Quelle connerie, putain quelle connerie ! Oups, Joe lèverait la main et les yeux au ciel s’il m’entendait jurer de la sorte. En parlant de lui, il doit m’attendre depuis plus de deux heures, je lui avais promis que l’on irait dans les champs aujourd’hui. Mais je n’avais pas prévu qu’une proposition diaboliquement séduisante de mon patron vienne bousculer cet après-midi ensoleillé. Je dis séduisante car on connait tous la fin d’un film dont le scénario ressemble à ça « Machine va demander à Machin d’être son faux-copain afin de faire revenir son ex ». Mais je dis diaboliquement car on constate également que pendant la première demi-heure et l’avant dernier quart d’heure dudit film, l’héroïne est malheureuse… Bon, et puisqu’on est dans la comparaison film versus vie réelle, il est temps de faire le point. Voici les probabilités d’une fin heureuse selon les ingrédients dont on dispose (ou pas) :
. les ex-fiancé(e)s prêt(e)s à resurgir : non (enfin j’espère pas !)
. le héros plein aux as : bof, mais aurait pu tomber pire
. la ville pittoresque et ultra romantique à partir de 20h : non
. le héros hyper mystérieux et froid : oui
. l’héroïne top-modèle : heu … non ?
. la sœur et les super copines la noyant sous de bons conseils : malheureusement non et non
. les connaissances communes qui ne doivent pas découvrir le pot aux roses : malheureusement, oui
. le talent caché des protagonistes : non, pas moi en tout cas ! Sauf si … les mensonges, ça compte ?
. l’héroïne au caractère bien trempé : plutôt, oui
. les faux baisers échangés en public : sait-on jamais ?
Jusqu’à là, ça donne un résultat assez mitigé, voire négatif, mais c’est sans compter le dernier élément à prendre en compte dans l’équation. Deux âmes sœurs : oui, oui et oui !!
Il faut que je raconte ça à quelqu’un, que je partage ma théorie, ma joie. Mais à qui ? J’ai justement mis le doigt sur un point sensible : je n’ai pas de « meilleure amie » comme la majorité des filles, ni de frère ou sœur. C’est vraiment malheureux de l’admettre, mais mon seul véritable ami se trouve être mon assistant pâtissier… Et je ne pense pas que Franck serait ravi d’apprendre que j’ébruite la nouvelle au sein même du personnel de son restaurant. Il m’a fait promettre de garder cela secret, et je ne veux pas… Attendez ? Ni de frère ou sœur ? La voilà, la solution : depuis cette invraisemblable conversation téléphonique d’hier soir, J’AI UN FRERE ! Un parfait inconnu fera un excellent confident et Franck ne pourra jamais le savoir. Et puis, le rôle d’un grand frère consiste bien à protéger et conseiller sa petite sœur, non ?
J’attrape mon téléphone et m’apprête à sélectionner le dernier numéro du journal d’appel (« FG <3 », oups faudra que je le renomme) lorsqu’un bruit attire mon attention. Je relève la tête et, pour la première fois depuis mon entretien dans le bureau de Franck, je vois le décor qui m’entoure. Mon petit nuage a brusquement atterri dans le vestiaire du personnel de l’Assiette d’Or. À première vue je suis seule mais le bruit qui m’a tiré de mes rêveries persiste et semble provenir de la salle au rez-de-chaussée. Etrange, le restaurant était désert quand je suis revenue tout à l’heure pour donner ma réponse à Franck. C’est peut-être lui qui m’attend derrière le comptoir, un verre de champagne à la main ? Les battements frénétiques de mon cœur recommencent de plus belle et je ne peux m’empêcher de ricaner (comme une cruche, c’est vrai).
Je reprends mes esprits, finalement je ne suis plus sure d’avoir envie de recroiser mon patron ce soir. Je récupère mes affaires et sors du vestiaire aussi discrètement que possible. Je passe sur la pointe des pieds devant le bureau marqué d’une pancarte « Boss de l’année » et sur l’extrême pointe des pieds pour descendre l’escalier, qui a toujours tendance à grincer au mauvais moment. Puis je fonce sur la « porte de service » qui débouche dans une cour à l’arrière.
C’est là que certains employés garent leur vélo, viennent fumer ou encore se prélasser quand la météo ou l’absence de clientèle le permettent. C’est aussi là malheureusement qu’un chien répondant au doux nom de Choux-Fleur passe le plus clair de son temps. C’est un caniche blanc qui aboie dès que quelqu’un passe à moins de trois mètres de lui (très pratique quand on sait que la cour fait environ 5 mètres sur 5). Son poil lui a valu d’être nommé ainsi par Eric, le chef cuisinier. À vrai dire personne ne sait à qui appartient ce cabot, on le voit en moyenne deux jours et demi sur six.
La cour donnant également sur une copropriété de deux étages, nous soupçonnons que le maitre de cette bestiole s’en débarrasse régulièrement afin ne pas l’entendre japper à longueur de journée. Cela serait tout à son honneur si ce n’était pas nous qui en faisions les frais… Plusieurs d’entre nous ont déjà essayé de démasquer le maître pour lui dire le fond de notre pensée, en vain. Nous appelons ça le « Mystère de Choux-Fleur » : le chien est déjà là quand nous prenons notre service en début de matinée mais quand nous revenons pour le service du soir parfois il n’est plus là et ses excréments ont été ramassés. Et même Franck, qui est généralement le dernier à partir et le premier à revenir, nous garantit qu’il n’a jamais croisé le propriétaire de l’animal. Notre patron n’a d’ailleurs pas l’air d’attacher beaucoup d’importance à ce problème ; il clôt toujours assez rapidement le sujet en disant « tant que ça n’est pas une nuisance pour nos clients… ».
Je ne peux pas dire que l’équipe éprouve beaucoup d’affection pour ce caniche, mais à chaque fois qu’il est là, l’un d’entre nous lui met un bol d’eau : si cela peut limiter ses gémissements …
Avoir une cour commune avec des habitations privées présente néanmoins un avantage de poids : la possibilité de quitter le restaurant sans avoir à repasser par les cuisines et la salle. C’est pratique les jours où l’on veut partir rapidement et discrètement après la fin du service, mais aussi les jours surréalistes où l’on essaye d’échapper à son patron ! Une petite porte en bois jamais fermée donne sur le couloir en rez-de-chaussée de la copropriété ; en le traversant on arrive sur une plus grande porte en fonte qui n’est verrouillée que depuis la rue. Quand j’emprunte ce passage, je croise régulièrement des résidents, toujours polis et souriants ; dire que parmi eux il y a probablement le propriétaire de Choux-Fleur !
J’emprunte donc le « passage secret » en veillant à raser les murs de la cour. Pas de chance, le caniche, vautré là, avertit Franck de mon évasion puérile.
En arrivant chez moi, j’embrasse Joe et m’excuse d’arriver si tard : j’ai été retenue au travail. À son demi-sourire je sais qu’il ne me croit pas.
- Tu sais ma petite Fifi, si c’est à cause d’hier soir …
- Ah mais non, ça n’est pas du tout pour ça ! J’ai vraiment été retenue par Franck, c’est juré. Je suis de nouveau de repos dans trois jours, si ça te va de repousser ? Par contre Joe, je te laisse, j’ai une urgence à régler.
Je l’embrasse de nouveau sur une joue et disparais à l’étage sans lui laisser le temps de répondre. Je ferme ma chambre à double tour ; je sais que je m’apprête à faire une bêtise dont je veux que personne ne soit témoin et ce tour de clé symbolise l’intimité que je recherche.
Le fameux Dorian-Edouard décroche dès la deuxième sonnerie ; je crois que je n’ai jamais entendu quelqu’un dire « oui, allô ? » avec autant d’entrain. Sans me laisser le temps de le saluer, il demande :
- Mathilde, c’est toi ?
- Oui, bonjour Edouard, comment allez v… pardon, comment vas-tu ?
- C’est terrible, soupire-t-il, j’ai cru que tu ne me rappellerais jamais. En fait, jusqu’à … maintenant, j’étais persuadé d’avoir rêvé de notre conversation d’hier. D’ailleurs, tu ne peux même pas imaginer le nombre de fois que j’ai rêvé de cet instant : celui où j’entendrais de nouveau ta voix. C’est (il rit)… franchement c’est génial Maty ! Je vais aller allumer un cierge ce soir.
- Tu es croyant ? je m’étonne, sans vraiment savoir pourquoi. Après tout je le connais pas cet homme, il pourrait bien être une grenouille de bénitier.
- Haha, non, pas plus qu’il y a 11 ans !
Cela fait donc plus d’une décennie que je suis censée ne pas avoir revu mon frère. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’il se soit retrouvé séparé si longtemps de sa famille ? Je me souviens qu’il a mentionné une fugue, hier soir.
- Tu sembles tellement heureux Edouard, cela me fait également plaisir de découvrir que tout ce temps j’avais un frère. Je suis vraiment désolée de ne pas me souvenir de toi…
- … et moi de te savoir amnésique. Mais surtout de ne pas avoir pu te retrouver plus vite, complète-t-il sincèrement désolé. Si je n’étais pas parti de la maison, tu n’aurais peut-être jamais eu cet accident.
- On va rattraper le temps perdu frérot, dis-je sur un ton un peu plus enjoué, histoire de ne pas tomber dans du pathos que je ne saurais maitriser. J’ai beaucoup de choses à te raconter tu sais ? Vu que ton numéro de téléphone commence par « 01 34 » j’imagine que tu dois habiter dans le coin. C’est surement le destin qui a dû nous rassembler, tu ne crois pas ? Personnellement j’habite vers Mantes. On pourrait se voir ?
Mais qu’est-ce qui me prend de dévoiler mon adresse à un inconnu dont le seul but est de me retrouver ? Edouard ne répond pas et je distingue de l’agitation autour de lui. Il n’a peut-être pas entendu ma dernière phrase ; coup de chance !
- Allô ? je demande, au bout d’une dizaine de seconde.
J’entends qu’il chuchote loin du combiné, puis de nouveau de l’agitation autour de lui.
- Oui pardon. Désolé. Je n’habite effectivement pas très loin de Mantes-la-Jolie, dans un petit village. Mais j’ai rarement la possibilité de me rendre en ville. On ne pourrait pas juste… parler par téléphone ? Reprendre contact de cette manière pour le moment ?
Je ferme les yeux, soupire, esquisse un sourire et fais une petite grimace : oui tout cela en même temps. Sauvée !!! Heureusement que mon nouveau frère a plus de bon sens que moi. Comment ai-je pu imaginer un seul instant que je pourrais faire de lui mon confident et le rencontrer ? Même si on s’est perdu de vue depuis 11 ans, au premier coup d’œil il va comprendre que je ne suis qu’un imposteur.
- Très bonne idée pour le téléphone, tu as raison.
- Dis Maty, toi qui parle de destin, tu ne trouves pas que le fait d’avoir composé mon numéro de téléphone est encore plus incroyable que d’habiter dans le même coin ?
- Si tu savais comment je suis tombée sur toi hier et surtout pour quelles raisons j’appelais au départ, le mensonge, la blessure, Franck, j’ai un peu honte, mais finalement je suis très contente d’avoir eu le courage de prendre mon téléphone.
- Stop, attends je ne comprends rien à ton charabia, et si on reprenait cette histoire depuis le début ? propose-t-il. Si je me souviens bien, tu t’es cassée le bras, c’est ça ?
- Non pas cassé, juste blessé, et d’ailleurs ça n’est pas le bras, mais la jambe, tu n’as rien écouté, je lui reproche gentiment.
Il s’esclaffe. Son rire résonne, il est si clair, si naturel.
- Tu m’excuseras. Hier soir 1) j’étais persuadé qu’il s’agissait de la nana de l’agence, 2) il était tard et je dormais à moitié. Et 3) tu as parlé sacrément vite, t’as balancé ton histoire, j’ai chopé au vol quelques infos ! Bref, du coup t’as quoi au bras ? (C’est pas vrai, il le fait exprès là !) Pas le gauche j’espère ?
Note pour moi-même : si un jour je rencontre Edouard, je devrais faire semblant d’être gauchère. Super !
- Non, mais je n’ai rien du tout, je ne suis pas blessée et encore moins au bras ! C’était juste une fausse excuse pour ne pas aller travailler…
- Ah oui, je comprends pourquoi tu dis avoir honte, Maty. Mentir à son employeur pour ne pas venir, je ne te félicite pas.
J’entends qu’il sourit en prononçant cette dernière phrase, et je sens que ce reproche ironique s’adresse autant à moi qu’à lui.
- Non en fait, je ne voulais pas « pas aller travailler », je tente d’expliquer. Je voulais que Franck, qui est mon patron et aussi la personne que j’essayais de joindre hier soir, vienne me chercher chez moi pour m’emmener au boulot. Tu comprends avec une jambe en vrac ce n’est pas facile de conduire et encore moins de marcher …
- Haha, oui je crois que je comprends parfaitement : tu es amoureuse de cet homme ? Franck.
- Dans le mille, je m’exclame. Je vois que tu es toujours aussi perspicace quand il s’agit de percer à jour ta petite sœur…
- Certaines choses ne changeront jamais, sœurette, dit-il, non sans une certaine tristesse dans la voix.
Je me dépêche de recentrer la conversation sur le sujet initial, qui était aussi la raison de mon appel : Franck et notre entrevue de la journée.
- Du coup hier soir j’ai voulu appeler mon patron…
- Ton patron ? À 23h passées ? Sérieusement Maty ?
- Oui, j’ai mis un peu de temps à trouver un motif valable pour l’appeler. Tu sais, ça fait plus de deux ans que je travaille avec lui et…
- Tu as mis deux ans et une longue soirée à trouver le motif super-génial du bras cassé ?
- Mais arrête de me couper toutes les cinq secondes c’est pénible, je râle gentiment. Je ne suis pas près de pouvoir te raconter toute l’histoire à ce rythme-là.
- Pardon, vas-y, je t’écoute. Attends, laisse-moi m’assoir, j’ai bien l’impression que ça va être long.
Effectivement.
Je lui raconte mon amour pour Franck de A à Z. De la genèse (l’entretien d’embauche) à la convocation de cet après-midi. Je suis obligée de faire plusieurs pauses dans mon histoire tant mes tentatives maladroites de drague, qui sont bien souvent passées inaperçues et heureusement, le font rire. Il trouve incroyable qu’un patron de restaurant n’ait jamais voulu communiquer son numéro de téléphone privé à ses employés les plus proches.
Lorsqu’une heure plus tard je raccroche, je constate qu’Edouard ne m’a pas parlé une seule fois de sa vie privée. Surement la prochaine fois ?
Mon subconscient ne m’a même pas consulté avant de réfléchir : pour lui, il y aura forcément une « prochaine fois ».
X X X
Il est tard.
Les aboiements de Choux-Fleur indiquent à Franck que Fifi quitte le restaurant par la petite porte. Quel chien fidèle. Et quelle employée trouillarde ! Ces deux réflexions l’amusent. Il rit, seul dans son grand bureau. Depuis que sa chef pâtissière a accepté son offre, l’humeur de Franck s’est considérablement améliorée : il est prêt à en découdre une bonne fois pour toute avec son entremetteuse de mère.
Comme à son habitude, Franck fait le tour du restaurant. Il éteint au passage une lumière qui a été oubliée et se dirige vers la cour arrière. Quand le caniche le voit, il se met à sauter sur place, la queue frétillante. Franck fixe le chien, ouvre grand les yeux et fronce les sourcils : instantanément le chien se calme et gambade comme s’il était seul.
- C’est bien Chantilly. Allez viens, on rentre à la maison.
J’ai aussi beaucoup ri avec le coup du caniche. On dirait que Franck aime bien cacher des choses, peut-être un peu trop…?
J’aime bien la façon dont tu instilles des petits détails qui font dire au lecteur « euh… c’est pas très clair, ça » (pendant la conversation entre Fifi et son « frère ») Du coup, je me demande plusieurs choses : y-a-t-il une sorte de conspiration? Mais contre qui? Franck ou Fifi elle-même? Et dans ce dernier cas, est-ce que Joachim est dans le coup, puisque c’est lui qui lui a donné le numéro?
Je trouve que Franck et Edouard ne sont pas aussi sympas que ça, faut que Fifi fasse gaffe.
Frank a un chien espion (bon ça, c’est marrant).
Et le frère est trop bizarre : il est super content d’avoir une sœur, l’appelle tout de suite « Maty », mais ne veut pas la rencontrer…
Hum, hum. -_-
Oui... le frère cache surement "quelques" secrets ! :p A suivre...
Par exemple, Joachim est plus sympathique/vivant : il est rigolo, il aide Fifi lorsqu'il lui donne le numéro, il a la pêche on dirait...
Ensuite, ce n’est que ma manière d’interpréter les choses et on en est qu’au début. :-)
La liste des ingrédients film versus réalité m'a bien fait rire !
Ceci dit, là, elle se laisse moins guider par son coeur de midinette que par ses regrets et frustrations d'enfant, cette fois-ci. Il semble que ce frère prodigue tombe à point nommé ! Par contre, c'est quoi ces murmures quand elle parle de le rencontrer ? Est-ce que c'est un coup monté ?
J'avais deviné avant la fin que Choux-fleur/Chantilly appartenait à Franck : quand tu dis qu'il évite le sujet.
Je savoure les rebondissements en tant que lectrice, mais je note aussi, en tant que commentatrice, que la construction de ton intrigue est bien plus élaborée que je ne l'avais d'abord remarqué : on comprend le pourquoi de certains éléments que tu as habilement placée en amont (comme ce regret de l'absence de frère ou de sœur) et on commence aussi à se douter que le hasard n'est sûrement pas pour grand chose dans cette histoire de retrouvailles avec le fameux Edouard.
Bref, à ce stade, je me demande où tu nous entraînes, tout en me doutant que tu prépares beauuuuucoup de rebondissements dans tous les sens !
C'est toujours très agréable à lire, en tout cas. Merci pour ces moments de lecture sympas et légers ! (Légers ne voulant pas dire que tout n'est pas calculé au millimètre !)
A+
Jusqu'à maintenant, j'avais environ 10 chapitres en stock sur Word, et parfois il m'arrivait de rajouter des petits indices dans les chapitres précédents, mais maintenant qu'ils sont publiés ici... plus possible, je vais devoir tout bien anticiper ! :p
Contente que ça te plaise, rassure toi tu n'es pas au bout de tes peines !