Heureusement, la voiture passa si vite qu’elle ne nous surprit sans doute pas. Elle poursuivit sa route.
— Venez : il vaudrait mieux rebrousser chemin pour l’instant.
L’escale offrait l’avantage du repos, bien qu’aucun de nous ne réussît à fermer les yeux. Dans mon dos, je sentais toujours la présence menaçante du chef niou-han. Je n’en avais pas parlé à Sinji, mais je ne parvenais pas à oublier son regard sombre, l’expression sur son visage et sa curieuse déclaration quand j’avais relâché le sort de mes yeux. De la satisfaction mêlée de convoitise et d’une once de pitié. Celle qu’on accorde à un animal blessé avant de l’achever.
— Si on venait à nous surprendre, maintenant ou cette nuit, nous dirons venir de Zolar et faire route vers Mérona. Et si on nous découvre ici avant, que l’un de vous ait l’air malade.
Même lui ne semblait pas convaincu par l’excuse.
— Et si on nous voit contourner la ville en pleine nuit, on invente quel prétexte ?
Sinji regarda la jeune sorcière d’un air sévère.
— Le but de la nuit, c’est justement de ne pas être découvert…
— Ça vaudrait mieux : je ne sais pas grand-chose de Zolar. Hormis le fait que c’est une ville plutôt dangereuse…
Je ne pus m’empêcher de partager la réserve d’Alaina.
— En cas de problème vous gardez le silence. Laissez-moi gérer la situation.
Alaina leva les yeux au ciel, Sinji l’ignora.
— On risque de me poser bien des questions à me voir voyager avec deux enfants, surtout d’un âge de potentiels se rendant à Ethenne… Je tenterai de me faire passer pour votre oncle. À partir de maintenant, vous voilà frère et sœur.
— On se ressemble énormément dans la famille… Et en quoi ça nous protégera ?
— Tu apprendras en grandissant que les gens s’arrêtent souvent aux similitudes les plus flagrantes, Alaina.
Sans répondre à sa question, il toucha l’une des mèches échappées de sa coiffure et sa chevelure s’assombrit au point de paraître aussi noire que la mienne. J’écarquillai les yeux, Alaina sourit.
— Modifier une couleur, c’est à la portée de tous, une simple question de lumière, comme pour les yeux. Mais vu que tu en as moins l’habitude, on va se baser sur la tienne, m’informa Sinji.
— Et plus la couleur initiale s’éloigne du résultat souhaité, plus ça coûte en énergie, renchérit Alaina.
Sa longue masse de boucles blondes fonça sous son regard chargé d’ironie. Je souris. Ils pouvaient bien user de subterfuges, je doutais que ça suffise à convaincre quiconque de notre lien de parenté.
— Je pense… Qu’il vaudrait mieux ne rencontrer personne : nous éveillerons les soupçons quoiqu’il arrive.
C’était la première fois que j’ouvrais la bouche de la journée et mes paroles déclenchèrent le soupir de mon parrain qui renonça à nous rassurer, surtout après avec la conclusion d’Alaina :
— De toute façon ils ont sûrement vos portraits à l’heure qu’il est. Rapides ou non, les chevaux de vent sont largement distancés par les oiseaux voyageurs.
Nous attendîmes la fin de l’après-midi puis la tombée du jour, conscients que rien ne nous aiderait vraiment en cas de mauvaise rencontre.
*
Dans la nuit, la robe blanche de la jument d’Alaina tranchait tant que Sinji la recouvrit avec l’une des toiles qui nous servaient d’abri. Il me laissa aller en tête et Aliésin me guida dans l’obscurité. Le maigre croissant de lune ne nous porta pas secours, mais il dissimula notre progression silencieuse. De loin, Jiféra ressemblait au pays des fées, éclairé par des trésors de lumières qui dévoilaient ses contours. Je ne parvenais pas à détourner la tête de la citer.
Plus que deux jours et nous atteindrions Keldaria. Cette fois, nous entrerions bien dans la ville. Malgré le danger, ce voyage était l’occasion de découvrir le monde, de voir comment d’autres vivaient dans des conditions si différentes des miennes. J’espérais juste ne pas regretter ma curiosité.
Je t'avoue que j'ai été un peu perdue quand Maylan va dans l'eau, mais finalement cela fonctionne bien avec le fait qu'il est lui-même entrainé par le courant puissant. Tu montres bien le chaos de ses sensations.
L'antagoniste sait beaucoup de choses on dirait. Je n'ai pas bien compris s'il était aussi un mage, ce qui serait assez étrange en fait. :) En tout cas, il a l'air puissant et dangereux, bien qu'un peu trop sûr de lui.
Ouf, c'était le chaos aussi sur mes croquis, mise en scène et enchaînement, ce n'était pas simple et ça me fait plaisir qu'on voit le boulot ^^
L'antagoniste... Je ne dirais rien, sauf qu'on le reverra ;)
Merci beaucoup pour ta lecture et tes retours :)