Le père de Nohan travaillait dans la diplomatie et était parfois amené à se rendre dans d’autres pays. Visiblement, il n’était pas prévu qu’il rentre si tôt. Thalion se demandait si Nohan lui avait parlé de lui. En tout cas, son surnom ne lui était pas étranger.
— Corvus ? s’étonna M. Melvine. Ce n’est pas le surnom de…
Nohan lui adressa un regard d’avertissement, le défendant de dire quoi que ce soit de vexant. Son père glissa une main dans ses cheveux, les mêmes boucles d’or que son fils, pour se gratter le crâne, et jeta un coup d’œil hésitant à la famille Regan. Inviter des magériens quand le corbeau était également présent n’était pas l’idée du siècle.
La femme en tailleur porta une main à sa bouche, un net effroi perceptible dans ses yeux, en raffermissant sa prise autour du bras de son mari. Ce dernier bomba le torse, comme pour se donner un air plus menaçant, tandis que ses narines frémirent.
— Hélio. Si j’avais su que je retrouverais un meurtrier dans votre salon, j’aurai décliné votre invitation.
— Je… je n’étais pas au courant. Mon fils a de drôles de fréquentations, voyez-vous… se justifia-t-il en riant nerveusement. C’est un corbeau, mais Nohan doit avoir ses raisons…
— Thalion est mon ami et il n’a tué personne.
Nohan avait parlé d’une voix aussi ferme que possible, mais les tremblements de ses mains trahissaient son stress. Il faut dire que l’air revêche de M. Regan était intimidant. Une grimace de dégoût fit plisser sa balafre qui s’étendait de sa joue gauche jusqu’à son œil droit en passant par son nez.
— Il m’a même sauvé la vie… le défendit Camille, à la surprise générale.
Aussitôt, le visage de son père devint rouge de colère, si bien qu’une veine palpita sur son front.
— Arrête avec ça ! Je t’interdis de proférer des inepties pareilles ! Tu attires la honte sur notre famille !
Camille baissa les yeux, fixant ses chaussures d’un air absent.
Le climat tendu semblait impossible à apaiser. Le silence ressemblait à un champ de mines sur le point de sauter à la moindre incartade. Les parents de Nohan se lançaient des coups d’œil inquiets, à l’image de la mère de Camille qui regardait son mari comme une bombe sur le point d’exploser. Nohan et Cally gigotait nerveusement sur le canapé. Thalion terminait son verre de jus d’orange, imperturbable, sachant que chacun de ses gestes ou de ses paroles pouvait se retourner contre lui. La seule gêne qu’il éprouvait était vis-à-vis des parents de Nohan. Lui qui voulait faire bonne impression…
Des bruits de pas accourant vers eux retentirent, détournant leur attention. Hazel débarqua dans le salon, accompagnée par Volf qui vint demander des caresses à Cally en posant sa patte sur son genou. En apercevant son père, elle fonça vers lui pour lui faire un câlin auquel il répondit affectueusement. Le regard d’Hazel s’éclaira en remarquant la jeune fille qui se cachait timidement derrière les jambes de sa mère. Quand elle sortit de sa cachette, un léger sourire sur les lèvres, Thalion fut frappé par sa ressemblance avec son frère. Outre les similitudes physiques comme la couleur de leurs yeux ou la frome de leurs nez, ils avaient le même regard vif.
— Elyne ! s’enthousiasma Hazel. Je suis trop contente que tu sois là ! Viens, je vais te montrer toutes mes nouvelles affaires pour l’école !
Elle saisit la main de son amie pour la tirer jusqu’à sa chambre. Cependant, Elyne freina lorsqu’elle s’approcha du canapé, ses prunelles sombres fixées sur Thalion.
— Mais… C’est un corbeau, non ? On devrait rester avec…
— Ne t’inquiètes pas ! la rassura-t-elle avec conviction. Mon frère m’a dit qu’il lui botterait les fesses s’il faisait le moindre mal !
La bouche de Thalion se tordit d’un sourire, amusé par cette étonnante promesse de Nohan. Il tourna la tête vers son ami qui semblait se liquéfier sur place. Cally afficha le même air moqueur et Camille ricana. Toutefois, Elyne se détendit.
— Tu as de la chance d’avoir un frère sur qui compter, Hazel.
— Et moi ? Je suis un frère en carton, c’est ça ? se vexa Camille.
— Hier, tu m’as suppliée en hurlant de chasser le papillon de ta chambre…
Le visage de Camille vira cramoisi devant cette faiblesse révélée. Les trois magériens assis sur le canapé firent de leur mieux pour noyer leurs rires en toussant.
— Ce n’est pas ma faute si j’en ai la phobie ! s’époumona-t-il.
Elyne gloussa et se laissa emporter par Hazel. Cette interaction eut le mérite de détendre l’atmosphère. Thalion surprit Sohalia à lutter pour empêcher le coin de ses lèvres de se retrousser. Seul M. Regan parut à bout. La mère de Nohan se décida à agir pour déminer la situation.
— Nohan, tes amis sont venus ici pour s’amuser, va jouer avec eux.
Son fils ne manqua pas cette occasion pour quitter le salon. Thalion et Cally le suivirent jusqu’à l’escalier. Sohalia adressa un signe de tête à Camille pour l’encourager à les rejoindre. Il saisit sans hésiter cette opportunité pour s’éloigner de son père, ignorant son regard furieux.
— Pas commode, ton père, commenta Thalion en le voyant arriver.
— Il est dans la police magique, comme ma mère, répondit Camille comme si ça expliquait tout.
Ils gravirent les marches. Nohan les conduisit jusqu’au bout d’un couloir où se trouvait une porte blanche.
— Bon, bah, bienvenu dans ma chambre, marmonna-t-il.
Ils entrèrent après lui. Thalion s’avança dans la pièce, curieux de voir à quoi elle ressemblait.
Se trouvant juste en dessous du toit, l’espace de sa chambre était réduit par le mur penché, ce qui n’avait pas empêché Nohan de se créer un confortable cocon. Son lit, tassé dans un coin, était parfaitement bordé. Aux pieds trônait sa valise fermée. Se situait à côté son bureau soigneusement rangé et encerclé d’affiches ou de photos collées au mur. Près de son armoire gisait un pouf où un livre retourné sur les pages était posé dessus. C’était une chambre classique d’adolescent, mais Thalion fut étonné par la quantité astronomique de livres. Un tas de bibliothèques débordantes atteignant parfois le plafond comblaient le moindre espace restant. Camille siffla, impressionné, et Cally sautilla devant les étagères colorées par les romans, des étoiles pleins les yeux.
— Ouah, Nohan, ta collection de livres est incroyable ! Tu as Le chant du cygne ? Il m’a fait pleurer pendant trois jours…
— Moi aussi, avoua Nohan. Les livres anciens t’intéressent, non ? Regarde ce que ma grand-mère m’a donné. Volpao !
Tout en haut de la bibliothèque, un volume à la couverture épaisse se détacha des autres. Il lévita dans l’air pour atterrir dans les mains de Nohan. Il essuya la fine couche de poussière qui recouvrait la reliure en cuire.
— Il est fragile et les pages ont jauni, mais on peut le lire.
— Oh ! Un livre de Samantha Larisse ! Ses œuvres ont presque toutes disparues !
— J’ai aussi le dictionnaire encyclopédique de Lia Mart…
Thalion les observa s’extasier devant les denrées rares littéraires que possédait Nohan, et se sentit étrangement loin d’eux. Pendant ces derniers mois qu’il avait passé isolé, ses deux amis avait dû se rapprocher. Après tout, ils partageaient cette passion pour les livres, cette même sensibilité et détestaient tous les deux les conflits. Ils étaient faits pour s’entendre.
Son regard s’attarda sur Cally et son visage enjoué. Et lui, quels étaient ses points communs avec elle ? Le goût pour l’astronomie ? Un attachement particulier à Eris ? D’ailleurs, à quel point avait-elle été touchée par la trahison de sa meilleure amie ? Et Nohan, avait-il fait le deuil de Roxanne ? Comment avaient-ils traversé ces derniers mois, quand il n’avait pas été pas là pour eux ?
Plutôt que de se reprocher le piètre ami qu’il faisait, il déposa son sac dans un coin et s’abaissa pour saisir le livre abandonné sur le pouf. Il lut le titre sur la couverture : Le possédé sans nom.
— C’est quoi ? s’interrogea Camille en regardant par-dessus son épaule.
— Le livre préféré de Nohan. Un roman policier.
— Vraiment ironique… Au moins, on connait le nom du possédé, se moqua Apocryphos.
Son sarcasme fut si hilarant que Thalion roula des yeux. Intriguée, Cally s’intéressa au livre.
— Ça raconte quoi ?
— Une affaire concernant un homme possédé par un démon, expliqua Nohan, quelque peu gêné.
Un rire nerveux échappa à la jeune fille, sans doute aussi embarrassée par les similitudes avec le cas de Thalion, chose que Camille ne pouvait saisir.
— Je suis en train de le relire, poursuivit-il. À ce propos, Thalion, tu n’as toujours pas lu le tome deux ?
Le maudit secoua négativement la tête. Nohan prit un livre de taille similaire mais de couleur différente, et le lui donna.
— Tiens. Mais ne l’abîme pas.
Thalion contempla la couverture du roman. Il comptait bien le lire, à condition qu’Apocryphos le lui permette…
— Et toi, quel livre voudrais-tu lire ?
Camille mit un moment à comprendre que Nohan s’adressait à lui. Quand il le réalisa, il se figea. Il jeta un coup d’œil confus à Thalion qui haussa les épaules. Lui aussi ne comprenait pas la persistance de Nohan à se comporter aussi gentiment avec lui après ce qu’il lui avait fait.
Camille et Nohan se dévisagèrent, le visage indéchiffrable, comme mue dans une conversation silencieuse. Thalion crut que Camille allait lancer un sarcasme pour se dépatouiller de son malaise, mais la suite fut tout autre.
— Un livre que Roxy aimait particulièrement.
Son aveu les cloua sur place. Même lui parraissait difficilement assumée sa vulnérabilité, fuyant leurs regards en se grattant la nuque. Le silence était entrecoupé par les pas de Nohan se dirigeant vers une de ses bibliothèques. Il en tira un livre à la couverture bleue où était dessinée une fille en robe volumineuse au sommet d’une montagne de crânes.
— Il était une reine, répondit simplement Nohan en le lui passant.
Un instant, l’expression hermétique de Camille se fissura, laissant entrevoir une profonde peine. Thalion crut qu’il allait pleurer en remarquant ses yeux scintillants, mais son visage se referma. Il afficha un rictus.
— Ça lui ressemble bien.
L’atmosphère était devenue lourde, autant que la peine engendrée par la perte de Roxanne. Thalion et Cally n’osèrent émettre le moindre bruit. Si Camille souhaita cacher son émotion, Nohan ne le lui permit pas.
— Tu as fait ton deuil ?
Les épaules de Camille s’affaissèrent, abandonnant tout faux semblant. Il fixa le sol, comme si à ses pieds gisaient les morceaux de son cœur brisé.
— Je ne pense pas y parvenir un jour, murmura-t-il.
Nohan le dévisagea longuement. Thalion se demanda quel genre d’émotion déferlait derrière ce visage impénétrable qui ne lui ressemblait pas.
— Vous savez, reprit-il d’une voix plus forte, j’ai beaucoup réfléchi cet été. Et… j’aimerais m’excuser.
Camille déglutit. Nohan demeura insondable tandis que Thalion sentit ses muscles se tendre.
— Je pourrais dire que mon père répétait souvent qu’un corbeau ne méritait que la souffrance ou que je voulais, je sais pas, le rendre fier, mais la vérité c’est que je suis juste un sale troll écervelé. Je ne vais pas prétendre comprendre parfaitement ce que tu vis, Corvus, mais… disons que j’en ai une petite idée, maintenant. Je sais que rien n’excuse mes actes ou les propos que j’ai tenus, ni vous oblige à m’accorder votre pardon, mais je voulais que vous sachiez que je regrette.
Il acheva sa tirade, le souffle court. Thalion ne s’attendait pas à ce que Camille se montre aussi démuni face à lui. Il échangea un regard avec Nohan. Ce dernier soupira.
— Je n’aime pas garder rancune. Ça me bouffe. Si je te pardonne, c’est uniquement pour moi-même. En revanche, la rédemption, ça s’acquiert tout le long de sa vie.
Camille acquiesça, comprenant le message. Il fixa Thalion. Lui n’était pas aussi conciliant que Nohan. Sa rancune était trop forte pour être ignorée. Camille n’était pas le seul à nourrir sa colère. Elle était dirigée contre tous ceux qui avait participé à sa persécution d’une façon ou d’une autre. Mais le magérien avait tout de même une part de responsabilité.
— Moi, je ne te pardonne pas. Ni pour ce que tu m’as fait ou dit, ni pour le harcèlement de Nohan. Je ne vais pas te pardonner pour alléger ta conscience. Néanmoins, j’apprécie tes excuses.
Camille ne pouvait faire autrement qu’accepter sa réponse. L’air résigné, il acquiesça.
La tension retomba, comme un ballon de baudruche après avoir été transpercé par une aiguille. Une soudaine fatigue les envahit. Le livre que tenait Thalion lui paraissait lourd. Camille se racla la gorge.
— Bon, sinon, j’aimerais revenir sur certains points avec une personne bien silencieuse.
Son regard se verrouilla sur Cally. Elle recula, mal à l’aise.
— Quoi ?
— J’aimerais savoir ce qui t’a pris d’affronter Eris au culot ! Tu n’imagines pas la frayeur que j’ai eu derrière toi sur le balai !
— Vu comment tu m’étouffais en me serrant et en hurlant, j’ai une petite idée… grommela-t-elle.
— Tu jouais avec le feu face à une tueuse ! J’avais de quoi me faire dessus !
Cally continua de se défendre en bougonnant, même si Camille la blâmait davantage pour détourner l’attention de ses excuses que par véritables reproches. Dépassé par l’attitude du magérien, Thalion chercha un soutien auprès de Nohan, mais son ami fixait le livre que tenait Camille, le regard perdu dans le vide.
Camille entame un début de rédemption ! Une évolution assez logique et intéressante. Il avait déjà commencé à se nuancer à la fin du tome 1. Ce serait chouette qu'il finisse par rejoindre le gang ! J'aime bien quand des ennemis deviennent des alliés. <3 Mais pas trop facilement non plus. En tout cas, Camille apporte une dynamique intéressante au groupe.
Son père, par contre, ça m'a l'air d'être un sacré morceau. x'D Je plains Camille, et du coup je comprends mieux d'où lui vient son attitude. Faut-il s'attendre à ce que les parents policiers tiennent un rôle dans l'intrigue ? è.é Ce serait intéressant.
Pas grand chose à redire sur le fond pour l'instant ! Par contre, si je peux me permettre un petit commentaire sur la forme, tu passes beaucoup de temps à décrire les réactions de tout le monde chaque fois qu'il se passe un petit truc, échanges de regards, tripotages de doigts, ce genre de trucs. ^o^ Un peu c'est bien, trop, ça donne l'impression que la scène trénâsse un peu. Surtout quand il y a autant de personnages dans une seule pièce. Bref, je pense que ça gagnerait à ne pas être aussi détaillé tout le temps.
Hâte de lire la suite !
Oui, tout ça fait partie de l'évolution du personnage ! Rassure toi, Thalion va bien le faire ramer. Mais j'ai beaucoup aimé écrire et développer le personnage de Camille.
Effectivement je n'aimerais pas avoir un père pareil non plus xD
Je comprends cette remarque. En fait, on m'a fait remarquer une fois de trop délaisser certains personnages dans certaines scènes. En tout cas, que je décrivais pas assez leurs actions, même quand ils n'ont pas un grand rôle dans le chapitre, au point de se faire oublier. Du coup maintenant j'essaie de mettre tout le monde plus ou moins en avant ce qui me ajouter cette sensation de traînasser. Je vais garder ça en tête et essayer de me tempérer sur les descriptions.
Merci pour ton commentaire, j'espère que la suite te plaira !