Chapitre 6 : Entretien

              Il aurait été bien naïf de penser que la vie pouvait désormais changer du tout au tout. Hétaïre se mordait les doigts d’avoir entrevu, l’espace d’un instant, la possibilité de demeurer toute la journée dans son laboratoire à mener des recherches d’une réelle envergure, tandis que 735 lui laisserait le champ libre, voire se chargerait de préparer les repas.

              Dans les faits, Hétaïre savait qu’ils étaient surveillés. Des caméras enregistraient ce qui se passait dans les quartiers de 735. Comment se pouvait-il qu’elles n’aient rien révélé au Centre des pratiques douteuses de Dora avec son sujet ? 735 avait éclairé Hétaïre en lui expliquant que, d’une part, personne ne regardait simultanément ce qui se passait dans l’ensemble des cellules du Centre. D’autre part, Dora savait comme désactiver temporairement une caméra : une heure manquante sur un enregistrement passait tout bonnement inaperçu. Par ailleurs, les gardiens n’avaient accès qu’au visuel, jamais au son. C’était une étrange conception de l’intimité, mais on jugeait que les conversations entre les Testiguards et leurs sujets devaient rester privées.

              Il aurait été difficile de laisser 735 cuisiner sous l’œil des caméras. D’autant plus qu’il était assez incompétent en la matière. Il faisait des efforts sur le rangement de la pièce et avait cessé de saboter volontairement la plomberie. Préserver les apparences prenaient néanmoins beaucoup de temps. Il fallait, de plus, continuer à analyser les échantillons.

              A cela s’ajoutait un problème d’ordre plus théorique : Hétaïre ne savait pas par où commencer. Le récipient qui contenait la dose injectée avait disparu en même temps que Dora. Le matériel qu’elle avait à sa disposition ne lui permettait pas de procéder à des analyses sanguines sur 735 ; celles-ci étaient réalisées lors de la visite médicale des sujets qui avait lieu tous les six mois. Elle n’était en mesure que d’analyser son sperme et celui-ci demeurait parfaitement normal. Quantité comme qualité. Lorsqu’elle avait terminé ses corvées elle s’enfermait dans son laboratoire pour s’affaler sur la paillasse et tenter de déterminer les bases d’un protocole scientifique avec les moyens du bord. Peine perdue. Elle sentait, tous les matins, le regard lourd de questions de 735 à qui elle n’osait pas révéler, purement et simplement, qu’elle n’avait même pas commencé ses recherches.

              A ces difficultés s’en ajouta une nouvelle : c’était la semaine des rapports. Durant six jours, les Testiguards se présentaient aux dirigeants du centre et devaient rendre compte de leur expérience auprès des sujets. Elles subissaient aussi des examens médicaux. Hétaïre avait du mal à comprendre le but de tels entretiens, mais elle dut bientôt se rendre à l’évidence : on ne leur faisait tout bonnement pas confiance. Elle en eut la certitude lorsque, le lundi, on lui tendit un récipient dans lequel uriner : test de grossesse. Il fallait croire que les défaillances du système de surveillance ne trompaient personne. Le mardi, on s’intéressa à son état psychologique : supportait-elle l’enfermement ? trouvait-elle à s’occuper lorsqu’elle était seule ? sa famille, ses amies lui manquaient-elles ? Il était, évidemment, exclu de répondre en toute franchise. Le mercredi, on lui demanda un compte-rendu de ses recherches sur les échantillons ; on la félicita pour des résultats sur lesquels elle n’avait aucune influence. Le jeudi, elle suivit une formation sur le logiciel informatique qu’elle devrait désormais utiliser pour recenser les échantillons. La liste fournie par la Testiguard ne valait plus rien. Durant les deux heures de formation, elle vit Mildred très concentrée, certainement déjà en train de réfléchir aux meilleures manières de contourner le contrôle imposé par le logiciel. Plus tôt dans la semaine, elle avait été choquée que sa collègue lui demande, en pleine réunion plénière, comment elle parvenait à exfiltrer ses échantillons sans passer par les personnes habituelles. Hétaïre avait fait mine de ne pas entendre et renversé un peu de café sur son chemisier pour prétexter un rapide détour par les toilettes. Depuis, elle évitait soigneusement Mildred et les Testiguards qui la côtoyaient.

              Le vendredi fut, de loin, la journée la plus pénible. Elle fut introduite de bon matin dans une pièce sans fenêtre, au centre de laquelle trônait un fauteuil inconfortable. Face au fauteuil, une table, derrière laquelle se tenaient une femme et un homme. Elle ignorait tout de la première, une petite blonde entre deux âges, pourvue d’un gros nez aquilin sur lequel reposait des lunettes à double-foyer derrière lesquelles se logeaient deux minuscules yeux perçants. Le second, en revanche, elle le connaissait trop bien : Kingsburg affichait sa moue ordinaire, assortie d’un éclair de dégoût dans le regard qu’il ne réservait qu’à Hétaïre. « Fantastique », pensa-t-elle en prenant place dans le fauteuil.

              « Testiguard Chafalos, déclara la femme de la voix rauque d’une grande fumeuse, permettez-nous de nous présenter. A mes côtés, le Docteur Kingsburg, expert dans la psychologie des sujets. »             

              Au mot « expert », Hétaïre dut se retenir de toutes ses forces pour ne pas sourire méchamment.

              « Je suis, pour ma part, continua la petite femme, Nedjma Natalievitch. »

              Hétaïre eut le sentiment de se scinder au moment où elle leur adressa un salut poli tandis qu’intérieurement, tout son être se préparait à prendre la fuite. Elle avait devant elle la première cliente de 735 ; celle à laquelle elle n’avait jamais répondu et à qui elle n’envisagerait jamais de répondre. Celle qui était, peut-être, impliquée dans un essai clinique sauvage sur son sujet. La haine prit rapidement la place de la peur. Elle ne s’en tirerait pas comme ça, mais il fallait attendre, placer ses pions habilement. Que faisait-elle ici, déjà ? Comme pour lui répondre, Natalievitch prit de nouveau la parole.

              « Nous sommes attentifs, mon collègue et moi-même, au bien-être des sujets. Après tout, c’est leur bien-être qui garantit la survie de l’humanité toute entière. Nous visionnons donc une partie des enregistrements qui mettent en scène la Testiguard et son sujet. »

              Hétaïre eut une sueur froide : avaient-il vu le moment où le tableau avait révélé la cache de 735 ? Personne ne lui en avait parlé, elle supposait donc que cet instant était passé inaperçu. Mais si ces deux-là visionnaient les dernières semaines, ils avaient pu tomber sur ce passage compromettant. Elle garda le silence, espérant que son anxiété n’apparaissait pas de manière trop évidente.

              « Ce que nous avons vu nous a beaucoup déplu, je dois dire », asséna Natalievitch, en souriant imperceptiblement, comme si elle venait de formuler un reproche tout à fait bienveillant à un enfant en bas âge. « Elle me déteste, aussi » conclut intérieurement, Hétaïre.

              « 735 est un sujet exceptionnel, poursuivit Natalievitch et, à cet instant, elle ne put retenir une légère lueur d’excitation qui saillit discrètement de son regard. Un quotient pareil requiert des égards tous particuliers et vous vous montrez très en-dessous des exigences attendues. 

- Puis-je vous demander en quoi, Madame ? demanda Hétaïre, réprimant au mieux le tremblement d’exaspération qui l’empêchait de poser parfaitement sa voix.

- Je prends le relais, si vous le voulez bien Nedjma », déclara soudainement Kingsburg.

            Il n’attendit pas la réponse de sa collègue pour darder un regard méprisant sur Hétaïre et poursuivre :

              « Voyez-vous, les Testiguards ne sont pas de simples garde-chiournes. Elles sont des collaboratrices, voire mêmes des compagnes au yeux de leur sujet. Celui-ci ne doit pas être intimidé par leur présence : toute crainte, toute défiance a des conséquences néfastes sur la production de semence. Vous ne connaissez pas les hommes – et, dans son regard, on comprenait que c’était une faute grave –, vous n’avez jamais cherché à les connaître ou à les aimer. Vous ignorez tout de leur fonctionnement psychique et vous espérez en satisfaire un ! C’est tout à fait digne d’une étudiante frigide mais pas d’une bonne Testiguard. »

              Hétaïre était abasourdie. Il se permettait de l’insulter devant la première donatrice du Centre. Celle-ci demeurait parfaitement silencieuse, approuvant visiblement chaque remarque. Il aurait été parfaitement légitime qu’elle réplique, mais un coup d’oeil à Natalievitch la poussa à garder le silence : placer ses pions, attendre le bon moment.

              « Votre sujet souffre, c’est visible sur les vidéos. Il se sent seul car vous ne lui apportez aucune réelle compagnie, vous vous contentez de l’entretenir. Vous ne lui adressez jamais la parole. »

              Hétaïre était rassurée : sa situation était précaire, mais visiblement ils ne savaient rien au sujet de l’argent et des faux-papiers. Elle était désormais un peu curieuse de la tournure que Kingsburg voulait donner à cette « conversation ».

              « Mais, monsieur Kingsburg, dit-elle, comment dois-je concrètement agir avec mon sujet ? Notre code de conduite nous enjoint à demeurer professionnelles et concentrées. Il est déconseillé d’entretenir une relation amicale, il me semble.

- Docteur Kingsburg, répliqua-t-il. Vous devez l'aider à recueillir la semence de temps en temps. Voilà. »

              Tout ça pour ça ! Hétaïre n’en revenait pas ! La vulgarité de Kinsgburg la scandalisait. Elle ne pouvait même imaginer une seconde devoir en arriver là avec 735 un jour. Et d’ailleurs, il le savait. Il se moquait pas mal du bien-être de 735, il voulait trouver un prétexte pour l’obliger à vider les lieux.

              « Ce que veut dire le docteur Kingsburg, reprit Natalievitch, visiblement très amusée à l’idée d’humilier encore Hétaïre, c’est qu’un homme a des besoins. Au-delà du boire, du manger, de pratiques sexuelles solitaires… Le contact avec l’autre, avec un grand « A » je veux dire, lui est nécessaire. Nous avons perdu cela de vue, mais c’est essentiel. Il faut les aimer. » Ce mot, dans sa bouche, prenait une dimension particulièrement obscène. Hétaïre attendit encore patiemment qu’elle daigne en arriver au but, réel, de cet entretien.

              « Nous revenons dans une semaine. Si nous constatons que vos rapports avec 735 n’ont pas évolué d’ici là, vous serez remplacée », conclut Natalievitch. Son ton était cette fois tout à fait protocolaire.

              Hétaïre comprit que l’entretien était terminé. Elle se leva, salua les deux personnes qu’elle méprisait le plus au monde, ignorant le sourire victorieux de Kingsburg qui lui adressa un « A bientôt » gorgé d’hypocrisie et sortit. Elle attendit d’être de retour dans son laboratoire pour laisser libre cours à sa rage.

              « Non mais quelles enflures ! », s’écria-t-elle en jetant furieusement par terre une pile d’articles qui trônaient sur la paillasse. Un manuel de biologie masculine fut projeté contre le frigo avec une force telle que celui-ci s’ouvrit et cracha son contenu. Horrifiée elle se jeta sur les échantillons de la semaine qui se répandaient par terre. En les remettant en place, elle en compta un en trop. Etrange. Elle reprit chaque échantillon et vérifia son étiquetage. L’un d’entre eux datait de plusieurs semaines. C’était celui qu’elle avait égaré ! Il avait du rester coincé dans un coin du réfrigérateur. Au moins, il était demeuré au frais et parfaitement conservé. Mais que pouvait-elle en faire ? Cet échantillon n’existait officiellement plus.

              Poussée par une soudaine intuition, Hétaïre garda l’échantillon en main et rangea les autres. Elle se dirigea vers sa paillasse, ouvrit le tube et versa une partie de son contenu sur une petite plaque de verre qu’elle plaça sous la lunette du microscope. Elle eut un haut-le-cœur quand, l’œil collé à la lunette, elle constata que les milliers de spermatozoïdes habituellement agités de mouvements incessants et imprévisibles, se tenaient parfaitement immobiles, comme figés dans un pain de glace invisible.

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