Le labyrinthe de couloirs et d’escaliers qui reliaient entre elles les différentes parties du Château aurait égaré Dédale en personne, s’il n’avait existé les Cercles de Transport. Conçus par les Elfes, ils concentraient une grande intensité de magie. Pourtant, leur aspect n’en révélait rien : tracés à même le sol, ils évoquaient une marelle arrondie. Seul le halo verdâtre qui les enveloppait jour et nuit marquait avec précision leur emplacement. Il suffisait d’y pénétrer, de songer à sa destination et l’on s’évaporait pour réapparaître ailleurs, dans un Cercle identique.
Depuis son retour, Keina avait constaté que le départ et l’arrivée occasionnaient parfois de fortes bousculades. Eux aussi, à l’instar du métropolitain, affichaient des heures de grande influence. Il se pouvait même que la disparition se prolonge lorsque trop de monde se matérialisait, ce qui avait le don de l’inquiéter. Mais jusqu’à présent, les Cercles de Transport n’avaient avalé personne.
Malgré les inconvénients, Keina estimait ce nouveau moyen de locomotion pratique et agréable. Quelques secondes auparavant, elle avait quitté une salle d’étude dans les entrailles du Château, et déjà elle se trouvait à la hauteur de la résidence de Luni, à l’ouest de l’Aile Blanche.
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’énigmatique apparition. La silfine passait de longues heures à la bibliothèque afin de retrouver le livre. Les ouvrages qu’elle avait compulsés lui en apprirent beaucoup sur l’histoire du Royaume, depuis les arcanes de sa création par les Elfes jusqu’à l’établissement des hommes en son sein et la naissance de la race des Silfes, mais bien peu sur les récents événements qui avaient secoué cette institution pourtant en place depuis de nombreuses ères.
Elle n’avait pas revu Dora, et évitait autant que possible la compagnie de ses semblables dont la froideur à son égard l’insupportait plus que jamais. Elle se contentait de la présence enjouée de Lynn, qui après s’être excusée de son étrange comportement dans la buanderie avait balayé l’incident à la vitesse d’un battement de cil. C’était peut-être mieux ainsi.
Keina sortit du fortin qui abritait le Cercle et porta une main sur son visage, éblouie par la luminosité de l’extérieur. Elle se trouvait au centre d’une petite place bordée de sycomores qui embaumaient les alentours. Les toits garnis de tuiles rouges lui rappelèrent l’un de ces villages champêtres du Piémont, où elle avait suivi la famille Richardson deux ans plus tôt.
Le pépiement des oiseaux la submergea d’allégresse, et l’espace d’un instant, elle oublia ce qui l’avait conduite ici. Le Royaume lui parut doux et reposant, comme si la guerre n’avait jamais eu lieu. Comme si les doutes n’y avaient pas leur place.
Elle soupira. Deux créatures – un géant à l’allure débonnaire et une petite fée volante – traversèrent l’esplanade en conversant vivement et la ramenèrent à ses préoccupations. Le logis dont Luni occupait le rez-de-chaussée se situait à l’angle de la rue, au bord de la colline.
Elle sonna ; l’Alf qui lui ouvrit ne faisait pas plus de quatre pieds de haut – une poignée spéciale avait été ajoutée à son intention, au bas de la porte – et suintait l’indifférence, malgré la somptueuse livrée de majordome, ajustée à sa courte taille, dont il était affublé.
— Ouaich ? Ch’est pourquoi ? mâchonna-t-il, une chique entre les dents, en levant un œil globulaire, tandis que l’autre considérait les bottines de la silfine.
Keina se pinça les lèvres. Une folle envie de rire grimpa à l’assaut de sa gorge, et elle s’efforça de la réprimer.
— Je souhaiterai m’entretenir avec Sieur Luni. Votre Maître. Le propriétaire de cette maison, ajouta-t-elle avec insistance, tandis que le gnome restait coi.
— J’avez rendez-vous ?
— Je n’en suis pas sûre. Allez m’annoncer, il me connaît.
Le majordome cracha sa chique à quelques pouces seulement des souliers de Keina. Elle esquissa une grimace de dégoût.
— J’avez qu’à v’j’annoncher vous-même, chans blague. Bon, entrez.
Il la laissa s’introduire dans l’antichambre et s’en retourna en marmottant. La jeune silfine le regarda s’éloigner, encore surprise par l’apparence cocasse de l’être magique.
Tandis qu’elle ôtait son chapeau, elle entendit l’éclat étouffé d’une discussion dans la pièce adjacente. La première voix, calme et posée, effaçait les doutes sur son propriétaire. L’autre, rauque et cassante, vibrait de colère. Erich.
Keina se rapprocha doucement de la porte et y apposa une oreille.
— Comment peux-tu admettre sa présence ici, Luni ? Magie toute puissante ! Sais-tu ce qu’il risque de se produire, si…
— Il ne se passera rien, Erich. Tout ceci n’est qu’une légende, un ramassis de racontars colportés par les Alfs et les anciens partisans d’Alderick.
Soupir. Gêne, à peine voilée.
— Bien sûr. Bien sûr. Il n’empêche…
— Nephir n’est plus une menace. La Briseuse n’existe pas encore, et peut-être ne se manifestera-t-elle jamais ! Que crains-tu exactement ? La petite Keina (La silfine serra les poings.) n’a rien à voir avec tout cela, tu le sais aussi bien que moi. Elle n’est pas dangereuse, ni pour toi, ni pour le Royaume. Et je ne te laisserai pas toucher un seul cheveu de sa tête. Tant que je serai là, je la protégerai des gens comme toi, Erich. Je l’ai promis.
Grognement, bourru.
— Je ferais mieux de m’en aller. Je tiens à finir mon rapport avant l’Arrivée. (Silence.) Je sais que tu étais très attaché à sa mère, Luni. Mais tu devrais rester vigilant. Tes sentiments te trahissent. N’oublie pas ton devoir envers le Royaume, c’est le seul conseil que j’ai à te donner. Fais-en ce que tu veux.
Keina s’éloigna de la porte. Celle-ci s’ouvrit à la volée et révéla la silhouette athlétique d’Erich, enveloppée dans une redingote à la coupe austère. Il posa un regard dédaigneux sur la silfine qui s’était réfugiée dans un angle. Droite dans son tailleur de cachemire, elle le soutint avec effronterie, bien décidée à ne pas se laisser démonter. Quoi que vous pensiez de moi, Erich, je saurai vous prouver le contraire, lancèrent ses yeux noisette tandis qu’elle s’avançait. Le silfe se détourna.
— Et il faudra que tu songes à te défaire de ton domestique, dit-il en jetant un dernier coup d’œil à travers le chambranle. Son comportement est absolument inqualifiable.
— Moi je le trouve amusant, déclara Keina avec un soupçon d’audace.
Elle passa devant Erich en l’ignorant avec superbe et entra dans la pièce, ses bottines claquant sur le carrelage. Un sourire se dessina sur les lèvres de Luni, installé derrière un large bureau ouvragé.
— Te voilà, Keina ! Je suis bien heureux que tu aies reçu mon message, dit-il tandis que les pas d’Erich s’éloignaient. Ainsi, tu as fait la connaissance de Karol, mon majordome ?
— Que me voulais-tu ? Pourquoi m’avoir appelée ? rétorqua-t-elle un peu trop sèchement à son goût – le qualificatif de « petite » toujours coincé en travers de sa gorge.
D’une main, Luni se massa le cou, l’air chagriné.
— J’aurais aimé te proposer… Mais où ai-je encore mis mon plume ? s’exclama-t-il, le regard posé sur le capharnaüm qui jonchait son bureau.
La silfine désigna une pointe qui dépassait d’un amas de Punch Magazine aux couvertures bariolées. Il la remercia d’un rictus. Elle leva les yeux au plafond, dans une attitude qui se voulait exaspérée et qu’elle s’efforça de conserver. Un demi-sourire amusé étira cependant ses lèvres pincées.
— Eh bien ? finit-elle par demander pour briser le silence qui se prolongeait.
— Demain soir débutera l’Arrivée. J’ai songé qu’on pourrait les accueillir ensemble, avec Lynn, comme autrefois. Tu te souviens ?
En quelques mots, le mur d’amertume que s’était forgé Keina s’effondra. Une petite voix à l’intérieur de son cerveau cracha une insulte, écœurée de s’être laissée surprendre. Elle décida de l’ignorer.
— Je me rappelle, je crois ! Tout ce monde sur les routes du Royaume, les retrouvailles… Comme tout semblait plus grand, alors ! Nous allions sur les remparts qui surplombaient la porte de l’Aile Blanche, n’est-ce pas ? Pour observer le retour de la Reine Blanche. Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige. J’aimerais revivre ces instants !
— Excellent ! déclara-t-il avec une chaleur qui la surprit.
Vraiment, elle n’arrivait pas à cerner Luni. Parfois lointain, à des lieues d’elle, parfois si proche qu’elle retrouvait en lui le presque grand frère, le confident de naguère. Armée d’un sourire peu convainquant, elle ravala ses doutes et, ne sachant qu’ajouter, pivota les talons. Alors qu’elle allait passer la porte, il la rappela.
— Keina ! Écoute, je souhaiterais réellement t’en révéler plus, crois-moi, dit-il comme s’il avait lu dans ses pensées. Mais j’ai fait une promesse, jadis.
Une seconde, Keina ferma les yeux. Elle les rouvrit, résignée.
— Une promesse à ma mère, c’est ça ?
Luni hésita quelques secondes avant d’acquiescer lentement.
— Tes parents m’ont demandé de veiller sur toi, Keina. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour…
— Oh, bien sûr, le coupa-t-elle. Je comprends.
Il s’agissait d’un mensonge. Le cœur gros, incapable d’ajouter un mot, elle s’enfuit de la maison, ses jupes voletant derrière elle.
Près d’un mile plus loin, Keina ralentit l’allure, perdue au milieu des bâtisses de vieilles pierres. Elle avait marché au gré des rues, l’esprit embourbé dans de nombreuses pensées. Il la prenait pour une enfant, une gamine que l’on devait pouponner. À chaque fois qu’elle croyait se rapprocher de lui, il s’écartait davantage, et leur différence d’âge creusait un gouffre entre eux. Aussi, quel besoin avait-elle eu de s’enthousiasmer comme une jeune écervelée à la mention de l’Arrivée ? Elle secoua la tête.
Accrochées au Château, les maisons se confondaient avec celui-ci dans un enchevêtrement de venelles, de portes et de remparts, si bien que lorsqu’elle fit halte, elle se trouva incapable de se repérer. L’ombre des façades camouflait le soleil et tapissait l’air d’une fraîche humidité. La ruelle dans laquelle elle s’était engagée s’achevait en impasse ; un muret couvert d’une odorante vigne délimitait son extrémité. Au-delà, les bordures de la montagne, puis le vide de la Falaise Infinie. Elle était arrivée au bout du monde.
Une étrange solitude enrobait l’endroit, comme si personne n’avait foulé ces pavés depuis plusieurs siècles. Cela lui rappelait bizarrement l’histoire préférée de Martha, Alice au Pays des Merveilles. Elle n’eût pas été surprise d’apercevoir le lapin blanc, pressé de rejoindre son mystérieux rendez-vous.
Keina s’approcha du muret et s’inclina par-dessus la vigne. Juste en dessous, un escalier aux marches dévorées par les herbes folles dégringolait le long de la paroi, marquait une pause devant la porte d’une tourelle avant de se perdre dans le vide. Une fois de plus, le vertige la saisit et sa poitrine se souleva, oppressée par le corset qui la tenait prisonnière.
Elle recula, tremblante. La voix dans son dos, joyeuse et sautillante, la fit tressaillir.
— Jag ska sjunga en liten stump, om den lilla katten…
C’était un chant léger, l’une de ces comptines d’enfant qui met du baume au cœur lorsque celui-ci, devenu adulte, l’entend à nouveau, par inadvertance, frappé par le sentiment de douce nostalgie qui monte en lui. Une vague de glace parcourut le corps de Keina. Est-ce que les fantômes ? Elle se retourna, déterminée. Non, les fantômes n’existaient pas. Elle était une jeune (silfine silfine silfine) fille rationnelle. Et ce n’était pas une voix sortie de nulle part qui allait la déstabiliser.
— Han skulle spring efter sin svans, men han fick inte fatt'en !
L’enfantin babil appartenait à une femme entre deux âges, dont les mèches blondes cascadaient sur les épaules. Pieds nus, vêtue d’une longue tunique blanche, elle dansait au milieu de l’impasse, un livre entre les mains. Sa chevelure dorée se balançait au rythme de ses entrechats. Une douce folie se lovait dans ses yeux bleus.
— Katten sprang, och svansen slang, katten sprang, och svansen slang.
Keina s’approcha d’elle à pas discrets. Absorbée par sa chanson, la blonde madone l’ignora. L’ouvrage qu’elle tenait intriguait la silfine. Était-ce ? Elle toussota. La femme se tut et tourna son regard vers elle. Keina crut y percevoir une vertigineuse désespérance qui lui noua les entrailles. Elle déglutit.
— Vem kallar mig ? Vadvill ni ?
— Je… Veuillez m’excuser, je ne parle pas votre langue.
— Vet du var Esteban finns ? Jag har älskat honom så mycket, ja, så mycket.
Elle partit d’un léger rire, puis la mélancolie obscurcit à nouveau son visage.
— L’ouvrage que vous tenez entre vos mains, chuchota Keina, pourriez-vous me le montrer ?
La femme parut comprendre et lui tendit le volume.
— Javisst ! Alderick har anförtrott den åt mig så att jag ger den tillbaka åt dig, Keina. Kära, mycket kära Nana.
La silfine sursauta. Cette aimable folle avait prononcé son prénom. Comment savait-elle ? La question traversa son esprit, mais Keina la balaya bien vite, obnubilée par le livre que lui présentait son interlocutrice. Fébrile, elle s’en empara.
Au premier contact, la déception l’envahit. Il ne s’agissait pas du manuscrit de la bibliothèque. Sur la couverture, une étiquette jaunâtre arborait un nom : Alderick. Le cœur de Keina entama une gigue. Elle feuilleta l’ouvrage. L’encre du silfe noircissait les pages intérieures ; certaines s’agrémentaient de schémas tracés à la va-vite. Un rire nerveux s’échappa de son gosier. Elle porta une main à son visage. La guerre… c’est toute la guerre qui est étalée là, devant mes yeux. Décrite point par point, événement par événement. Je n’ose y croire.
— Merci, merci beaucoup, commença-t-elle en relevant la tête, à l’adresse de la mystérieuse blonde. Comment ?
Elle s’interrompit. L’autre s’était enfuie dans l’air chaud de l’été.