Chapitre 5 : Il y a bien longtemps
Mikhaïl plisse les yeux, mais il garde une mine aimable. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, je suis bien contente que Maeve dorme et ne recueille pas d’informations à ce sujet. Je ne peux pas être certaine de quoi Mikhaïl veut parler, et très franchement, un début d’angoisse me serre les tripes. Non. Je sais, au fond. Même si je préfèrerais envisager qu’il a peut-être simplement écouté ce que j’ai dit à Laurie, au fond, je sais.
— Ça te dit qu’on aille faire un tour ?
Aller faire un tour ? Il ne veut pas rester dans le couloir. Il a peur d’être interrompu ? Qu’on nous entende ?
— Où ça ?
— La chapelle, répond-il dans un haussement d’épaule. Il y a des brouilleurs d’électronique là-bas.
Ah, je comprends mieux pourquoi on nous y a emmené le mois dernier, pendant l’attaque. Évidemment. Ceci dit, quand je me rappelle le trajet pour rejoindre la cathédrale j’ai du mal à contenir une grimace.
— On peut passer par l’extérieur, indique-t-il, attentif à mon expression. Ça me gêne pas qu’on soit vus ensemble, je veux juste pas qu’on nous entende.
Je hausse un sourcil. Quelle délicate manière de me rappeler que je suis indésirable ici. Mais qu’importe, je dois en avoir le cœur net.
Nous prenons le chemin en silence. Il marche d’un pas tranquille à côté de moi, au même rythme. Quand nous atteignons la cour, des têtes se tournent sur notre passage. Les gens nous reconnaissent : le fils du chancelier et l’estholaise. Des murmures nous enveloppent, des Maeve nous scannent. Ça ne semble pas déranger Mikhaïl, il ne force pas l’allure pour autant. Personne ne lui reprochera rien de toute manière, et je soupçonne d’ailleurs qu’il ne reçoive que bien peu souvent des reproches.
Quand nous arrivons à la chapelle, située plus près de l’université d’Avril Cassan que du lycée, j’ai tout le loisir d’admirer cette bâtisse de pierre et d’acier. Le soleil couchant rayonne sur son toit, se répercute sur les immenses paraboles qui brouillent toute l’électronique ici. Un endroit sans machine à qui parler, sans machine pour nous entendre, protégé par des machines. Un sanctuaire, en cet instant.
Mikhaïl possède la clé d’une des entrées. Nous pénétrons dans l’immense espace. À présent que l’espace est vide, je réalise pleinement sa grandeur. Ça ne fait pas le même effet que lorsqu’on était des centaines, amassés de part en part de l’édifice. Le silence est écrasant. Je suis arrêtée, le nez en l’air, quand Mikhaïl me dépasse pour rejoindre le centre de l’espace. Ses pas résonnent sur la pierre. Je le suis d’un pas velouté, silencieux. Quand le garçon se retourne, je suis juste derrière lui. Il a un sourire.
— Ça faisait longtemps, n’est-ce pas ?
Je me tais. Mon cœur s’est remis à tambouriner.
— Rassure-moi… Tu te souviens de moi, Solange ? Moi, je t’ai pas oubliée.
***
Dix ans plus tôt.
— Solange, dépêche-toi ! On va être en retard !
Tata Béa tape du pied, mais elle sourit en même temps. Elle est jolie dans sa longue robe rouge. D’habitude, elle s’habille « comme un sac » dit maman. Elles se taquinent beaucoup toutes les deux, mais elles s’aiment bien. Papa est plus solennel. Maman dit que c’est normal, que c’est quelqu’un d’important, mais qu’il m’adore quand même.
Je prends la main que tata Béa me tend et on sort de la maison. Une longue voiture nous attend à quelques mètres de la porte, pour nous emmener au Palais des Douces.
— Tu seras sage aujourd’hui, n’est-ce pas ma chérie ? demande tata Béa quand on est assises.
Je hoche la tête et elle sourit encore avant de sortir un petit poudrier de son sac pour vérifier son maquillage. Elle ne fait jamais ça d’habitude, mais elle m’a dit qu’on se rendait à un événement très important aujourd’hui.
— Pourquoi il vient, le chef de Solavie ?
— Le chancelier, corrige tata Béa. Il vient parce que ces temps-ci, parce que… Il y a des choses à faire pour qu’Esthola et Solavie s’entendent mieux.
— Pourquoi ?
Tata Béa a un rire. Elle m’appelle « mademoiselle Pourquoi » de temps à autre.
— Eh bien parfois, les gens ne peuvent pas s’entendre.
— Pourquoi ?
Elle passe une main sous son menton puis réajuste ses lunettes sur son nez.
— Tu sais comme tu veux toujours être la meilleure à l’école ? demande-t-elle finalement.
— Oui, je suis la première de la classe !
— Eh bien, c’est pareil pour les nations. Esthola et Solavie veulent tous les deux être les premiers de la classe. Tu sais qu’il y a la guerre avec Larouel à l’est, n’est-ce pas, ma chérie ? Eh bien Esthola aimerait bien que Solavie l’aide à être un peu premier de classe aussi, pour quelques temps. Le chancelier est venu à Ludvina pour qu’on parle de ça.
— Papa dit qu’il ne faut pas faire confiance aux solaviens.
Tata Béa soupire. Elle reste pensive un instant, puis passe une main dans mes cheveux, arrange une mèche qui dépasse de mon bandeau.
— Il est important d’avoir ses propres opinions, Solange. Papa a peut-être raison, mais il a peut-être tort. Tu sais, la fois où il t’a disputée parce que tu avais cassé le vase de la salle de bains ?
Mon cœur se serre un peu à ce souvenir, je baisse la tête.
— Oui, alors qu’il s’en servait même pas.
— Tout à fait. Papa a parfois des opinions très tranchées sur des choses qui ne le concernent pas. Tu sais, ce vase était à ta maman.
— Mais maman, elle est solavienne, non ?
— Oui, mais ça, c’est parce que papa est un hypocrite.
— C’est quoi, un hiprocrite ?
— Hy-po-crite. C’est quelqu’un qui critique certaines choses mais les fait quand même. Mais rassure-toi, ton papa et ta maman s’aiment beaucoup.
Un silence suit la déclaration. Son regard s’éteint un peu mais quand elle croise le mien, un nouveau sourire étire ses joues rebondies. Je détourne alors les yeux pour observer par la fenêtre de la voiture les paysages qui défilent. De grandes maisons, de la pierre blanche, partout, et les arbres qui poussent n’importe comment parce que c’est joli. Maman dit qu’elle aime beaucoup le paysage de Ludvina. Moi aussi je l’aime beaucoup.
— Tu auras une mission spéciale aujourd’hui, Solange. Tu le sais ?
Je hoche la tête avec conviction. Hier soir, papa est venu me voir pour me souhaiter bonne nuit, et il a dit que le chancelier viendrait avec son fils, qu’on avait le même âge tous les deux, et que j’allais devoir être son amie. Ça m’embête un peu, parce que s’il est bête, j’aurais pas très envie d’être son amie. Mais puisque papa me l’a demandé, je ferai un effort.
— Ah… On y est. Tu es prête, ma puce ? Attends…
Tata Béa réajuste une nouvelle fois le bandeau dans mes cheveux, puis elle inspire lentement. Quand elle a exhalé sa longue bouffée d’air, elle ouvre enfin la portière.
Il y a du monde partout. C’est comme une fête, sur le parvis du Palais des Douces. Papa travaille ici, il est « ambassadeur ». Ça veut dire qu’il travaille avec Solavie, même s’il aime pas les solaviens à part maman. Parce qu’il est « hiprocrite » comme dit tata Béa.
Tata Béa s’arrête tous les deux pas pour dire bonjour à quelqu’un. Elle rentre un peu les épaules et je fais pareil. Moi non plus, j’aime pas trop la foule, d’autant qu’on me salue à coup de petites tapes sur la tête qui me valent de réajuster mon bandeau plusieurs fois avant qu’on atteigne l’entrée du palais.
— Béatrice !
Je tourne la tête vers la voix familière qui a appelé tata Béa. C’est papa, qui fait de grands signes à sa sœur depuis une pièce attenante au hall. Le visage de tata Béa s’éclaire, soulagée de retrouver papa. Elle m’entraîne de nouveau à travers le monde, dans la pièce d’où il fait signe. C’est un peu moins bondé ici. Maman est également là, belle dans sa robe bleu ciel. Avec ses longs cheveux blonds, elle ressemble à un ange. Quand elle me voit, elle se penche pour me coller un baiser sur le front, mais tout de suite après, elle recentre son attention sur l’homme qui lui fait face. Il est immense. Plus grand encore que papa. Il a les cheveux encore plus clairs que ceux de maman et des yeux clairs comme j’en n’avais jamais vu. J’observe ce géant qui culmine haut au-dessus de ma tête quand il m’adresse justement un sourire.
— Vous avez une très jolie petite fille, ambassadeur, commente-t-il.
Eh bien, il a bon goût, ce monsieur. Je le pardonne d’être si gigantesque.
— Comment t’appelles-tu ?
— Solange, monsieur.
Il sourit plus largement.
— Enchanté, Solange. Je te présente mon fils, Mikhaïl.
Surprise, je baisse le regard pour découvrir la demi-portion accrochée à sa jambe. Il lui ressemble trait pour trait, sinon qu’il est plus petit que moi, alors que papa a dit qu’on était du même âge. J’ai une légère grimace et le petit resserre l’étreinte autour de la jambe du géant.
— Allez Mikhaïl, dis bonjour.
À regret, le garçonnet se détache de son père. Il murmure un « bonjour » à peine audible. Je soupire, mais comme je sais que c’est important pour papa, pour maman, et pour tata Béa, je lui tends une main. Il semble surpris, et après un regard d’hésitation lancé au géant, la prend.
— Je vais te montrer la fontaine aux nénuphars !
C’est mon endroit préféré du Palais des Douces, ça sera un bon début. Nous partons comme ça, main dans la main, sous les sourires attendris des adultes.
***
Jour présent.
— C’était y’a un moment, tu as peut-être oublié, après tout.
— Bien sûr que non.
Mikhaïl s’est assis sur un banc. Il baisse la tête. Je vais m’assoir à côté de lui.
— Je t’ai tout de suite reconnue, tu sais ?
— J’aurais pensé que tu savais qui j’étais avant même que j’ai mis les pieds ici.
— Bien sûr, que je savais qui tu étais avant ton arrivée. Mais je t’ai reconnue. Tu as grandi, mais t’as pas tant changé.
J’observe son profil, le sourire triste qu’il affiche.
— Toi non plus, t’as pas changé. Toujours une demi-portion.
Il se tourne pour me regarder, puis d’un coup, éclate de rire. Ça résonne dans l’espace vide, se répercute sur les murs avant de revenir à moi.
— Ça, j’avais oublié, dit-il. Que tu m’appelais comme ça.
— Ça n’a duré que quelques semaines.
— Mon premier et dernier voyage à Ludvina. Ça m’a marqué.
— C’est pour ça que tu voulais me parler ? Pour me dire que tu savais qui j’étais ? Je l’ai pas vraiment caché.
— Tu l’as pas vraiment dit non plus. Tu aurais pu dire qui était ta mère. Tu as juste dit qu’elle était solavienne. Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Pourquoi tu es ici ? Pourquoi tu as quitté Ludvina ?
Son regard se fait perçant.
— Ça te regarde pas.
— T’en es sûre ?
Je soupire. Il n’est pas subtil…
— Tu crois que je suis venue pour toi ?
— Je crois que c’est possible. Mon père croit que c’est possible. Chaque solavien sait que c’est possible.
— Pourquoi avoir validé ma demande d’immigration alors ? Ça fait bien longtemps que Solavie accepte plus les réfugiés politiques.
Mikhaïl ne répond pas. Il ne sait probablement pas tout. Mais il en sait un peu plus que je ne l’aurais supposé. J’insiste alors :
— Tu bénéficies d’une protection improbable. Je l’ai vu avec l’attaque le mois dernier, et même s’ils sont discrets, j’ai repéré tes gardes du corps se mêlant parmi les élèves et les professeurs. Pourquoi me laisser venir jusqu’ici, jusque dans ta classe ? Pourquoi prendre le risque ?
— « Mademoiselle Pourquoi », murmure-t-il sans l’ombre d’un sourire.
Mon estomac se tord violemment. Lentement, je me redresse. Mes doigts tremblent. De colère, d’impuissance. Mikhaïl me jette un coup d’œil.
— Excuse-moi, dit-il alors. Honnêtement, je suppose que le temps nous en dira plus. Mais comme tu l’as si bien dit, tu peux pas juste me cacher sous ta jupe pour m’emmener jusqu’à Ludvina. Alors disons que…
— Si je voulais te tuer, je pourrais le faire, là, tout de suite.
Il se redresse et plonge son regard dans le mien. Il y a du défi, dans ce regard.
— Chiche.
On reste là quelques secondes, à se détailler. Puis finalement, il a un rire léger.
— Je suppose que c’est aussi ta chance de repartir du bon pied. Tu es solavienne, après tout. J’ai bien envie de voir de quoi tu es capable, Solange Porteval. Et je ne crois pas que me tuer t’aiderait. Si je suis mort, je suis mort. Ça a aucun poids.
Il me tend une main. Je ne bouge pas.
— Je veux juste réactiver ta Maeve. Dès que tu seras suffisamment loin des brouilleurs, elle reviendra de veille.
C’est donc la fin de la conversation, déjà. Qu’est-ce que c’était, au juste ? Une mise en garde ? Un rappel à l’ordre ? Une volonté de faire appel à ma nostalgie ? À contre-cœur, je tends une nouvelle fois la main au garçon que j’ai autrefois emmené à la fontaine aux nénuphars. C’était il y a bien longtemps, mais il la prend avec délicatesse avant de se pencher sur mon bracelet :
— Dies est.
Un grésillement suit. Il me lance un dernier regard, puis de son pas résonnant, quitte la chapelle.
Et bien super chapitre ! Je me disais au début qu'il était peut être dommage de ne pas suivre leur échange jusqu'à la chapelle, que Mikhaïl ou Solange n'en profite pas pour poser des questions moins problématiques mais vu la tournure je comprends. En même temps ils n'ont pas l'air très bavard non plus...
Très bonne idée tout ça et bien amené.
En premier, j'ai pensé qu'elle était peut être la cousine de Mikhaïl mais je ne parviens pas à savoir si il s'agit de retrouvailles heureuse ou pas... Est ce que le père de Mikhaïl a fait quelque chose de néfaste ou dramatique avant de partir ? Que s'est il passé ? Bref beaucoup de questions, c'est bon signe!
Merci pour cette nouvelle histoire.
Pour les coquilles :
"on nous y emmené"=oubli du a emmené ?
Contente de lire tes premières impressions sur l'échange entre eux, c'est important pour moi surtout sur un premier jet, ça me permet de sortir un peu de ma bulle et de prendre du recul.
Merci à toi pour ta lecture si assidue, et de m'encourager autant ^^ Je te dis à bientôt !
à bientôt
"se répercute sur les immenses paraboles qui brouille tout l'électronique" nt à la fin de brouille. "Électronique" est également un nom féminin, il faut donc ajouter un e à "tout".
"Alpaguer" est un mot inhabituel pour une petite fille qui ne comprend pas encore le mot "hypocrite" (et qui l'écrit/le prononce mal même dans sa tête).
Visiblement, quelque chose s'est passé avec Béatrice. Je me pose des questions.
Ce chapitre m'a semblé d'une beaucoup plus grande fluidité (malgré un flashback, élément qui par définition réduit la fluidité d'un chapitre). Il amène plus de questions que de réponses, ce qui est généralement un signe de qualité dans une œuvre littéraire.
Contente que ce chapitre soit fluide ! Il y aura... Pas mal de flashback :| j'espère que ça sera toujours aussi fluide ^^
Merci beaucoup pour ton retour !
Le mystère continue de s'épaissir sur la relation entre Solange et Mikhaïl, bien que tu nous apportes ici certaines clés pour commencer à la déchiffrer, j'ignore encore dans quel sens les assembler pour voir se dessiner la vue d'ensemble.
Sont-ils restés amis depuis cette visite à Ludvina ? S'est-il passé quelque chose de spécial entre eux ? Ou bien sont-ils simplement des pions dans un rouage politique plus vaste qui cherche à tirer profit de leur relation, ce qui est probable ?
Et puis, pourquoi Solange a-t-elle cette réaction quand il l'appelle "mademoiselle pourquoi" ? J'ai l'impression qu'il est arrivé un drame autour de "tata Béa"...
En tout cas, tu nous donnes du grain à moudre !
Au plaisir,
Ori'
Le lien entre Mikhaïl et Solange est effectivement particulier. Il devrait s'éclaircir en partie dans les chapitres à venir :)
Merci encore, à bientôt !