Chapitre 6 : Victime ou bourreau ?

Par Gwonuen

Je roule sous la pluie battante. Mes essuie-glaces peinent à enlever le surplus d’eau sur mon pare-brise et grincent à chaque va-et-vient. Ils commencent à se faire vieux, me dis-je intérieurement. Il faudra que je les change bientôt. Je pousse ma manette au cran supérieur et les voilà qui s’agitent et ne s’arrêtent plus, provoquant un grincement pratiquement continue. Je plisse des yeux, perturbé par ce son pour le moins incommodant, mais je ne montre aucun autre signe physique de mon agitation, comme à mon habitude.

S’il y a bien quelque chose que l’on peut dire de moi sans se tromper, c’est que je suis quelqu’un de discret. Je ne prends pas de place. Je ne suis pas un fervent Compagnon qui prône une foi sans faille au Parti et à Notre Meneur, et qui passe son temps à brutaliser les autres pour s’assurer de leur loyauté. Je ne suis pas non plus un contre-révolutionnaire qui voue une haine affichée envers le Grand Compagnon et ses disciples endoctrinés. Je ne cherche pas la Gloire de cette Nation, mais je ne poursuis pas non plus l’objectif de renverser le gouvernement pour y remettre l’ancienne lignée, aussi royale qu’avilie et corrompue. Je ne suis ni d’un côté ni de l’autre.

Non, je suis simplement un citoyen qui souhaite vivre dignement, sans faire de remous. Je suis de cette majorité silencieuse qui vit selon les codes qu’on lui donne. Je me lève tous les matins, me rends à mon travail en ignorant les harangues audio-urbaines, tais consciencieusement mes avis aux autres, par crainte et afin d’éviter d’être dénoncé pour une simple phrase de travers que je pourrais prononcer par inadvertance. Lorsque l’on me fixe trop longtemps dans les yeux, je détourne le regard, bien que la plupart du temps, je passe bien trop inaperçu pour que l’on se concentre sur moi. Je ne suis ni beau, ni hideux. Je suis on ne peut plus normal. Je suis bien, sans plus.

Ma personnalité est le miroir de mon physique et de mes actes. Passe partout. Douce et effacée. On ne m’adresse pas souvent la parole et, lorsque quelqu’un le fait, si rarement que l’on dirait qu’il le fait un peu par hasard, notre conversation est si banale que je sais bien que mon interlocuteur l’oubliera presque aussitôt. Je suis le collègue avec qui l’on discute à la machine à café sans se souvenir de son prénom, le voisin sympathique que l’on salue d’un hochement de tête indifférent, le passant dans la rue dont on a déjà oublié le visage quelques secondes après l’avoir croisé. Les commerçants me rendent ma monnaie avec le sourire vide que l’on octroie aux inconnus, alors que je fais mes courses aux mêmes endroits depuis dix ans. On ne se souvient pas de moi, car il ne n’y a rien à se souvenir.

Il faut bien l’avouer, dans une Nation aussi observée et dangereuse que la nôtre, dans un pays où un rien peut mener à la dénonciation auprès d’un Bureau des Patriotes, dans une vie où vos voisins, vos amis ou même votre famille peuvent vous envoyer en ZoReP, passer inaperçu présente un certain avantage. Comment dénoncer une personne que l’on oublie si vite ? Ma normalité est mon armure, l’indifférence que j’inspire, mon arme. Aussi je cultive patiemment cette discrétion innée chez moi. Mieux vaut pour ma vie que l’on me croit fade que traître.

Voilà pourquoi je ne montre rien au son dissonant de mes essuie-glaces vieillissants sur mon pare-brise. Je reste calme, sans histoire, même si je suis seul dans ma voiture, un après-midi d’orage, sur une route de campagne déserte. Pourtant je ne risque rien à montrer un peu mes sentiments. Mais l’habitude m’empêche de m’exprimer, j’imagine. Je roule donc sur la route détrempée et boueuse. Je suis allé déjeuner chez ma mère en ce dimanche venteux de mars 2…. Comme tous les weekends, nous avons mangé dans la véranda, en commentant la météo et en regardant les bourrasques souffler dans les feuilles et arrachant çà et là quelques fleurs. Puis nous avons ri en voyant un oiseau tenter vainement d’avancer dans les bourrasques printanières. Je me suis attardé plus que de coutume en buvant une infusion sur le perron puis je me suis éclipsé en voyant les nuages noirs et gorgés de pluie approcher en grondant.

Malheureusement, mon départ précipité ne m’a pas suffi à éviter l’énorme orage qui s’annonçait et me voilà donc sous des torrents d’eau, à essayer de distinguer quelque chose sur la route inondée. Les éclairs m’éblouissent et l’orage fait trembler tout l’habitacle de ma voiture, qui raisonne déjà des milliers de gouttes qui lui tombent dessus à chaque instant. Quelle horreur de conduire dans de telles conditions. Je souffle légèrement d’exaspération et j’allume mes phares pour tenter d’éclairer la route qui est aussi noire que si nous étions en pleine nuit, alors qu’il n’est pas encore dix-sept heures. Au moment où mes phares illuminent le bitume, je vois une ombre à quelques mètres devant moi qui titube dans ma direction. Comprenant instantanément que je risque de renverser quelqu’un, je fais une embardée et je freine comme je peux, et voilà que ma voiture dérape sur la route, réalise un beau tête-à-queue et se retrouve dans le sens opposé de celui que j’empruntais quelques secondes auparavant.

Je prends quelques instants pour me remettre de mes émotions, les mains toujours agrippées à mon volant. Puis je pense à cette personne que j’ai failli écraser. Je tourne la tête de tous les côtés mais je ne la vois plus. Mon Dieu, l’aurais-je percuté malgré ma manœuvre d’urgence ? Paniqué, je sors de ma voiture et me dirige vers le lieu de l’accident. Personne. Je regarde dans le fossé mais il n’y a rien. Alors, j’aperçois la silhouette qui continue d’avancer laborieusement sur la route plus loin, comme si elle avait été inconsciente du drame que nous avions évité d’un cheveu. Interloqué que cette personne n’ait pas au moins remarqué ma voiture déraper à côté d’elle, je l’aperçois qui titube légèrement et je comprends alors qu’elle doit avoir besoin d’assistance. Je m’approche en la hélant :

— Eh, vous, là-bas, attendez !

La silhouette s’arrête et attend, sans se retourner. Je marche jusqu’à sa hauteur, déjà trempé jusqu’à l’os, puis je m’arrête devant elle et je la regarde avec attention. C’est une femme. Blonde. Elle a dû être belle jadis. Mais elle n’est plus qu’un sac d’os, amaigrie au point de faire peur. Ses cheveux tombent en quelques mèches raides et éparses sur son visage et ses épaules où je vois les clavicules pointées sous sa peau distendue. Je suis bien incapable de déterminer son âge car la vie semble l’avoir tellement abimé que je ne peux me fier à son apparence. Ses mains aux ongles cassés sont recroquevillées sur un drap qu’elle a mis autour d’elle pour se protéger de la pluie. Ses pieds nus semblent saigner. Mais le pire sont ses yeux. Ils sont morts. Rien ne perce de ce regard autre qu’un puit d’horreurs et de traumatismes sans fin, où le seul refuge à une douleur si immense fut pour cette pauvre femme de se déconnecter à jamais de sa conscience et ne plus rien ressentir.

Alors je comprends. C’est une Ruine de Joie. Le camp ne se situe qu’à une dizaine de kilomètres d’ici et l’on voit parfois un rescapé du CaRLab errer sur les chemins. Ses sauvages relâchent parfois ceux qu’ils ont tant détruit qu’ils ne leurs servent plus à rien. Alors les gardes donnent au prisonnier ses affaires et le mettent dehors. Mais après des années de tortures de toutes sortes, le prisonnier n’est plus qu’un mort-vivant, sans esprit, débile et incapable de s’occuper de lui-même. Il avance sur la route, sans destination, sans autre objectif que d’obéir au dernier ordre qu’on lui a donné de partir du camp. Personne ne s’arrête pour s’occuper du misérable, terrifié à l’idée d’être dénoncé pour avoir aidé un traître au Parti et à la Nation. Alors le malheureux vagabonde sans fin et fini par mourir, écrasé par une voiture ou d’inanition.

Je regarde cette Ruine de Joie et je me dis que je devrais faire comme tout le monde et l’abandonner. Après tout, n’excelle-je pas dans la discrétion ? Je sais que je devrais suivre mon instinct et partir sans demander mon reste. Je devrais retourner dans ma voiture, rentrer chez moi et oublier cette histoire. Je retournerais à ma vie normale, j’irais demain matin au travail sous les harangues audio-urbaines et je me ferais ignorer du reste du monde. Ainsi va la vie dans la Nation des Compagnons si je souhaite survivre. Cette femme mourrait dans les bois, ignorée de tous, et son cadavre finirait mangé par la vermine pendant que je continuerais ma vie sans tache.

Je sais tout cela. Pourtant, je ne bouge pas d’un iota. Quelque chose me retient. Un sentiment, ténu, certes, mais si nouveau et incongru qu’il semble hurler à mes oreilles. Pour la première fois de mon existence, il me vient à l’esprit de ne pas faire comme tout le monde. Pour une fois, je ne veux pas agir avec prudence ni lâcheté. Pour une fois, je ne veux pas baisser le regard et ignorer une énième horreur par crainte des représailles. Je ne suis pas un contrerévolutionnaire, mais je ne peux pas accepter de laisser mourir cette femme, aussi détruite par la vie que dangereuse pour la mienne soit-elle. C’est décidé, je mènerai ma petite révolte, inutile mais ô combien gratifiante.

Je prends donc doucement cette Ruine de Joie par la main. Elle reste inerte, sans vie, sans émotion. J’ai l’impression qu’elle m’ignore. Ou peut-être n’est-elle-même plus capable de se concentrer sur ce qu’il se passe autour d’elle. Ou son esprit est tellement conditionné à suivre les ordres qu’on lui donne qu’elle ne peut plus se rebiffer. Qu’en sais-je ? Je presse doucement sa paume dans la mienne et je lui dis avec douceur, l’emmenant vers ma voiture :

— Venez avec moi, madame.

Je ne dis rien de plus, car je ne veux pas la perturber. La femme me suit sans décrocher un mot, restant indifférente. Je lui parle par des phrases courtes et simples, avec beaucoup de douceur, comme on peut parler à un bébé. J’essaye de la mettre en confiance, mais elle reste sans réaction. Enfin nous arrivons à ma voiture. Je l’installe à l’intérieur et j’attache sa ceinture tandis qu’elle se laisse faire sans rechigner. Je m’installe au volant, rallume mes phares et mes essuie-glaces, opère un demi-tour et reprends la route vers mon domicile. Je reste en silence en me concentrant sur la route, mais je ne peux m’empêcher de lui jeter quelques coups d’œil à travers mon rétroviseur. Elle fixe l’appui-tête, ne clignant même pas des yeux, restant sans réaction et sans parole aucune. Elle est comme morte, me dis-je. Mais en même temps, n’est-ce pas un peu le cas ?

 

*

 

« Félicitation pour votre travail quotidien, Compagnons et Compagnonnes ! Encore un jour où tous les citoyens ont travaillé de concert pour la Gloire de la Nation ! Le Grand Compagnon et le Parti sont fiers de guider un peuple aussi uni et travailleur que le nôtre ! Bientôt, grâce à votre travail acharné, notre Nation sera si puissante que nul parmi nos voisins ne pourra plus jamais se dresser face à nous ! »

Les harangues audio-urbaines clament leurs âneries habituelles tandis que je marche dans la rue. Comme tous les soirs de la semaine, me voilà qui rentre de mon travail. Une journée sans surprise : j’ai serré les mains des collègues en parlant de sujets superficiels, rempli des rapports que personne ne lira jamais, déjeuné d’un sandwich sans goût assis seul sur un banc, bu des cafés à la machine au milieu du couloir en saluant des personnes comme si je les connaissais bien alors que je ne me rappelle même pas leurs prénoms et rempli d’autres rapports inintéressants.

Ce n’est que lorsque les harangues audio-urbaines ont crié la fin de la journée que je me suis emparé de mon manteau pour filer sans demander mon reste. D’habitude, je pars avec le même rythme indiscernable que celui que j’utilise pour accomplir l’ensemble de mes tâches quotidiennes, afin de rester imperceptible à tout œil attentif. Mais depuis quelques semaines, mes mouvements pour quitter mon lieu de travail sont devenus plus fébriles. Pour la première fois, j’éprouve une certaine satisfaction à partir et à rentrer chez moi. Dans la rue, je marche avec un certain empressement. J’essaie de ne pas trop regarder autour de moi afin de ne pas attirer l’attention, bien entendu. Pourtant, intérieurement, je suis tout excité. Mon cœur bat la chamade devant mon impudence. Je suis comme un gamin qui a piqué une pomme sur un étal et qui s’en est sorti sans se faire attraper par le maraîcher mais qui tremble encore que les policiers communaux viennent sonner à la porte pour demander de rendre le précieux butin.

Je rentre dans mon immeuble et commence à monter deux par deux les marches de l’escalier. Au troisième étage se trouve mon appartement, là où je mène secrètement ma petite révolte. Cela fait pratiquement deux mois que j’ai ramené cette Ruine de Joie chez moi. Deux mois que je m’occupe de cette pauvre femme, mutique et indifférente. Je lui ai donné ma chambre et j’ai pris le canapé les premiers jours, le temps pour moi d’aménager le petit bureau pour que nous puissions dormir tous deux en toute intimité. Je ne fais rien de fantastique : je lui prépare à manger, lui parle un peu bien qu’elle ne me réponde jamais, ou alors par des monosyllabes, et lui fais écouter les informations télévisées sur la chaîne partisane (tout le monde sait bien que regarder les autres chaînes peut être attribué à un manque de ferveur, aussi je me garde bien de le faire). Ma révolte est peut-être un peu pauvre, mais j’espère bien qu’avec mes efforts, la Ruine de Joie pourra se remettre, au moins un peu, et retrouver un semblant d’humanité.

J’arrive un peu essoufflé devant chez moi et je sors mes clés que j’introduis dans ma serrure. Tandis que j’ouvre ma porte, j’entends celle de mon voisin s’ouvrir et le voilà qui sort sur son palier et me dit :

— Bonjour, F… Comment allez-vous ?

Comme tout le monde, mon propre voisin se trompe de prénom en m’adressant la parole. Je lui réponds avec politesse, me préparant mentalement à une conversation vide d’intérêt :

— Bonjour, G… Je vais très bien et vous-même ?

— Oh, ça va, ça va, rien de nouveau, vous savez ?

— Oui, moi aussi, la routine, rien de plus. Comment va votre femme ? Sa jambe la fait toujours souffrir ?

— Oh, oui, un peu. Une jambe cassée, ça prend du temps à guérir, cela ne part pas du jour au lendemain.

— Non, bien sûr, j’imagine bien.

— Oui, oui. Mais nous nous dirigeons vers la fin, petit à petit. Nous voyons le médecin la semaine prochaine pour voir l’évolution, justement.

— Ah, excellente nouvelle. Vous me direz les conclusions du docteur ?

— Je n’y manquerai pas. Bonne soirée, F…

— Également.

Je me retourne et commence à rentrer dans mon appartement lorsque j’entends à nouveau la voix de mon voisin :

— Oh, mais vous n’êtes plus seul, à ce que je vois ! Vous recevez du monde ? Cela n’est pas commun chez vous !

Mon sang se glace dans mes veines et mon cœur s’arrête pendant deux interminables secondes. Je regarde dans mon couloir et je constate avec horreur que l’on distingue ma télévision allumée. Je me retourne le plus lentement possible vers mon voisin qui me regarde avec cette avidité polie qui accompagne toutes les discussions de voisinage tout en affichant un air décontracté. Intérieurement, je cherche désespérément à sortir mon cerveau de la panique qu’il ressent afin de pouvoir répondre sans attirer l’attention de mon voisin sur le fait que j’héberge une Ruine de Joie chez moi. Je croise son regard lorsque soudain, j’ai le déclic :

— Oui, je reçois ma cousine. Elle vient de la zone 12 et vit chez moi quelques jours, le temps de trouver un travail et un appartement.

— Ah oui, oui, bien sûr, c’est tout à fait normal, répond mon voisin avec une pointe de déception de n’avoir pas une nouvelle plus alléchante à raconter à sa femme. Eh bien, bonne soirée.

— Bonne soirée, G…

Je referme enfin la porte sur mon voisin curieux et je souffle légèrement pour me détendre un peu. Nous avons frôlé le désastre et je le sais très bien. Que se serait-il passé si je n’avais pas trouvé une excuse affreusement banale à l’interrogation de mon voisin ? Il aurait tout raconté à sa femme qui, comme elle n’a rien à faire de ses journées et qu’elle s’ennuie, aurait tout fait pour rencontrer la personne qui vit chez moi, ce qui aurait mené à la catastrophe !

Heureusement, cette fois, rien ne s’est passé. Je respire profondément et je vais me servir un verre d’eau avant de me diriger vers le salon où mon « invitée » regarde une allocution du Grand Compagnon. Comme toujours, je tremble un peu en découvrant son visage à la télévision. Le Grand Compagnon a tant de charisme qu’il arrive même à vous impressionner alors qu’il ne vous parle qu’à travers un écran. Il semble vous fixer et vous parler directement de sa voix chaude et profonde :

— Compagnons, Compagnonnes. Je me présente devant vous ce soir pour vous dire à quel point je suis fier de vous et de vos actions. Vos efforts, vos souffrances et vos labeurs apportent chaque jour la Gloire à notre Nation. C’est par votre travail constant que nous pouvons dire que notre pays devient chaque jour un peu plus fort et puissant. Bientôt, nos voisins ne pourront plus lutter devant notre union. N’oubliez jamais que la fraternité des Compagnons, l’obéissance envers le Parti et la loyauté que vous avez pour les intérêts de notre Nation sont les clés d’aujourd’hui pour la Gloire et le Bonheur de demain. Il viendra bientôt un jour où nous pourrons poser nos pioches et nous nous congratulerons d’avoir accompli un labeur si grand que plus rien ne sera jamais plus une menace ! Il sera venu le temps des larmes de fierté et des choppes entrecroisées sous les vivats de la foule. Ce jour-là, nous pourrons enfin nous reposer et nous féliciter de nos efforts et nos sacrifices. Ce jour-là, nous contemplerons le chemin parcouru et serons heureux de nous tous et de nos efforts conjugués. Ce jour-là, nous prendrons un repos bien mérité et n’aurons plus peur de rien. Ce jour approche, Compagnons et Compagnonnes, soyez-en sûr ! Mais pour que ce jour arrive plus vite, nous devons poursuivre nos tâches, aussi douloureuses et difficiles soient-elles. Je vous en fais solennellement la promesse, Je ne lâcherai rien. J’ai trop de respect et d’amour pour notre Nation pour arrêter mes efforts. Je continuerai à servir notre pays, comme je vous demande de le faire à chaque instant. Trop de choses dépendent de nos sacrifices et de notre vigilance constante. Notre société ne saura atteindre la perfection que parce que nous sommes tous sur nos gardes pour la débarrasser de sa vermine. Aussi je vous le rappelle une fois encore : tout acte s’apparentant à de la sédition doit être rapporté. Si vous entendez ne serait-ce qu’un seul mot, qu’une seule syllabe contrerévolutionnaire, dans la bouche de n’importe qui, faites votre devoir de citoyen et dénoncez cette personne au Parti, fut-elle votre propre mère. La société et tous les Compagnons vous remercieront pour cet acte éthique et juste. Prenez soin de vous, mes amis. »

Je baisse le son pour ne pas entendre la suite, bien que je laisse la télévision allumée pour ne pas paraître suspect aux yeux de la PPI, la Police Partisane Intérieure, qui pourrait surveiller ma consommation audiovisuelle. Entre le dialogue avec mon voisin sur le pas de la porte et ce discours du Grand Compagnon, l’excitation que je ressentais envers ma petite révolte est complétement anéantie, remplacée par la peur et l’angoisse. J’ai l’impression de soudain réaliser ce que je suis en train de faire et des risques que j’encoure. Je comprends enfin que je ne peux pas me contenter de garder cette Ruine de Joie chez moi et penser que personne ne la découvrira jamais. Si je ne maquille pas que je cache une ancienne traîtresse à la Nation chez moi, je pourrais moi-même me retrouver à Joie. Et mon hôte ? Elle subirait bien pire, pour l’unique crime d’avoir survécu…

Mon estomac se glace à cette seule pensée. Je me tourne ensuite vers mon « invitée » et l’observe attentivement. Depuis toutes ces semaines que je m’occupe d’elle, elle a perdu ce physique si caractéristique des Ruines de Joie. Elle n’est plus aussi maigre, elle est propre et porte des vêtements normaux. Si ce n’est sa tendance aux réponses monosyllabiques et son regard absent, elle pourrait passer pour une personne normale dans des échanges superficiels. Je repense alors à l’excuse que j’ai donné à mon voisin et je dis doucement :

— Il faut que nous soyons prudents. Tu vas devoir bientôt sortir et revenir à la vie normale, pour ta sécurité comme pour la mienne. Mon voisin pense que tu es ma cousine. Il faut que nous poursuivions ce mensonge. Tout le monde devra croire que nous sommes de la même famille. Tu es bien remise maintenant, je suis certain que tu peux sortir un peu avec moi pour donner le change. Et puis, cela te fera du bien également de voir l’extérieur. Tu t’appelleras M…. D’accord ?

La Ruine me regarde en silence avec indifférence pendant plusieurs secondes, comme à son habitude. Puis elle me répond simplement :

— D’accord.

Je ferme les yeux un instant, soulagé. Puis je m’assoie près de ma petite révolte et commence à l’instruire des détails de l’histoire que nous devrons connaître par cœur afin que notre mensonge fonctionne.

 

*

 

Voilà quinze jours que M… est devenue ma cousine aux yeux du monde. Deux semaines que je ne la cache plus. Bien entendu, je me suis efforcé de rendre cette nouvelle venue dans ma routine officielle la plus banale possible. Ne pas attirer l’attention, surtout maintenant, est capital, plus que jamais. Il n’est pas pensable qu’une personne, que cela soit mon voisin ou un parfait inconnu, ne pense à nous après nous avoir croisé, même innocemment. La pensée innocente mène bien trop souvent à la suspicion et à la dénonciation, fondée ou infondée. Pour le bien de M…, comme pour le mien, nous ne pouvons pas prendre de risques inconsidérés.

Alors nous nous montrons ensemble de manière inaperçue. Le monde nous découvre avec une indifférence tout à fait souhaitable. Les passants nous ignorent, les serveurs nous jettent à peine un œil en prenant notre commande, la PPI ne nous remarque pas. Nous existons et pourtant, nous pourrions tout aussi bien ne pas être que le monde se porterait de la même manière. Deux ombres dans la pénombre d’un monde aveugle.

Ces deux dernières semaines furent éprouvantes émotionnellement. Après la découverte par mon voisin que j’avais une invitée chez moi, j’ai eu très peur que ma petite révolte ne s’ébruite et que nous nous retrouvions au Bureau des Patriotes, dénoncés pour je ne sais quelle obscure raison. J’ai passé les quinze derniers jours à retenir mon souffle à chaque fois que je croisais les yeux de mes collègues, à sentir mon cœur bondir dans ma poitrine chaque fois que l’on m’adressait la parole, à sentir mes entrailles geler dans mon ventre en sentant le poids de regards fictifs dans mon dos. Avoir réussi à recréer mon armure d’oubli avec cette nouvelle venue avec moi me rassure au plus haut point, d’autant plus que M… se débrouille très bien.

Pour dire la vérité, son traumatisme la rend si indifférente au monde qu’elle est encore plus discrète que moi, si cela est possible. Les deux mois passés dans mon appartement à se reposer et se nourrir enfin correctement après je ne sais combien d’années de privations et de tortures lui on fait perdre cette allure de morte-vivante qui attire tant le regard des gens. Si elle a encore l’esprit d’une Ruine de Joie, au moins n’en a-t-elle plus le physique. Cette combinaison est un atout. Lorsque nous nous baladons ou faisons des courses, elle me suit calmement, posément, d’une démarche si neutre et absente que je pourrai moi-même oublier sa présence. Elle joue à la perfection le rôle de la cousine discrète et timide, même si cela est fait par inadvertance.

Voilà pourquoi je commence à me détendre tandis que nous faisons la queue avec M… au supermarché de ma ville. Nul ne nous regarde, ne nous observe, ne nous remarque. Je commence à poser nos articles sur le tapis roulant tandis que le caissier fait passer un par un les produits de la personne avant nous et que ma « cousine » attend patiemment derrière moi. Lorsque vient notre tour, le caissier enlève la petite barre de métal qui nous séparait des articles de la personne précédente, fait passer les codes-barres un par un devant sa machine tandis que je ramasse les articles pour les mettre dans le sac que M… me garde grand ouvert. Enfin, je paie, remercie le caissier alors qu’il m’a déjà oublié et nous nous dirigeons vers la sortie du magasin.

Ainsi se déroulent nos journées. Un enchaînement d’actes anodins qui nous permettent de nous fondre dans l’environnement. Nous arrivons à la porte de sortie coulissante, je me dirige vers celle-ci en même temps qu’un homme et nous nous rentrons dedans par accident. Celui-ci s’excuse avec indifférence, plus par réflexe que par politesse, et continue son chemin. Je me garde bien de lui faire une remarque. Pas de vague, c’est préférable. Pourtant, je me sens bizarre en le voyant s’éloigner vers la sortie, comme si quelque chose d’important était sur le point de se produire. Je me tourne vers M… qui le regarde avec intensité, ce qui est très inhabituel chez elle. Son regard est fixé sur lui et je le vois briller d’une émotion nouvelle. C’est la première fois que je vois M… quitter son voile d’indifférence.

M… se met soudain à suivre cet homme tandis qu’il sort du magasin et marche sur le trottoir. Curieux, je la suis également. M… est entièrement focalisée sur cet homme, dans une concentration extrême. Cela est très étrange, jamais je ne l’ai vu fixer quelqu’un plus d’une seconde. Je la regarde avec étonnement, me demandant si cela est un signe que son esprit est en train de guérir de son traumatisme. Pourtant, je ressens également une pointe d’appréhension et d’inquiétude en observant ma « cousine » presser le pas lorsque l’homme s’éloigne peu à peu.

Que lui veut-elle ? Serait-ce une personne de son passé qu’elle croit reconnaître ? Un ami, une connaissance ou, pire, une personne de sa famille ? Cela serait très fâcheux, me dis-je au fond de moi-même tandis que nous remontons la rue, car si cette personne la reconnait, tout le monde comprendra bientôt qui M… est en réalité et que j’ai menti quant à nos liens de parentés. Je ne suis pas certain de la réaction de la PPI à une telle nouvelle. Elle pensera surement que j’ai des pensées contrerévolutionnaires à cacher secrètement une Ruine de Joie chez moi et ce serait fini de mon confortable anonymat.

Pourtant, me dis-je avec un sourire tandis que M… court derrière l’homme alors qu’il s’engouffre dans une petite ruelle et que je la perds brièvement de vue, ne serait-ce pas une merveilleuse nouvelle pour mon invitée ? Retrouver quelqu’un de son passé pourrait lui faire le plus grand bien, j’en suis sûr. Cela lui permettrait de se souvenir de jours heureux, une véritable goulée d’air pur au sein du marasme de douleur qu’est son esprit tourmenté. Une simple accolade d’un ancien être chéri serait incommensurablement bénéfique pour cette Ruine de Joie, c’est évident. Et cette personne, comprenant ce que je fais ici et ce qu’il s’est passé pour M… acceptera peut-être de garder le silence, qui sait ?

Sur cette dernière pensée, voilà que je me retrouve dans la ruelle où ont disparu les deux amis de ma naïve imagination. Je m’arrête alors devant un spectacle que je n’avais pas envisagé. Moi qui pensais voir une scène de retrouvaille émouvante, je me retrouve devant un tableau de pure épouvante. L’homme est allongé entre deux poubelles. Une large tâche rouge s’étend sur sa chemise et veste, résultat du trou qui se trouve à présent au milieu de sa poitrine. L’homme, incapable de se lever, semble lutter pour respirer et fixe d’un regard suppliant M…, qui le toise en le fixant avec haine. Elle respire fort, cherchant son souffle, et tiens dans la main… un économe que nous venions d’acheter au supermarché.

Je reste interdit pendant quelques secondes devant cette scène surréaliste. Puis je m’approche, marchant sans avoir l’impression d’avancer. Je me sens comme dans un rêve, mon esprit n’arrive pas à intégrer ce qu’il est en train de voir. J’arrive au niveau de M… au moment où toute lueur de vie s’éteint dans le regard de sa victime qui finit par ne plus bouger. Je regarde M… qui le fixe toujours avec haine et, à mon grand désarroi, avec tristesse. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi elle a agi de la sorte. Puis, comme une étincelle, une idée me vient. Je me tourne lentement vers le cadavre, m’accroupi devant lui et écarte légèrement de la main la veste qui recouvre le haut de sa chemise. Je découvre alors un badge avec inscrit : « Ltd. H…, Joie ».

Alors seulement la lumière se fait dans mon esprit. Je regarde M… et je lui fais comprendre que je sais pourquoi elle a fait ça. Elle détourne enfin son regard de son crime et me regarde en me voyant peut-être sans ce voile d’indifférence pour la première fois. Sa respiration se calme et, après quelques secondes, elle me dit :

— Vengée.

C’est vrai, elle s’est vengée. M… a reconnu son bourreau qui, par une coïncidence extraordinaire et malaisante, est venu dans cette ville. Peut-être y habitait-il avec sa famille ? Peu importe. La hache de la vengeance s’est abattue sur lui et il n’est plus de ce monde. Et d’ailleurs, qui le pleurera, lorsque tout le monde chuchote les méfaits et les exactions que commettent les gardes de Joie sur leurs prisonniers et prisonnières ?

Pourtant, il est évident que nous ne pouvons pas laisser ce corps dans cette ruelle, à la vue de tous ! Il est déjà extraordinaire que personne ne nous ait encore vu ! Mon état de choc disparaît soudainement, remplacé par une panique sans nom que je réprime immédiatement. Il n’est pas encore venu le temps de la peur. Il me faut d’abord agir au plus vite pour que personne ne soupçonne ce qui vient d’arriver. Cela détruirait nos vies. Avisant une plaque d’égout à deux mètres du cadavre, je ne réfléchis pas. J’attrape le cadavre encore flasque, je le traîne jusqu’à la plaque que j’ouvre rapidement puis je le fais basculer à l’intérieur du conduit. Par une chance incroyable, j’ai agi suffisamment vite pour que le sang n’est pas eu le temps de couler sur le sol. Il est impossible de savoir que le crime s’est produit ici.

Il est inutile de s’attarder plus longtemps, cela serait un risque que je ne suis pas prêt à prendre. Je récupère mon sac de course, prends M… par la main et je m’éloigne pour sortir de cette maudite ruelle. C’est alors que je me rends compte que nous sommes dans ma rue, juste à côté de mon immeuble. Je deviens blanc comme un linge. Une scène pareille à côté de chez moi ? Il me semble que ma petite révolte devient chaque jour plus dangereuse pour ma vie…

 

*

 

Deux mois ont passé depuis que M… s’est vengée en tuant cet ancien garde de Joie. Deux mois que j’avais réussi à cacher le corps du garde de Joie et que rien ne s’était passé. Après tant de temps, je nous pensais tirés d’affaires. Je m’étais convaincu que la PPI n’avait rien découvert et que personne n’avait pu nous voir. Je commençais à me détendre et à redevenir normal lorsque ce que je redoutais tant est arrivé.

Ce soir, j’ai emmené M… au cinéma. J’ai pensé que cela lui ferait du bien et j’avais raison. Nous sommes allés voir une comédie sans prétention, à l’histoire mille fois revue mais qui fonctionne toujours. Pour la première fois depuis que je l’ai recueilli, j’ai vu M… sourire. Son regard s’est brièvement allumé d’une lueur nouvelle en écoutant les blagues potaches des acteurs. Je l’avais même vu se saisir du bras du fauteuil et le serrer fort.

J’étais très fier et heureux en rentrant du cinéma. Enfin ! Après des mois d’efforts, de vide, d’indifférence, j’avais finalement réussi à insuffler une étincelle de vie sur la chandelle éteinte de M…. J’avais prouvé au monde que les Ruines de Joie pouvaient encore ressentir, que l’on pouvait peut-être en ramener certaines à la raison. Nous pouvions tenter de rattraper les ravages des CaRLab sur les prisonniers désœuvrés. Ma petite révolte avait commencé à porter ses fruits, j’étais tout ému. Je restais silencieux sur le chemin de mon appartement, laissant M… regarder devant elle d’un air rêveur, afin qu’elle puisse profiter de sentiment merveilleux que devait être celui de revenir à la vie. L’avenir s’annonçait radieux pour elle, car je ne doutais pas qu’elle progresserait rapidement dorénavant.

Nous avions alors tourné au coin de ma rue et avions remonté le trottoir jusqu’au bas de mon immeuble. Nous nous étions regardés et elle avait souri. J’avais ressenti tant de choses à la vue de ce sourire. Un bonheur infini m’avait envahi, faisant pratiquement exploser mon cœur d’extase. Une âme cassée revenait d’outre-tombe et j’en étais le témoin privilégié. J’avais ressenti un amour immense pour M et j’avais vu dans son regard qu’elle le ressentait également, même s’il restait encore caché derrière beaucoup de traumatismes qui s’effaceraient progressivement à force de temps et de patience. Je m’étais promis alors d’aller jusqu’au bout pour sauver cette femme, car c’était la seule chose à faire pour combattre ce système totalitaire que j’exécrai, que cela me donnait des ailes de pouvoir enfin faire le bien dans ce monde de délation et de haine et parce qu’après des mois à m’occuper de cette Ruine de Joie, je ressentais un amour si fort qu’il en était quasiment filial.

Ce regard, fugace, avait semblé durer des heures. Pourtant, sa fin brutale m’avait fait comprendre que j’aurais préféré qu’il continuât encore. Deux camionnettes s’étaient arrêtées devant nous, leurs pneus crissant violement. Une dizaine d’individus étaient descendus des véhicules et nous avaient entouré. Ils s’étaient jetés sur M…, l’avaient mise au sol et avaient commencé à la rouer de coups. Avant que je ne puisse intervenir, sous le choc, l’un d’entre eux s’était tourné vers moi et m’avait dit, sortant un insigne de sa poche :

— PPI, ne bougez pas. Cette femme est un individu dangereux qui met la sécurité de la Nation et du Parti en péril. Cette contrerévolutionnaire a délibérément agressé et assassiné un dépositaire de la force publique. Heureusement, une Compagnonne honnête a aperçu son acte ignoble et a pu nous colporter ce crime atroce. N’intervenez pas, cette criminelle n’a que ce qu’elle mérite.

Je n’avais pas répondu, trop hébété que j’étais pour faire quoi que ce soit. J’avais soudain compris que ma trahison n’avait pas été découverte au-delà du crime de M… Je l’avais regardé se faire tabasser sous mes yeux, ne sachant que faire. Si j’étais intervenu, j’aurais été moi aussi emmené pour être interrogé et aurais été considéré comme un contrerévolutionnaire. Devais-je m’interposer ? Ou sauver ma vie ? M… était allongée, ses yeux pétris de douleurs sous les coups qui pleuvaient me regardant, implorant, moi, le seul être à l’avoir jamais protégé. Elle voulait que je l’aide, que je la sauve, comme je l’avais sauvé ces derniers mois. Mais je n’avais pas bougé, ma lâcheté et le conditionnement étatique mené sur ma personne m’interdisant de me confronter directement aux Compagnons. Lorsqu’elle avait compris cela, ses yeux s’étaient chargés de larmes de tristesse et de compréhension, et j’avais cru lire dans son regard qu’elle n’éventerait jamais mon secret, me protégeant malgré ma trahison. Mon cœur s’était alors brisé et j’eus plus honte de moi que jamais auparavant. Le Compagnon de la PPI m’avait dit encore :

— Présentez-vous au Bureau des patriotes de la ville demain matin à la première heure afin qu’un Compagnon puisse prendre votre déposition et comprendre vos liens avec la criminelle. Embarquez-la, vous autres !

Les individus s’étaient arrêtés de tabasser M… et l’avaient porté son corps inconscient dans une des camionnettes. Je les avais regardé faire, assommé, apathique. J’avais alors aperçu le sang s’écouler à flots de la tempe de M… et j’avais compris qu’elle ne s’en sortirait pas. C’était impossible. Les portières avaient claqué et les véhicules étaient partis aussi vite qu’ils étaient venus. Je m’étais retrouvé seul, figé, sur le parvis de mon immeuble, à ne savoir que faire. J’avais fixé le sang sur le trottoir, comprenant que je venais de voir M… pour la dernière fois. Incapable de comprendre ce qu’il m’arrivait, j’avais regardé autour de moi. Lorsque j’avais observé mon bâtiment, j’avais vu une silhouette s’éclipser et tirer les rideaux, comme pour ne pas être vue. Oublié de tous, j’avais pris alors ma voiture et étais partis conduire dans les rues.

J’ai conduit tel un robot pendant deux heures, incapable de ressentir quoi que ce soit. Me voilà donc à errer dans les rues de ma ville, regardant fixement devant moi, ne prêtant attention à rien. Je suis comme mort. Rien ne bouge dans ma voiture, aucun son ne retentit. Je reste de marbre, à l’intérieur comme à l’extérieur. À un moment, la pluie se met à tomber. J’active mes essuie-glaces qui commencent instantanément à grincer sans enlever l’eau de mon parebrise. Soudain, je ressens une rage folle, une haine sans nom, envers mon véhicule qui n’est toujours pas réparé. Pour la première fois de ma vie, je commence à crier, laissant enfin ma colère se déverser :

— Foutus essuie-glaces !

Je peste encore quelques insultes bien senties envers ma voiture qui, comme à son habitude, me soutient un silence paisible. Loin de m’apaiser, le manque de communication de mon véhicule de malheur me frustre encore davantage et, faisant un usage inconsidéré de la force brute, j’assène quelques coups de poings aussi rageurs qu’inutiles sur mon volant, laissant exploser ma colère. Un. Deux. Trois. Cela ne suffit pas à rendre mes essuie-glaces plus efficaces et je reste aveuglé par les torrents de pluies dégoulinants sur mon pare-brise. Au lieu de reprendre mes esprits, me voilà qui crie à tue-tête dans l’habitacle en appuyant sans discontinuer sur le klaxon. Les noms d’oiseaux que j’octroie à ma voiture deviennent de plus en plus fournis et imagés :

— Putain de bordel de saloperie d’essuie-glaces à la c… ! Fait chier ! MERDE !

Je hurle maintenant à plein poumons. Je regarde autour de moi et je vois une femme et deux hommes me dévisager, inquiets. Ils sont pourtant installés dans une autre voiture, en sécurité, et je ne peux rien leur faire. Je pourrais tout simplement les ignorer, bien sûr. Mais, pour une raison inconnue, les voir me dévisager me met encore plus en rage. Alors, je les fixe avec les yeux écarquillés de colère et je leur hurle :

— Qu’est-ce qu’il y a, bande de lâches, hypocrites ?! Hein ?! Vous voulez me dénoncer au Parti ?! Et pour quelle raison ?! Traître à la patrie ? « Monsieur l’agent, l’homme dans la voiture criait trop fort, ce n’est pas un bon Compagnon ». Et qu’est-ce que t’en sais si je suis un bon Compagnon, d’abord ? T’es médium ? Nan, t’as juste, juste, JUSTE les foies ! C’est à cause de gens comme vous qu’on est dans la merde, bande de merdeux imbus de leurs petites personnes et dénonciateurs à la con !

Je gueule à m’en déchirer les cordes vocales, postillonnant sur la vitre de ma portière tout en tenant des propos de plus en plus incohérents, mais je m’en fiche royalement. La femme et les deux hommes sursautent en me voyant gesticuler comme un fou dans mon habitacle et détournent vite les yeux. Pauvres types. Que l’on soit un Compagnon ou un sous-citoyen, on a tous peur de se faire casser la gueule par un cinglé, hein ? Ah ça ! Quand les gens restent polis et courtois, on n’hésite pas à leur marcher dessus et à faire de la délation, mais dès qu’ils commencent à s’agiter, tout de suite, on la ferme et on tremble comme des feuilles !

Le feu passe au vert et je démarre en trombe, continuant de pester contre le monde entier. Ils l’ont fait. Ils ont osé le faire. Je n’y crois pas. Comment ai-je pu rester ainsi, les bras ballants, à regarder ces Compagnons battre à mort M… ? Pourquoi ne suis-je pas intervenu ? Est-ce comme ça que se termine ma petite révolte ? Par mon incapacité à défendre une victime d’un système totalitaire que j’exècre ? N’ai-je donc rien n’appris au contact de cette Ruine de Joie que j’ai aidé comme j’ai pu ?

Il semblerait que non. Il semblerait que je n’ai pas changé. Je fais toujours partie de cette majorité silencieuse qui n’ose pas se rebiffer devant le mal. Je reste ce lâche qui n’ose pas intervenir par peur de prendre des coups. Je suis encore l’invisible, le silencieux, l’oublié, le sans nom. Je suis la personne que je déteste le plus à ce moment-là. J’ai envie de me crever les yeux pour ne plus voir ce que j’ai vu ou de m’arracher les entrailles pour ne plus ressentir la haine que j’éprouve envers moi-même et le monde entier.

Je tourne à un croisement en faisant crisser mes pneus sur le bitume, comme l’ont fait ces foutus salauds de la PPI. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, maintenant ? Demain, j’irai au Bureau des Patriotes en ayant toutes les chances d’être envoyé en ZoReP, ou pire, pour le seul crime d’avoir souhaité être humain et charitable rien qu’une seule fois dans ma vie. Alors, je peux bien me permettre de faire un excès de vitesse en ville, non ? J’arrive à un grand carrefour, cyniquement appelé le carrefour de la résistance. Résistance à quoi ? À une monarchie pour une dictature ? Le feu passe au rouge et je m’arrête à nouveau. Des larmes de rage coulent le long de mes joues mais je n’en ai cure. Le monde n’existe plus pour moi, je regarde fixement la route au loin en ignorant ce qui m’entoure.

C’est alors que je le vois. Mon voisin, G…. Il traverse la route de l’autre côté du carrefour. Il porte un sac à la main. Il fait certainement des courses avant de rentrer chez lui. Même si sa jambe est guérie, sa femme boîte toujours, peut-être un peu par paresse, mais comment le prouver ? Alors G… doit continuer de s’occuper de l’intendance de son appartement, tandis que sa femme ne cesse de roder dans le salon à regarder par les fenêtres dans le but mesquin de dénicher le moindre cancan. Elle doit voir tout ce qu’il se passe aux alentours, ne perdant aucune miette des événements du quartier. À tout voir, absolument tout…

Mon cœur se glace pour la dernière fois de la soirée. Je comprends soudainement. L’agent de la PPI qui me dit qu’une Compagnonne a dénoncé M… alors qu’il n’y avait personne dans la rue, le rideau tiré vivement lorsque je fixe les fenêtres de mon immeuble. C’est la femme de G… qui a dénoncé M… au Bureau des patriotes ! Elle a dû voir l’agression ! Et lorsqu’elle a vu que je tournais mon regard dans sa direction ce soir, elle s’est enfuie de la fenêtre par lâcheté ! Mais pourquoi n’ai-je pas été inquiété ? Aurait-elle eu peur de me dénoncer, moi, son voisin ? Ou alors s’est-elle enfuie de la fenêtre devant le crime et n’a pas vu mon implication ? En tous les cas, je suis maintenant sûr de moi, je connais la coupable de la destruction de ma vie.

Je fixe mon voisin traverser la route, ne sachant pas que je l’épie. Mes mains serrent le volant à en faire blanchir mes doigts tandis qu’une horrible question me vient en tête. Et si G… était aussi coupable que sa femme ? A-t-elle tenu sa langue durant tout ce temps en se demandant intérieurement si elle devait nous dénoncer, ou en a-t-elle parlé à son mari ? L’a-t-il convaincu de dénoncer M… au Bureau des patriotes ? Est-ce que je vois mon bourreau traverser la rue ? A-t-il gâché ma vie lui aussi ?

Je prends alors la plus grande décision de toute ma vie. Je passe la première, appuie sur mon embrayage et, avant que le feu ne passe au vert, je démarre en trombe pour foncer droit sur mon voisin. Je ne sais pas s’il est innocent ou non mais je m’en fiche. Après tout, il est indirectement coupable en vivant avec cette mégère qui a ruiné ma vie et tué M… en dénonçant bêtement une personne qu’elle n’aurait jamais dû juger sans connaître. Je fonce avec toute la vitesse possible vers G… qui se retourne vers moi et voit ma voiture qui s’apprête à le renverser. Je vois son visage rempli de terreur et je hurle de rage en appuyant davantage sur mon accélérateur. Je mets tout ce qu’il me reste dans le terrible acte que je me prépare à perpétrer.

Ma voiture percute mon voisin à une vitesse ahurissante. Étrangement, tout semble se passer au ralenti. Je vois le corps déjà sans vie rouler sur mon parebrise si lentement que je distingue chacun de ses mouvements, chaque os brisé, chaque goutte de sang se déverser si lentement sur ma voiture que je pourrais les compter. Mon cerveau est en train de graver dans sa mémoire chaque instant de ce moment délicieux. Car je suis extatique et je continue de hurler de manière hystérique. Je viens de tuer un homme. Ma vie est détruite et j’irai en prison. Mais je sais surtout que j’attaque par cet acte un système destructeur qui doit être combattu. Cet homme que je tue en cet instant ne pourra plus dénoncer qui que ce soit. Suis-je un criminel ou un héros ? Ou simplement un homme dont l’action n’aura aucun impact sur le monde ?

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RienQueJoanne
Posté le 06/09/2024
Je me répète mais j'aime beaucoup cette histoire. Des instants de vie terrible dans une dictature qui en rappelle tant d'autres qu'on connaît au moins de témoignages, se plonger réellement dans les émotions, la violence, la peur... J'ajouterai que je trouve l'expression "Ruine de Joie" extrêmement belle.
Gwonuen
Posté le 07/09/2024
Je suis absolument ravi que cela vous plaise tant ! C'est exactement l'objectif de ce roman, décrire ce que ressentent les personnes prises dans une dictature, de comprendre ce qu'ils vivent au quotidien et les choix terribles qu'ils doivent prendre.
Je suis heureux que l'expression "Ruine de Joie" vous plaise, je la trouve belle et pourtant décrivant unem état si terrible.
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