Lorsqu’Hétaïre avait vu 735 pour la première fois, elle avait conçu un certain nombre de doutes sur son état de santé. Elle l’auscultait tous les deux jours, avait demandé à pouvoir augmenter sa ration alimentaire. Elle était même parvenue à lui faire adopter une routine sportive : la soudaine discipline de 735 en cette matière ne tenait évidemment pas à son désir de satisfaire un tant soit peu sa Testiguard ; elle avait découvert que, dans le fond, il était tout aussi rongé par l’ennui qu’elle l’était elle-même. Leurs étirements et leurs séries d’abdominaux silencieux donnaient au temps une épaisseur et un sens qu’il perdait sitôt qu’ils s’arrêtaient, essoufflés.
Malgré tous ses efforts, 735 perdait de la masse musculaire. Ses vêtements étaient devenus bien trop larges pour sa silhouette sèche. Pourtant, les échantillons de semence demeuraient de qualité. C’était parfaitement incompréhensible, d’un point de vue médical. Peut-être qu’elle avait sous-estimé les effets de l’ennui sur lui. Mais pour en prendre la mesure, il aurait fallu communiquer et leurs échanges se limitaient au strict nécessaire. Ces derniers temps, elle observait même, chez 735, les signes d’une pure hostilité. Il lui jetait des regards noirs lorsqu’elle s’affairait dans la pièce qu’il mettait consciencieusement en désordre. Il recrachait ostensiblement les bouchées des plats qui n’étaient pas à son goût.
Hétaïre feignait l’indifférence, mais, un soir où il s’était montré particulièrement odieux, elle ne put s’empêcher de décocher un violent coup de pied dans le mur qui faisait face à la table sur laquelle 735 déposait un à un les petits pois qui ne lui revenaient pas dans son assiette, en prenant soin de les écraser ensuite avec une fourchette. Sur le moment, ce geste de violence les surprit tous les deux. Hétaïre fut cependant tout à fait abasourdie lorsque le cadre, accroché au mur sur lequel elle avait tapé, glissa soudainement, révélant un grossier trou dans la cloison. Elle s’approcha et découvrit quelques liasses de billets de banques et un passeport, vraisemblablement faux.
Derrière elle, 735 n’émettait aucun son pouvant laisser penser qu’il se trouvait particulièrement troublé par la mise au jour d’effets personnels pour le moins compromettants. Hétaïre sut qu’il avait certainement d’emblée écarter l’idée de s’en prendre à elle physiquement ; il devait peser le pour et le contre. Elle se retourna et décida de prendre les devants, tout en tentant d’opérer intérieurement des recoupements entre les informations sont elle disposait.
« Vous comptiez fuir ?, demanda-t-elle posément à 735.
- Non, répondit-il. Plus maintenant. »
Elle fut surprise que la réponse de 735 ressemblât autant à de la franchise. Il se tenait droit et gardait les yeux rivés sur son trésor à découvert. Une expression d’authentique souffrance traversait son visage ; elle en fut touchée et, prise d’une intuition, elle sortit de sa poche les messages reçus dans le sas. Elle les posa sur la table de manière à ce que 735 les ait bien en vue.
« Vous connaissez N. ? »
Un rictus navrant étira la bouche de 735. Ses yeux n’exprimaient rien.
« Alors vous aussi, vous allez vous y mettre ? demanda-t-il. Maintenant que vous connaissez mes exigences, ajouta-t-il en jetant un rapide coup d’œil aux liasses dissimulées dans la cloison.
- Me mettre à quoi ? explosa Hétaïre. Vous vous rendez compte que je pourrais tout de suite vous dénoncer ? Vous savez ce que vous risquez à dissimuler des faux-papiers ? Votre intérêt, là, maintenant, c’est de me dire qui est N. et où vous avez pu trouver tout cet argent ! »
753 parut surpris. Hétaïre, elle-même ne comprenait pas bien pourquoi elle se mettait dans un tel état de fureur. En réalité, elle s’en doutait un peu. Lentement, mais sûrement, les différents éléments s’agençaient entre eux pour produire un récit complet. Elle devait prendre les devants et ne pas laisser la possibilité à 735 de nier.
« Non, je vais le dire à votre place, commença-t-elle. Vous et l’ancienne Testiguard vous faisiez passer des échantillons en douce pour le marché noir. Avec un quotient reproducteur comme le vôtre, cela ne devait pas être très compliqué de trouver des clientes. J’imagine que c’est votre pourcentage que je viens de trouver. Vous gardez ça au chaud en attendant la fin de votre contrat. J’aurais dû me douter que quelque chose n’allait pas quand Mildred a falsifié ma liste. Elle doit trafiquer aussi. »
Elle était en nage à la fin de son discours, certaine d’avoir trouvé le fin mot et bouillonnante d’indignation. Elle devait absolument en référer aux directrices. Hétaïre s’apprêtait à quitter la pièce quand 735 se leva et déclara :
« Doctoresse Chafalos, vous devriez m’écouter avant d’aller tout raconter. »
735 ne s’était jamais montré aussi poli ; elle ignorait qu’il connaissait son nom. Il devrait vraiment avoir peur. Hétaïre, plus curieuse que convaincue se retourna pour entendre ce qu’il avait à dire. 735 se rassit et lui fit signe de faire de même. Elle s’exécuta : après tout, ce qui se passait était de loin l’événement le plus trépidant auquel elle avait été confrontée depuis le début de sa garde auprès de 735. Celui-ci prit une inspiration et commença :
« Je suis lié à cet endroit par un contrat, mais, en réalité, je n’ai pas réellement eu le choix de le signer. Il y a dix ans, j’ai fait quelques grosses bêtises dont je n’ai pas très envie de parler. Il se trouve que ma famille regroupe quelques une des femmes les plus puissantes des Etats d’Europe. Elles n’auraient jamais accepté que je sois envoyé dans un camp de redressement du masculin ; ma grande tante est en charge de l’administration pénitentiaire, elle sait très bien ce qui s’y passe. »
Hétaïre songea qu’il n’y avait pas besoin d’occuper un poste au Femistère de la Justice pour savoir que la grippe virile faisait, dans ces endroits, de nombreuses victimes tant les conditions sanitaires y étaient déplorables.
« Un accord a été conclu : j’ai la chance d’être fertile, même très fertile. Je suis aussi résistant : j’ai survécu à une infection au virus. J’était un excellent sujet pour le Centre. Aussi ai-je signé pour une résidence de vingt ans. »
Vingt ans. Qu’avait-il bien pu faire ? Vol ? Assassinat ? Un homme comme lui avait du faire l’objet d’une protection de tous les instants. Il était visiblement bien éduqué. Comment en était-il arrivé là ? Hétaïre se rappelait qu’on lui avait expliqué qu’avant la grippe virile, le comportement des hommes pouvaient paraître dénué de bon sens et que leur violence s’expliquait par leur besoin de s’affirmer au sein du groupe auquel ils appartenaient. 735 avait-il été rattrapé par ce genre d’instincts ?
« Au début cela allait, poursuivit-il. Les lieux sont plutôt confortables, les premières Testiguards étaient des portes de prison, mais elles faisaient correctement leur travail. Quand Dora est arrivée, les choses ont changé. »
Il baissa les yeux et sa voix sembla suivre le même mouvement. Hétaïre dut se concentrer pour entendre la suite.
« Elle a fait de ma vie un enfer. Voyez-vous, j’avais déjà entendu parler d’un petit marché autour de la semence. Elle m’a très vite proposé de me stimuler un peu plus pour faire passer des échantillons en douce. Il y a un réseau très bien organisé ici. Vu ma situation, un peu particulière, je n’aurais jamais du accepter un tel marché. Je voulais de l’argent en prévision de ma sortie ; je ne voulais plus rien devoir à ma famille. Mais le moindre écart de conduite pouvait s’avérer vraiment dangereux, en ce qui me concerne. J’ai beau être fertile, trafiquer de la semence vous mène directement au tribunal, vous le savez bien. »
Hétaïre acquiesça. Il venait d’avouer, mais il ne s’arrêta pas pour autant.
« Dora a profité de ma situation. Vu que je m’étais compromis, elle pouvait me demander d’aller un peu plus loin. Elle a commencé à amener des femmes ici, dont N. »
Du proxénétisme au sein du Centre ! Jamais elle n’aurait pu y croire ! 735 lut sa surprise dans son regard et s’expliqua.
« Ce n’est pas très compliqué vous savez. Plusieurs personnes ferment les yeux sur les allées et venues des clientes. Elles payent grassement. Mon quotient de 7 les excite beaucoup, qui plus est, et elles sont prêtes à payer cher pour passer une heure en ma compagnie.
- Cela n’a aucun sens ! Si elles veulent de la semence, elles n’ont qu’à l’acheter !, se récria Hétaïre.
- Mais ce n’est pas ce qu’elles veulent. Je ne vous pensais pas si naïve, ajouta-t-il, avec une moue exprimant la dernière des déceptions. Elles veulent coucher avec un homme, poursuivit-il, et je crois même qu’elles veulent coucher avec un homme qui n’a pas d’autre choix que de dire oui. »
Hétaïre se sentit soudainement très sale. Elle regarda 735 et tenta de lui communiquer son sentiment d’indignation et sa pitié. Cela ne lui convenait visiblement pas et il sembla refuser toute sa compassion en continuant immédiatement son récit.
« Au début, ce n’était pas tellement déplaisant. Je m’ennuyais beaucoup et j’avais très envie de toucher d’autres personnes. Certaines étaient plutôt plaisantes, d’autres étaient vieilles. N. était très laide, mais c’est elle que je voyais le plus souvent. Elle avait des demandes un peu particulières, dont je vous épargnerai le détail. Mais plus cela allait, plus cela devenait désagréable. J’en étais à plusieurs rendez-vous par semaine et je ne m’appartenais plus. Il n’était même plus question de choix ; je n’étais plus un être capable d’effectuer des actions simples comme dire oui ou non. De toute manière, pour ce que ça comptait… Quand Dora est arrivée au bout de ses deux ans de garde, je me suis senti soulagé. Je ne l’ai pas regrettée quand elle est partie, je peux vous le dire. »
Sur ce, Hétaïre ne put s’empêcher d’interrompre le récit de 735 :
« Soit, vous avez été utilisé à des fins odieuses. Il n’empêche que vous avez détourné de la semence. Je ne peux pas laisser passer cela. Peut-être que la direction sera indulgente si vous leur expliquez que l’on vous a manipulé…
- Ecoutez encore un peu, répondit-il. La suite va vous intéresser davantage. »
Hétaïre se sentit méprisable. Il venait de lui révéler qu’on l’avait prostitué durant deux ans et elle lui avait donné l’impression que son récit ne « l’intéressait » pas.
« Cela m’intéresse, vous savez, mais…
- Ecoutez, reprit-il, je ne vous demande pas d’avoir pitié de moi. L’histoire n’est tout simplement pas finie. Dora devait quitter le centre au bout de deux ans et, qui est-ce que je vois arriver le lendemain de son départ ? Dora. Elle avait réussi à reprendre le poste de Testiguard auprès de moi.
- Quoi ? mais c’est impossible. Les Testiguards ne sont engagées que pour deux ans et ne doivent jamais aller au-delà de cette durée avec un même sujet !
- Exact. Pourtant, on me l’a collée de nouveau dans les pattes. Elle comptait bien reprendre nos petits rendez-vous, elle avait commencé à tout planifier. Et il y avait une nouveauté : elle m’a proposé, en plus de l’argent du sexe, de récupérer des faux papiers, mais à une condition. Je devais participer à un essai clinique non-officiel. »
Si Hétaïre avait été choquée par tout ce qu’elle avait entendu, cette dernière information la mit au comble de l’horreur. Un essai clinique ici ? Dans des cellules visant à préserver les derniers bastions de la fertilité humaine ? C’était complètement inconscient !
« Dites-moi que vous avez refusé !, supplia-t-elle.
- Non. Je ne peux plus vous mentir. Je voulais les faux-papiers. Elle m’a certifié que le produit allait booster ma fertilité et pourrait m’assurer une sortie anticipée du Centre. Elle m’a injecté une dose. Le lendemain, elle avait disparu. »
Hétaïre pâlit. Elle observa 735, ses bras maigres et ses joues creusées. Qu’avait-il fait !
« Je ne peux pas me taire, vous devez en parler à la direction, déclara-t-elle.
- Réfléchissez Chafalos, moi j’ai eu du temps pour le faire. Dora n’était pas là par hasard. On l’a renvoyée auprès de moi. J’ai aussi eu le temps de faire mes recherches sur internet. Vous savez qui est N. ? Nedjma Natalievitch. »
La première donatrice du Centre. Rien que cela. Qui venait se servir en nature.
« Si vous allez tout raconter, vous vous ferez virer, conclut-il. Et moi je lui servirai encore d’objet sexuel. »
Hétaïre l’observa, sceptique, il lui manquait encore un argument pour la convaincre de ne pas se jeter dans le couloir unique du Centre à la recherche de la personne honnête qui pourrait l’aider à mettre au jour ce scandale. Delcomte ne pouvait pas savoir. Elle pouvait lui parler, à elle.
« Et puisque vous avez besoin d’un dernier argument, reprit 735, en voici un. J’ai fait mes recherches sur vous également. Vous êtes une étudiante brillante et vous êtes spécialisée dans les mutations du virus. Depuis que l’on m’a administré cette fichue dose, je maigris, vous l’avez vous-même constaté. Je suis malade, mais je n’ai pas les symptômes habituels d’une grippe virile. Vous voulez un dessin ? »
Hétaïre frémit : elle ressentait l’excitation familière qui la saisissait toujours à l’approche d’une découverte scientifique, l’appel pur et simple de la recherche.
« J’offre mon corps à la science, à votre science, contre votre silence. »
Hétaïre sut, tout à coup, qu’elle ne dirait rien, pour le moment.