Le jour ne se lèverait pas avant plusieurs heures mais le bâtiment du Département d'Assainissement civil et judiciaire, situé sur Beacon Hill, à Boston, était sur le point de se réveiller.
Quelques numéros et une reconnaissance vocale plus tard, le boîtier de code à la porte d'entrée émit une lumière bleue et débloqua le sas avant de le laisser passer. Il gravit les escaliers sans même actionner la minuterie et prit la direction du troisième étage. Dans le quartier, la plupart des bâtiments était constitué de deux étages ; celui-ci les dépassait d’une tête.
Ezekiel était déjà venu une fois. Au vu de ses nouvelles fonctions et de la collaboration entre le Département et les New Lights, on lui avait accordé un accès illimité à la structure, même si cela avait froncé bien des sourcils. Il avait rendez-vous le lendemain à huit heures avec la chef du service ; il souffrait d’insomnie ; il voulait profiter de ce qui lui était dû, rabattre le caquet des mécontents et montrer que le Département était sa maison tout autant que celle des employés qui y travaillaient.
Il n’eut pas peur de débarquer à cette heure indue dans la salle de réunion du dernier étage.
Ce ne fut d'abord qu'un éclat nacré dans le noir.
Ezekiel referma la porte derrière lui, tâtonna un instant du pouce sur le côté et pressa l'interrupteur. Les néons bourdonnèrent sombrement et leur lumière se refléta sur le sol et les murs, sur les tables, sur les sièges rembourrés. Tout dans la pièce était blanc, altéré par les néons. Ce blanc, si fragile face à la nuit de Boston que dévoilait la baie vitrée, l’emplissait de sérénité. La première fois qu’il était venu, il avait passé une réunion ennuyeuse à mourir dans cette même salle, jusqu’à la nuit tombée. Une sorte de révélation l’avait frappé, au centre du jeu de lumières : la nuit entrant par la baie, l’éclairage électrisant le mobilier, le sol et les murs blancs, les orbes tamisés de la ville dont la rougeur s’esquissait à peine. Sa poitrine s’était alourdie de mélancolie, car la lueur électrique ne pouvait s’empêcher de pervertir le tableau. En un sens, activer les néons c'était tuer la délicatesse du blanc. Noyer le raffinement sous l'artificiel.
Les mains nouées dans ses manches larges, il s’approcha de la vitre. Beacon Hill se dessinait au dehors, dans une nuit prise par le froid. Personne ou presque n’était debout à cette heure mais, bien loin de se formaliser d’être l’un des seuls éveillés de la ville, il aimait cette impression de faire partie d’un groupe privilégié, secret, mystérieux. L’insomnie : démon acceptable, presque aimable.
Ezekiel demeurait conscient que sa supérieure, Eve, l’avait envoyé ici comme au casse-pipes. Elle ne l’aimait pas. Peut-être en raison de sa jeunesse ou de la soudaineté avec laquelle il s’était imposé. Parce que les autres l’avaient choisi au vote parmi pléthores d’autres prétendants et prétendantes au poste. Elle avait eu des favoris, sans doute. Des pistonnés qu’elle aurait souhaité voir hissés parmi les New Lights à sa place.
Enfin, si elle espérait le casser en le propulsant en tête à tête avec Mrs Kendry, gérante du Département, c’était peine perdue. Il était plus solide qu’il n’y paraissait. Malgré ses apparences de jeune adulte soigné et rangé, discret, Ezekiel avait mené une jeunesse de rébellion effrontée à la limite de la délinquance ; il connaissait les trucs et astuces du monde de brigands dans lequel il avait baigné, tout comme il apprenait à une vitesse incroyable les ficelles du métier de politicien sans reproche et celui d’homme de foi. Il s’en sortirait toujours. Vrai, il s’était depuis longtemps figuré que le Département, bête de béton brutaliste qui s’élevait là, tranchant avec les beaux bâtiments rouges et chargés de lierre de Beacon Hill tel un vigile épiant les fauteurs de trouble, avait de quoi déranger ; une capacité de destruction phénoménale. Une prédatrice prête à sauter à la gorge de ses ennemis et, pourquoi pas, de ses amis. Les sales besognes qui se préparaient entre ces murs et les pages de milliers de dossiers virtuels, les tractations porteuses de mort future, il en avait pris connaissance auprès de celui qui l’avait recueilli de la misère et proprement éduqué.
Ezekiel n’était pas ignorant. Il savait aussi garder son sang froid et verser dans la belle parole quand il le fallait. La Mrs Kendry serait du gâteau.
S’il n’avait pas intégré les rangs des New Lights et, avant cela, suivi des études extrêmement chronophages de politico-théologie, il aurait peut-être tenté sa chance au Département. Il aurait pu y faire un malheur.
Mais Ezekiel était à présent investi d’une mission. Il ne pouvait se permettre de rêver à d’autres vies et, du reste, n’en ressentait pas le réel besoin. Posté devant la baie, contemplatif, il laissa le paysage bostonien se fondre dans un flou mental d’arrière-plan et réfléchit à ce qu’il faudrait dire à Mrs Kendry. Elle s’était libérée spécialement pour les New Lights. Pour lui. Il tirait une satisfaction secrète de chambouler son emploi du temps, de la mettre dans la gêne. En ce moment, le Département travaillait d’arrache-pied sur le problème de la guerre en Irak.
Le jeune homme pivota d’un quart. Il lui semblait avoir entendu quelque chose en provenance du couloir. Un lève-tôt répondant à l’appel de la besogne ? Il n’était plus certain de ne pas l’avoir inventé ; le silence était retombé sur la salle et dans le couloir comme un voile ouaté. Le New Light décroisa les mains, s’étira, fit jouer sa nuque raidie de n’avoir pas assez dormi. Il décida de s’asseoir sur un des fauteuils moelleux, dos enfoncé dans l’assise, avant-bras posés bien droits sur les accoudoirs. Le confort se referma sur lui, répandant cruellement dans son corps une impression confinant au sommeil ; ce sommeil qui le fuyait encore, criant son absence dans tous les pores de sa peau et toutes ses cellules. Tout à coup, l’état d’éveil semblait trop lourd à porter. Il n’aurait pas dû s’asseoir. Pour se détendre, il détailla longuement le sol blanc et réfléchit à l’Irak.
La Gouverneure et des représentants de Blak-out Incorporation devaient arriver à Boston dans quatre jours. Ces derniers mois, Blak-out avait fait des progrès hallucinants, forts de l’argent injecté par la côte Est qui conservait, malgré la guerre, quelques économies. Les premiers résultats étaient si satisfaisants qu’ils s’estimaient prêts à une première mise en pratique à plus grande échelle. Tout ceci n’avait pas été annoncé officiellement. La Gouverneure, Blak-out et les New Lights avec elle entendaient frapper un grand coup chez les dissidents qui croyaient pouvoir se cacher de l’autorité.
A commencer par l’Armée : oui, elle serait la première visée, elle qui n’avait pas hésité à se détourner du droit chemin en terre ennemie, à se rendre coupable d’atrocités. Contrairement à ce qu’elle pensait encore, elle n’échapperait pas à la vague de purification.
N’y tenant plus, drogué au sommeil qui continuait de le fuir, Ezekiel s’approcha de la table équipée de capteurs. Il était curieux de voir ce que les petites mains du Département avaient déjà rendu public concernant les centres d’euthanasie. Rapports, chiffres peut-être… le capteur posait sur son visage une clarté fraîche. Il y apposa sa paume et attendit quelques secondes ; trois fils de projection s’immiscèrent entre ses doigts pour former devant lui un écran tactile à hauteur de visage. De l’autre main, il entra son identifiant et le mot de passe qu’on lui avait confié, heureux comme un gosse en territoire interdit.
Mais un message d’erreur s’afficha. No synchronization. Il retapa ses identifiants ; le même message lui répondit.
Tant pis ; il apprendrait cela de la bouche de Mrs Kendry.
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Blaster se réveilla, pas parce que sa montre avait sonné mais parce qu'un pied entra en contact avec son estomac. Un réveil banal, en somme.
Oscar était penché sur elle, sa casquette de travers, un oreiller bouloché serré sous son bras. Ce n’était pas qu’il voulait lui faire mal ; d’ailleurs, il dosait consciencieusement sa force de sorte à ne pas la blesser. Ce n’était pas ça qui ferait des abdominaux en béton à l’adolescente, en tout cas.
Le plus drôle dans cette histoire, c'était qu'Oscar en pinçait pour elle. Mais il avait décidé de se la jouer dur et, par conséquent, se montrait plus méchant avec elle qu'avec les autres membres de la bande, pour que les autres ne remarquent rien. C'était une question de principe.
Blaster s'en accommodait. Du moment qu'il ne lui prenait pas l'envie risible de déclarer sa flamme, tout allait bien.
— Ton tour, grommela le garçon. Ramasse tes affaires et vas-y.
La jeune fille mit la main sur son sac, dont le contenu roula sous ses doigts à travers la toile. Il s'agissait de boîtes de médicaments. Plus exactement, ces boîtes renfermaient des médicaments interdits de circulation par le gouvernement ; il n'était pas facile de se les procurer mais une fois que vous les aviez, écouler les stocks était un jeu d'enfant et cela pouvait rapporter très gros.
Blaster prétendait de toutes ses forces qu'elle n'avait pas de cœur, ou qu'elle n'en avait plus, mais c’était faux.
Vissant sa casquette sur son crâne, elle se leva du matelas, étendu entre le canapé et la table basse, tous deux occupés par un dormeur.
La bande se retrouvait souvent là, dans cet appartement sordide, pour faire les comptes ou tuer l’ennui. Oscar y vivait seul, le reste du temps.
Elle descendit l'escalier en rasant les murs et sortit sur O'Connell Way. Au loin, le bâtiment blanc se découpait dans la nuit, et d'étranges pulsations, entre le blanc et le bleu, semblaient sourdre de ses murs. Il se cachait à l'intérieur de ces locaux un des nombreux centres de la ville. Celui-ci, et ce n’était pas si rare, se situait près de Beacon Hill – O'Connell Way faisait littéralement face au quartier cossu. Les gens de la bonne société auraient sans doute préféré ne pas s’encombrer d’un tel spectacle, mais l’entreprise de purification semblait passer par la confrontation de tout le beau monde à ce genre d’horreur crasse. En respirant l'air froid qui sillonnait le goudron, Blaster se sentit frémir et balança son sac sur une épaule. En avant. Autant commencer par le plus facile.
Vérifiant régulièrement que personne ne la suivait, l’adolescente s'approcha du centre. Des barbelés l’encerclaient mais percés comme du gruyère, si bien qu'il était facile de se faufiler dans l'enceinte. En fait, personne ne prenait la peine de remplacer ces installations vétustes. L’atmosphère intrinsèquement lugubre des centres avait dissuadé les gamins ivrognes d’y faire un tour.
Blaster se tortilla dans une déchirure de barbelés et fit le tour du bâtiment.
Certains matins, la file d'attente était bien remplie. Mais cette fois-ci, ils étaient deux seulement à attendre l'ouverture des portes. Blaster s'était souvent fait la réflexion : c'était particulièrement vicieux de la part des centres d’euthanasie d'ouvrir les portes en journée, et de fermer à la nuit tombée comme s'il s'agissait de commerces habituels. Leur besogne aurait mérité d'être accomplie dans le noir, pour au moins donner aux âmes qui s'y abandonnaient une vraie dignité. Mais non.
Elle s'arrêta, aplatit sa casquette sur ses cheveux pour se donner une contenance, et considéra les deux fantômes adossés au mur près de la porte aux vitres fumées. Une femme emmitouflée dans un manteau en fourrure, en véritable fourrure dirait-on bien, ne laissait voir que des mèches rouges. Il y avait quelque chose de curieux à son corps ; un peu trop sphérique, et en même temps trop grand, tenant à peine dans l'enveloppe polaire qu'elle maintenait autour d'elle.
L'homme, lui, venait de glisser le long du mur pour s'affaisser en position assise, les genoux sous le menton. Il portait des lunettes de ski. Ses cheveux roux accentuaient la pâleur de son visage mal rasé. Blaster saisit au vol son instinct et s'approcha de lui. A première vue rien de précis ne clochait chez lui. Ses membres étaient bien proportionnés. Mais il y avait ces lunettes. Les lunettes. La dealer s'accroupit près de lui et lui posa une main sur l'épaule.
— Eh, p'tit gars, murmura-t-elle.
Aucune réaction de l'autre. C'était à se demander s'il ne dormait pas. Blaster, avec ce claquement de langue qui la caractérisait, et le roulement vague de ses yeux lorsqu'elle s'apprêtait à verser dans la psychologie de bas étage pour servir ses buts malhonnêtes, ajouta :
— Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
Alors le petit gars, après un moment d'hésitation qui se vit au pincement blanc de ses lèvres, se tourna vers elle qui planta ses iris dans les verres colorés. Il retira ses lunettes, pliant le bandeau d'un geste sec, et ses yeux révélèrent leur couleur anthracite, dénuée de reflets, une nuance noire-grisâtre totalement opaque qui n'exprimait rien. Juste ce qu'il fallait pour ne pas être dans les clous. On aurait dit deux petits puits. Blaster encaissa très bien, car elle était habituée à ces bagarres inattendues avec l'anormalité, à l'étonnement, aux prises par surprise avec la douce folie et la gêne émanées de ces détails sur lesquels on ne pouvait d'abord mettre le doigt. Pourtant, si vous preniez le temps et la hardiesse nécessaires, vous vous aperceviez qu'ils suintaient de tous leurs pores. Ceux-là dont on ne parlait plus dans les cercles trop légaux ou mondains, les détraqués, absents, les victimes d'un progrès qui n'avait pas pris la patience d'écouter les règles d'une quelconque éthique ou mesure et avait fait son chemin dans la cécité, et sans discernement.
Après le malaise diffus : reconnaître, identifier. Blaster savait faire. La cicatrice près de sa tempe. Toute blanche, c'était là.
Elle fit un sourire nonchalant et, sans relâcher son épaule, redit :
— Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
— Peu importe, répondit l'homme dans une voix qu'on aurait dit étranglée, rendue difficile par des plumes de corbeau tapissant la gorge.
Elle lui tapota le bras avec un soupir compatissant.
— Moi, je le vois bien qu'ils t'ont fait quelque chose de mal. Je sais pas exactement quoi, mais peu importe, c'est vrai. Ca te fait mal et ça me suffit. Et tu penses que c'est une raison pour en finir, pas vrai ? Pour abandonner ?
Les yeux anthracite, intenses et pourtant vides, sondèrent son visage. La bouche de l'homme s'entrouvrit mais aucun mot n'en sortit.
— Mais moi, souffla Blaster plus vite, comme si elle était tout à coup pressée, j'ai ce qu'il te faut. J'ai des médicaments. Tu sais, ça te permettrait de tenir.
Elle décrocha le sac de son dos et en fit glisser la fermeture.
— C'est pas cher. Je peux te faire un prix. Prends, dit-elle en tendant une boîte, et survis. Barre-toi d'ici. C'est pas encore ton heure.
Les yeux anthracite n'avaient pas bougé. Une main tremblante se leva, vacilla mais se rebaissa.
— Tu essaies de m'entuber, souffla le malheureux.
Ce n'était pas une question, et Blaster n’y répondit pas.
Inutile de persévérer. Cette voix qu'elle avait entendue avait provoqué une boule fantôme dans sa gorge, répétée au creux de son estomac en écho parfait et simultané. Ces douleurs ne disparaissaient pas avec le temps, non, mais s'amenuisaient jusqu'à n'être plus que des empreintes rapidement mises de côté. Gloire à l'habitude, meurtrière de circonstance. Le type avait renoncé. Il avait tout perdu. Jusqu'à l'envie d'y croire ou l'envie d'essayer. La jeune fille détourna les yeux et se leva.
Un client de perdu, qui ne passerait pas la journée. Il s'agissait d'en dégoter d'autres.
Le voile se lève peu à peu sur d’autres pans de ton univers.
Pour moi qui aime visualiser ce que je lis, c’est un peu frustrant de voir apparaître tous ces personnages peu décrits, voire pas du tout. C’est un peu comme s’ils n’avaient pas de visage. Je sais que beaucoup de lecteurs n’aiment pas les descriptions détaillées, mais en ce qui me concerne, mieux je visualise un personnage, plus je crois à son existence et plus je peux m’y attacher… ou le détester (si c’est un méchant). Bon, ce n’est pas la seule chose : je m’y attache aussi quand il y a quelque chose en lui – comme ses sentiments, ses failles – qui me touche.
Coquilles et remarques :
Dans le quartier, la plupart des bâtiments était constitué de deux étages [étaient constitués ; si tu accordais sur « la plupart », ce serait « constituée », mais ça ne me paraît pas logique]
l’avait envoyé ici comme au casse-pipes [casse-pipe]
parmi pléthores d’autres prétendants et prétendantes [pléthore (au singulier) ; j’ajouterais un déterminant (une ou la)]
tel un vigile épiant les fauteurs de trouble [troubles]
Il savait aussi garder son sang froid [sang-froid]
se montrait plus méchant avec elle qu'avec les autres membres de la bande, pour que les autres ne remarquent rien. [Il y a deux fois « autres » ; « leurs camarades », peut-être ?]
une nuance noire-grisâtre [ noire grisâtre]
Ca te fait mal et ça me suffit [Ça : l’Académie française recommande de mettre les accents sur les majuscules et les capitales ; c’est aussi valable pour la cédille. On peut ajouter le « Ç » ou le mot « Ça » dans les options d’autocorrection (ou correction automatique) du traitement de texte.]