L'heure de la deuxième séance de mise à l'essai pour Bellona approchait. L'Incube avait fait une apparition tardive à l'église de St Angela une petite demi-heure auparavant, le poignet rouge d'avoir brûlé au contact de son bracelet. Selena, l'assistante, lui avait immédiatement fait signe de rejoindre la cabine de contrôle aménagée au balcon, près de l'orgue. C'était là-bas qu'on lui donnerait sa seringue et ses dernières… instructions.
Puis Selena était restée pour orchestrer les opérations avant le début de la nuit proprement dite. C'était derrière l'autel, séparée du reste de l'église par un drap suspendu depuis le balcon et tombant au ras du sol, que se trouvait le coin d'expérimentation dédiée aux nuits d'essai de tous les cobayes de Memoria. Des appareils noirs de la taille d'une orange remontaient les pans de tissu ou bien en redescendaient périodiquement, projetant une lumière à mi-chemin entre le jaune et le bleu, dont les rayons scannaient chaque parcelle. Selena les observait avec agacement ; ces petits trucs ne servaient qu’à entraver le travail du personnel. Mais, bien sûr, on ne pouvait rien dire. Les lubies créatrices de Nicholas Mathel, fils de Judith, ne souffriraient aucune répression. Selena n’avait jamais rencontré ce gosse. Judith semblait le garder jalousement pour elle, n’en parlait pas souvent ; mais quand elle le faisait, c’était avec une étrange lueur dans le regard.
Le docteur Ayn observait lui aussi le ballet des robots d'un œil scrutateur, un peu plus loin. L’expression de son visage était indescriptible.
— Ce sera prêt dans quelques secondes, dit-il finalement.
Il fourra une main dans la poche de sa blouse et la resserra autour de son gros ventre. Selena le vit se gratter le crâne et se demanda ce que cela voulait dire. Arthur Ayn avait la particularité de se décliner en petits gestes reconnaissables et identifiables, des manies que l'on pouvait classer selon différentes catégories et situations qui débouchaient immanquablement sur une révélation, une signification plus profonde et loin de revêtir un caractère personnel et privé, comme on aurait pu s'y attendre. Ayn n'existait jamais par lui-même. Ni pour lui-même. Sa personnalité et ses petites névroses se trouvaient contaminées par la contrariété, la peur, le chagrin, l'énervement ; tout trouvait écho chez lui, et absolument tout se rapportait, de près ou de plus loin, à Memoria et à ses petits tracas.
Ainsi, le fait de se gratter le crâne pouvait en dire long sur l'état de santé de l'entreprise et les espoirs qu'elle pouvait se permettre, ou non, de nourrir pour le futur.
— Où est Judith ?
— Elle est déjà au balcon avec Incubus, répondit Selena avec sérieux. Ils seront bientôt prêts à lancer le deuxième essai.
Bellona avait mal réagi à la première mise à l’essai. Cela arrivait parfois. Si la maîtrise de Memoria dans son art s’était considérablement améliorée ces dernières années, à force d’entraînement et d’acquisition des techniques nécessaires, chaque sujet était différent. Celle-là était du genre féroce. Même Incubus avait eu du mal à la maîtriser au moment de son réveil.
— Vous restez ici pour veiller à ce que Bellona soit bien installée, dit brusquement Ayn en s'éloignant. Je rejoins ma collègue.
— Très bien.
Un grésillement couvrit partiellement la réponse de Selena et lui fit baisser la tête. Les robots, maintenant montés sur deux rangées de trois pattes plantées de chaque côté, émergeaient de derrière le drap à la file indienne. De minuscules bestioles rangées les unes derrière les autres, sans écart. Une file parfaite et cadencée. Elle les voyait osciller de gauche à droite comme des bateaux ballottés par les vagues. Elle s'écarta un peu pour les laisser passer et songea qu'on les retrouverait sous un banc de prière, quelque part tassés dans un coin de l'église ou, au contraire, déambulant dans la nef et tourbillonnant sur eux-mêmes comme des objets fous ou déréglés. Il arrivait régulièrement que les petites choses n'en fassent qu'à leur tête. Elle avait même dû intervenir, une fois, lors de ce qu'il lui avait semblé être un combat à mort entre deux machines. Un spectacle ridicule. Deux oranges noires qui se jetaient l'une contre l'autre pendant que les autres faisaient la toupie autour d'elles et dansaient la sarabande.
En trois mots, de sales bêtes. Nicholas devait avoir une belle araignée au plafond. Mais quand on était fils de la patronne…
Elle se retourna. Quelque chose l'avait appelée. Silencieusement, mais aussi sûrement que si l’on avait crié son nom à travers l'église.
L'Incube était redescendu du balcon et la fixait. Elle fit un vague signe de la main, plus pour dissiper le trouble en elle que pour le saluer. Il ne répondit pas. Le bout de ses doigts nus était recouvert d'un bandage pharmaceutique. Il avait troqué son long manteau contre un pull plus moulant, noir, et dont le col roulé lui mangeait le cou.
L'attente en compagnie de l'Incube la mettait très mal à l'aise. Au début, elle avait essayé d'engager la conversation, ou bien de s'inquiéter de ces petites blessures qu'il avait aux mains. Elle avait feint de s'intéresser à la seringue qu'il serrait contre ses paumes à s'en faire blanchir les jointures – sans succès. Jamais, jamais il n'avait desserré les lèvres. Ce qui se rapprochait le plus d'une réponse chez lui était un grondement guttural, des borborygmes qui empourpraient ses joues et semblaient dresser ses maigres cheveux sur sa nuque et son crâne. Dans ces moments il agitait les mains de manière incontrôlée, sans lâcher prise sur la seringue mais suffisamment pour que la chose en devienne inquiétante. Depuis le jour où il avait eu avec elle ce drôle de comportement, Selena préférait se taire en sa présence.
De toute manière, il ne servait à rien. Les missions qui lui étaient confiées auraient très bien pu être prises en charge par quelqu’un d’autre. Qu’on le garde en place dans l’entreprise tenait à la fois du mystère et du miracle.
Un homme amena Bellona allongée sur une table à roulettes. Elle ressemblait à un cadavre de limace déshydratée, enveloppée dans un cocon brun. C'était de cette manière que l'on conservait les cobayes, plongés dans un sommeil artificiel – sans rêves cette fois – et emmaillotés dans cette matière suffisamment résistante qui leur permettait de garder une chaleur corporelle relative et de rester en vie. L'homme enleva le demi-masque qui lui couvrait le menton et dégaina sa machette filiforme, dont la tranche s'irisait de reflets verdâtres. Il pratiqua une encoche nette dans le cocon et le trancha proprement sur la longueur, avant de raccrocher l'arme dans son dos et de glisser ses mains sous les épaules du corps flasque, l'extirpant de sa prison pour la hisser sur le brancard.
— Merci, dit machinalement Selena.
L'homme renifla d'un air dédaigneux et repartit sans un mot. Selena passa derrière la tenture, armée d'un ensemble de tubes qu'elle devait maintenant passer autour du corps pour le maintenir docile en cas de réveil. Elle s'arrêta pour observer le visage de sa victime. Blême et recouvert d'une fine pellicule d'humidité, un liquide perlé qui rendait son teint plus gris encore et faisait ressortir les croissants des paupières comme deux lunes mauves. Des veines apparentes barraient les tempes et le cou. De longs cheveux bruns parsemés d'une mèche roux faiblissant se déployaient sur le coussin improvisé.
— Tout est en ordre ? retentit la voix grave d'Arthur Ayn, qui s'impatientait dans son petit micro depuis le balcon.
Selena secoua la tête et finit de ligoter correctement Bellona.
:::
La porte coulissante du hangar se refermait sur eux dans un bruit d'abattoir, engloutissant la lueur matinale. Les contours de l'encadrement vomissaient encore de minces faisceaux de grisaille ; ils venaient peindre des traits sur leurs visages.
Leur bouche disloquée pendait vers le vide. La sueur leur coulait dans les yeux.
Leur respiration saccadée bouffait le silence.
Bouffait le silence.
Bouffait...
Je m'éloignai derrière le conteneur rouillé. Il me protégeait de sa surface de tôle et me soustrayait aux regards, je ne les voyais plus et eux ne pouvaient me voir.
Quelqu'un faisait nager la poussière paresseusement dans l'air confiné, je la voyais se propager en nuages jusqu'à mes pieds – je reculai encore.
Quelqu'un s'avançait parmi les sautes frêles et brûlantes de fièvre.
Qui ?
— Ma spécialité, à moi, c'est de couper les pieds, retentit une voix entre deux tons.
Je sursautai. Personne ne répondit mais les respirations se firent plus profondes et pressantes. Plus douloureuses à écouter. Dévorée par un mélange de curiosité et d'horreur, je dus me pencher au coin du conteneur pour observer l'homme qui avait ainsi parlé.
Petit. Cheveux bruns mi-longs, avec une traînée rousse sur le côté. Lunettes de soleil perdues dans les mèches. T-shirt gris sous une veste en cuir serrée et une longue barre de fer, posée contre l'épaule droite. Le manche d'un couteau de cuisine dépassant de la poche gauche du pantalon.
Il relevait le menton comme pour mettre ses victimes au défi. Il se mit à donner des coups du plat de la main sur la barre cylindrique, feignant l'indécision.
— Alors, surtout, ne vous gênez pas pour hésiter.
Un sourire joueur contamina ses lèvres. Le souffle court, je me plaquai à nouveau contre la surface de tôle, priant pour qu'il ne me remarque pas. Le tintement grave de la barre m'assaillait les tympans. je les entendais respirer. Haleter. J'étais raide ; je ne pouvais plus bouger.
Un soupir.
Une chute.
Le bruit d'un couteau dégainé.
Les lèvres pincées, sentant peu à peu le goût de mon propre sang se déverser sur la pointe de ma langue, j'entendais le concert de cris désespérés qui commençait. Des supplications. Des gens qui pleuraient et venaient se cogner contre mon abri. Chaque vacillement me faisait reculer, reculer encore pour ne pas me trahir.
Mon cœur battait jusqu'au fond de mes talons, vissés à la poussière et au béton.
Un hurlement d'animal mortellement blessé.
Il faut... il faut...
Il fallait faire l'effort surhumain de reculer encore, vite, pour ne plus entendre, ne pas tomber dans l'horreur que le destin avait réservé à tous ces gens.
Non... pas moi. Non.
Avec un pincement à l'estomac je reculai, reculai. Reculai.
Et puis... un bras se plaqua en travers de mon dos. Je me retournai sur l'éclat meurtrier d'un verre de lunettes, fumé, coloré d'une mèche brune. Je hurlai de terreur.
Il faut...
J'avais une grosse pierre dans la main.
Tombée du ciel.
Il faut frapper.
Je la fracassai sur le côté de son crâne. Un geyser de sang épais m'éclaboussa la joue ; tout s'éteignit dans un bruit sourd et mat.
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— Négatif, négatif, négatif, s'épuisait inutilement Arthur Ayn en sirotant son thé.
Selena et lui étaient assis devant l'autel à contempler la tenture rejetée sur la niche de briques, avec son brancard vide. Bellona avait rêvé quatre fois cette nuit, mais elle n'avait pas rêvé correctement. Elle n'avait pas vu ce que le client qui avait fait appel à Memoria en premier lieu - leur avait demandé d'incruster dans son crâne. Car ce rêve, une fois qu'elle l'aurait suivi correctement, se muerait en un pan de mémoire. Un souvenir tenace et farouchement ancré en elle, avec lequel elle serait relâchée dans le monde réel, à jamais transformée et alourdie par le fardeau que Memoria lui aurait laissé en guise de cadeau d'adieu.
Le client – l’Armée, en fait, avait été très généreuse en paiement, mais également très claire. Elle ne leur laissait qu'un très court délai pour façonner Bellona et pour visser ce nouveau boulon irrémédiable dans son crâne.
Selena but une gorgée de thé.
— Je n’arrive pas à lui faire suivre le schéma mis au point, soufflait Ayn de sa voix de baryton. Je n'arrive pas à lui faire suivre la trame... pourtant...
— Je suis certaine que le vent tournera, docteur. Elle a la tête dure, voilà tout. Vous jouez de malchance avec elle.
Elle le revit se gratter le crâne et posa sa tasse sur le prie-Dieu repoussé contre le mur, près du banc où ils étaient assis.
— Docteur... quelque chose ne va pas ?
— Le client a repris contact avec nous.
— Oh... je vois. Que fait-il du délai ? L'a t-il encore raccourci ?
— Pas encore, ajouta-t-il avec un sourire triste. En revanche, il nous passe commande pour une vingtaine de nouvelles expériences, ce qui nous obligera à mobiliser les Chasseurs en grand nombre pour ne pas le décevoir.
— Une vingtaine ? C’est étrange. Pourquoi lui en faut-il autant, tout à coup ?
Ayn haussa les épaules.
— On ne discute pas les exigences des clients, vous le savez comme moi.
— En effet, soupira-t-elle. En effet.
Selena et Judith arrivent dans l’histoire sans présentation, sans description, comme si le lecteur était déjà censé les connaître. Je trouve que ça donne un peu l’impression d’avoir loupé un épisode.
Il semble que le sort réservé à Bellona soit bien pire que ce que j’avais imaginé.
Si c’est l’armée qui veut modifier quelque chose en elle, c’est sûrement pour en faire un soldat, voire une arme…<br /> Et on dirait que son comportement dans ses cauchemars est une manière de lutter contre le souvenir, l’intention, l’instinct (?) qu’on tente de lui implanter.
Coquilles et remarques :
séparée du reste de l'église par un drap suspendu [C’est le coin qui est séparé, non?]
les espoirs qu'elle pouvait se permettre, ou non, de nourrir pour le futur [l’avenir plutôt que le futur ; voir ici : http://academie-francaise.fr/futur-pour-avenir ]
m'assaillait les tympans. je les entendais respirer. [Je (majuscule)]
<br />
— Tout est en ordre ? retentit la voix grave d'Arthur Ayn, qui s'impatientait dans son petit micro depuis le balcon.<br /> [Cette incise me semble dérangeante, sans doute parce que le verbe « retentir » indique un effet sonore et n’exprime ni le fait de parler, ni la manière. Je trouve qu’il faudrait changer le verbe (p. ex. « fit la voix ») ou modifier la phrase et renoncer à en faire une incise.]
C'est vrai qu'elles ne sont pas introduites, mais j'avais l'impression que les autres personnages non plus ^^ sauf ceux qui ne sont pas focaux, du genre Duke. Mais je comprends que ça puisse perturber un peu ^^
Tu as de bonnes idées concernant Bellona et ce que veut en faire l'armée ^^ en tout cas c'est pas anodin ce qu'ils lui veulent ! Et c'est un peu ça, elle lutte contre ce qu'ils veulent lui mettre dans la tête, tu as toutaffé raison. Merci de ton commentaire en tout cas !
J'aime bien coment c'est écrit, c'est très vite prenant et j'ai envie d'en savoir plus. Incubus me questionne, tu le décris comm eune ombre mixée avec une araignée mais c'est un homme? je veux compreeennndrreee. C'est un très chouette univers en tout cas!
vivement la suite :)
C'est vrai que j'avais suspendu la publication pour avoir le temps de finir l'écriture tranquillement, du coup ça fait un bail que l'histoire n'a pas été mise à jour ^^' en vrai, comme j'ai fini l'écriture je vais sans doute me remettre à la publication :)
Incubus est un homme oui. Il n'a pas vraiment une ombre d'araignée, il a simplement des gestes et une dégaine un peu arachnéens.
Merci beaucoup pour ton passage :D