La pluie tambourine contre les vitres du salon, et j’augmente le volume sur la télécommande. Emmitouflés sous un plaid, j’ai enfin forcé Ambroise à regarder Killing Eve avec moi. Si la série a l’air de lui plaire, je sens que quelque chose le tracasse.
Plusieurs indices éveillent mes soupçons : il me lance des regards furtifs comme un lapin apeuré (je fais semblant de ne pas les remarquer) et il se tord les doigts sans arrêt.
Plus grave encore, il n’a fait aucun commentaire en voyant la robe que porte Sandra Oh. Alors que bon, Sandra Oh dans une robe comme celle-ci ne laisse personne indifférent.
- Ambroise, ça va ?
Il lève des yeux ronds vers moi.
- Euh, non. Enfin, oui, mais…
- Je suis là si t’as besoin de parler, lui rappelé-je.
Le générique de fin défile, et il ouvre la bouche :
- On peut monter dans ma chambre ? J’aimerais te montrer quelque-chose.
- Tu trouves pas que ça va un peu vite entre nous ?
Ma plaisanterie le fait à peine sourire.
- C’est important, insiste-t-il.
Un peu déstabilisée par son ton grave, je me redresse.
- Ok, si t’y tiens.
*
Pour la première fois, je découvre la chambre d’Ambroise. Mon regard essaie de tout capter à la fois. Les murs bleus assombrissent la pièce, déjà ternie par les nuages. Dans un coin, des draps froissés et une pile d’oreillers recouvrent son lit. Une manche de pull dépasse d’un tiroir, l’empêchant de se fermer.
L’espace est plutôt ordonné, excepté le bureau. Enfin, ce que je devine être un bureau, puisque sa surface est indiscernable. Des carnets s’accumulent aux côtés d’une pile de volumes touristiques qui manque de s’écrouler. La carte d’une île grignote presque un pan de mur. Tout autour sont accrochés des photos. L’une d’entre elles attire mon regard.
Elle montre Ambroise, bras-dessus bras-dessous avec un garçon que je n’ai jamais vu. Le cliché date un peu : les traits de mon ami sont plus fins, ses cheveux plus courts. Le sourire qu’ils arborent me frappe. Je ne l’ai jamais vu aussi heureux.
- Sohrab.
Je me retourne vers lui. Il fixe la photo, installé en tailleur sur son matelas.
- Il s’appelait Sohrab, ajoute- Ambroise d’une voix rauque en désignant le garçon.
Mon cœur s’alourdit dans ma poitrine. Aussitôt me revient ma discussion avec Solenn, son regard glissant sur le trottoir, l’hésitation sur son visage.
Ambroise avait un ami…
Ils sont partis nager...
On a jamais retrouvé son corps.
Un frisson parcourt mon échine, que je tente de dissimuler. Craignant de me trahir, je laisse le silence planer pour accueillir ses paroles.
- On était amis depuis l’école primaire, commence-t-il, les yeux dans le vague. L’époque où on a beaucoup de camarades de jeu, certes. Mais notre lien était spécial. On passait nos récréations à inventer des histoires, des mondes imaginaires. Puis on a commencé à centrer nos jeux autour d’une île de la région.
D’un geste du menton, il me montre la carte accrochée au mur.
- C’est l’île de Pradou, mais on la surnomme la Roche des Âmes. D’après la légende, elle recueille les noyés. Ils seraient emmenés par les vagues sur une plage cachée, comme une passerelle entre le monde des morts et celui des vivants.
J’ai peur de voir où il veut en venir.
- On mourrait d’envie d’aller sur l’île mais nos parents étaient contre. Trop loin, trop cher, trop touristique. Tout ce dont ils ont horreur. On s’est promis de s’y rendre quand on serait grands. En attendant, on s’en est inspirés pour écrire une saga.
Il m’autorise à y jeter un œil. Je tire un bouquin usé de la pile. En faisant défiler les pages je reconnais deux écritures : celle d’Ambroise, assez maladroite, et une autre plus penchée, plus souple. Je regarde quelques bribes de passages, des noms de chapitres, ainsi que des illustrations.
- C’est beau.
- Merci, murmure-t-il.
Avec précaution, je referme le livre pour le poser, en équilibre sur les autres.
- Viens.
Je m’assois en face de lui.
- Tout ça, reprend-t-il en balayant la pièce de la main, c’était le projet de notre vie. On espérait publier nos histoires pour devenir riches. Peut-être assez pour acheter l’île, qui sait ?
Il cale son dos contre le mur et expire longuement.
- Je ne vais pas te raconter toute l’histoire, mais il faut que tu comprennes. Il y a plus d’un an, aux vacances de Pâques, je me suis lancé un défi : j’allais aider Sohrab à affronter sa peur de l’eau. Il restait toujours en retrait quand on partait nager et je détestais ça.
Contre le carreau, les gouttes redoublent d’intensité.
- Après pas mal d’entraînements à la piscine, j’ai estimé qu’il était près à partir dans les profondeurs. On avait prévu de traverser la mer jusqu’aux rochers, par lesquels on peut remonter et contourner la plage. Rien d’exceptionnel, je l’avais déjà fait des tas de fois, je connaissais bien.
Ses doigts triturent un coin du drap. L’air semble s’épaissir, se refermer sur nous.
- On arrive, on nage, on s’éloigne du rivage, tout se passe bien. Je me souviens même-
Il doit s’interrompre pour maîtriser sa voix qui se brise.
- Je me rappelle d’un moment, près des rochers, où il m’a remercié. Il m’a dit que sans moi, il n’aurait jamais osé aller jusqu’ici.
Les larmes font briller ses yeux d’un éclat discret et son chagrin me noue la gorge. Je ne sais pas comment réagir. Dois-je le réconforter ? Le laisser poursuivre ? Ambroise choisit la deuxième option avant que j’ai pu me décider.
Son débit rapide fait sortir les syllabes à toute vitesse, comme un lanceur de balles de tennis où je dois assimiler chaque information. Peu à peu, son discours devient haché, alors qu’il tente de reprendre son souffle à travers ses larmes.
- On est arrivés près des rochers il fallait juste qu’on trouve un endroit pour grimper progressivement mais- mais le vent s’est levé et des vagues ont commencé à nous éclater dans la- figure au début c’était pas grand-chose mais après ça devenait inquiétant- j’ai voulu retrouver Sohrab pour l’aider mais- quand je- quand je me suis retourné- il avait disparu alors je- l’ai appelé mais il ne répondait pas j’ai cherché par- tout j’ai même grimpé sur- les rochers et il n’était- nulle part- alors j’ai paniqué et je suis parti chercher- de l’aide et ils ont envoyé un héli- coptère mais il ont- ils ont rien-
Il enfouit son visage dans ses mains et éclate en sanglots.
D’abord sous le choc, je m’approche de lui pour passer une main dans son dos. Quand ses pleurs s’étouffent, il articule un ton plus bas :
- Après- Les parents de Sohrab ont déménagé et j’avais l’impression d’être tout seul avec mon chagrin. Les autres, mes amis- ils comprenaient pas. Ils se sentaient tristes, mais leurs vies continuaient, et moi- j’avais l’impression que tout s’était arrêté. J’ai pleuré une seule fois devant eux, à l’enterrement. Enfin, au semblant d’enterrement, puisque le cercueil était vide.
- Et maintenant ? Tu gardes tout pour toi ?
Il hoche la tête.
- Quand ça va pas, j’ai l’impression que tout remonte et que je vais exploser. Un peu comme une bouilloire qui se met à siffler.
- Sauf que c’est de l’eau de mer, dans la bouilloire.
- Quoi ?
- Parce que les larmes sont salées. Comme de l’eau de mer. Et du coup… non, laisse tomber, ma blague était nulle.
Ambroise reste un instant bouche-bée avant d’éclater de rire, à ma grande surprise. Rire qui devient contagieux, puisque je deviens rapidement hilare à mon tour.
- Elle est vraiment nulle, confirme-t-il.
- Ça va, n’insiste pas !
- Désolé pour le moment larmoyant, ajoute mon ami lorsqu’on est calmés. Je vais pouvoir t’expliquer mon plan, maintenant.
- Ton plan ?
- Bouge pas, regarde.
Il se lève d’un bon, comme si toute sa tristesse s’était effacée. Planté devant moi, un de ses carnets dans la main, on dirait qu’il s’apprête à me balancer un exposé. Je comprends qu’il a préparé ce moment.
- Je t’ai dit qu’une plage est apparemment cachée sur l’île. On pense qu’elle est difficile d’accès à cause de la marée. Donc, j’ai calculé ses horaires en fonction de la Lune, j’ai estimé la localisation de la plage…
Un sourire naît sur son visage.
- Je comptais m’y rendre avec Sohrab pour son anniversaire, qui a lieu à la fin du mois. J’aimerais qu’on y aille ensemble. Pour lui rendre hommage.
Le silence flotte dans l’air, jusqu’à faire bourdonner mes oreilles et camoufler le fracas de la pluie. Assaillie par le doute, je risque :
- Mais, tu ne comptes pas…
- Si. Je vais aller le voir.
Nouveau silence. Sa détermination me prend au dépourvu, et toute cette histoire, l’île, les fantômes, l’histoire avec son ami paraît tellement invraisemblable que je suis prise d’un rire nerveux. L’expression animé d’Ambroise se fige aussitôt.
- Pardon, me précipité-je. C’est juste que ça paraît un peu… fantastique. Je savais pour Sohrab, mais toute cette histoire d’île…
- Attends, me coupe-t-il. Comment ça, tu savais ?
Je m’arrête net.
Merde.
- Euh, je-
- Quelqu’un te l’a dit ? C’est Solenn, hein ?
Son ton glacial me pétrifie. Il lâche un petit rire sec.
- Putain. Tu le savais. J’arrive pas à croire que pendant des jours j’ai essayé de pas penser à lui, de faire des efforts pour ne pas être vu comme un gars déprimé. Tout ça pour rien.
Ma salive me brûle la gorge quand je déglutis.
- Ambroise, je suis désolée.
- Non, je suis désolé. Je me suis emporté, visiblement. J’ai cru que-
Il se laisse tomber sur sa chaise de bureau.
- Qu’est-ce-que j’ai cru ? murmure-t-il, un sourire triste aux lèvres. Je me disais que tu étais parfaite pour m’accompagner. Tu me connais assez pour me faire confiance, mais pas trop non plus pour ne pas avoir le même discours que les autres.
- Quel genre de discours ?
- Le genre « Ambroise, c’est complètement insensé », « Ambroise, tu crois vraiment à ces histoires ? » « Ambroise, fait plus d’un an que Sohrab est mort, il serait temps de tourner la page, de se concentrer sur le présent », « Ambroise, ça ne t’aidera pas à faire le deuil ».
Ses épaules s’affaissent.
- Je ne sais pas si j’y crois, conclut-il à voix basse. Mais qu’est-ce-que j’ai à perdre ? Et puis, malgré toute cet aspect qui ne semble pas tenir debout, j’ai envie d’y croire. J’ai envie de le revoir. Juste une fois.
Les larmes franchissent ses cils pour rouler sur ses joues.
- Excuse-moi. Je ne comprends pas comment j’ai pu imaginer qu’une personne, après l’avoir connue - quoi, une semaine ? - voudrait me suivre pour essayer de voir mon ami mort. Maintenant que j’y pense, en fait, ça n’a aucun putain de sens, lâche-t-il en riant à nouveau.
J’aimerais lui demander pardon, accepter sa proposition, après tout il a raison, nous n’avons rien à perdre, mais avant que j’ai pu dire quoi que ce soit, Ambroise chuchote :
- Il vaut mieux que tu t’en ailles.
Sa demande me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre.
- Ambroise-
- S’il-te-plaît.
- Je veux y aller avec toi, insisté-je.
- Mais non ! proteste-t-il. Tu dis ça parce que tu te sens coupable. Je suis stupide !
Il daigne enfin me regarder dans les yeux. Mes paupières commencent à me piquer.
- Ilidia. Je veux juste être seul. On en reparlera plus tard, d’accord ?
À contre-cœur, je quitte sa chambre et descends les escaliers. J’essaie de ne penser à rien. En franchissant le seuil, un fin rideau de pluie s’abat sur mes épaules, trempe mes cheveux et mes vêtements. J’accélère le pas.
Sur le chemin du retour, les larmes s’échappent. Je les laisse faire, sans me soucier des quelques regards curieux des passants que je croise.
Je sais qu’on ne se « reparlera pas plus tard », parce qu’il n’y aura pas de plus tard.
Je sais que je ne le verrai plus.
C’est terminé.
J’ai tout gâché.
*
Ne trouvant pas la force de rentrer tout de suite, j’emprunte la longue promenade qui contourne la plage. L’eau dégouline sur mon crâne, s’infiltre sous mes vêtements. Mes pas rapides résonnent sur le goudron humide, ma démarche est raide et secouée de frissons. Le monologue d’Ambroise tourne en boucle dans mon esprit, déclenchant des spasmes de douleur dans mon ventre.
Peu à peu, les nuages se dispersent, laissant le soleil pointer le bout de son nez. Je prends le chemin de l’immeuble. Une fois dans le hall, je tâte mes poches sans trouver les clés. J’appuie sur l’interphone jusqu’à entendre le « clic » de l’interphone.
- Oui ?
- Tu peux m’ouvrir, s’il-te-plaît ?
Chacun de mes pas se répercute contre les murs de la cage d’escaliers.
Sans Ambroise, ce son dans le silence paraît sinistre.
Mon premier réflexe, aussitôt rentrée, est de m’enfermer dans la salle de bains. Appuyée contre la porte, je prends une profonde inspiration, expire par la bouche, puis tourne le verrou. L’eau chaude de la douche plaque mes cheveux en arrière, réchauffe ma peau paralysée par le vent et essuie les traces de larmes sur mes joues. J’enfile mon peignoir et essuie le miroir embué avec ma manche.
En contemplant mon reflet, je détaille mon visage rougi, mes cheveux ruisselants, dont quelques mèches tombent devant mes yeux gonflés. J’examine mon cou et la ligne de ma mâchoire avant de laisser retomber mes bras le long de mon corps.
Au moment où je pose le pied dans le couloir, je me sens vidée. Un sentiment qui m’effraie un peu mais qui m’apaise, d’une certaine manière. Enveloppée dans l’étoffe duveteuse, je me traîne jusqu’au salon et me laisse tomber sur le canapé, où je me roule en boule. Ludovica, installée à notre petite table, lève les yeux de son ordinateur.
- Toi, ça ne va pas.
Je me contente de me recroqueviller un peu plus.
- T’as envie d’en parler ?
Sur le coup, j’hésite. Je pourrais mentir, inventer une excuse. Puis je repense à Ambroise et sa bouilloire d’eau de mer, qui garde tout pour lui jusqu’au débordement. Alors je lui raconte en détails, d’une voix atone, mon dernier échange avec celui-ci, la mort de Sohrab, l’île et ses fantômes, son plan, ma réaction.
Quand je me tais, le silence retombe dans le salon. Le moteur des voitures est légèrement étouffé par la baie vitrée. Comme je fixe l’horloge en face de moi, je ne vois pas ma sœur se lever pour s’installer à mes côtés.
- Comment tu te sens ?
- Mal. Je ne me suis jamais sentie aussi coupable de ma vie.
Des torrents d’eau salée se déversent sur mes joues. L’idée je vide ma bouilloire d’eau de mer me fait presque sourire.
- Vous êtes de bons amis, ça va s’arranger
- Je ne suis pas sûre qu’on soit encore amis, avoué-je.
- Dans ce cas, il doit bien avoir un moyen pour regagner son amitié.
- J’imagine bien, mais qu’est-ce-que je peux faire ?
Elle me lance un regard presque accusateur :
- À ton avis ?
Superbe, j'aime beaucoup l'idée de cette bouilloire pleine d'eau de mer. L'avoir repris dans le titre est excellent ! La réaction d'Ambroise m'a touchée aussi, parce que c'est brûlant de réalité, celle de vouloir repousser les autres à tout prix. Même si on ne maîtrise rien, ça blesse également voire surtout la personne qu'on repousse... Et même si on croit se protéger, et bien... Je dirais que c'est le contraire.
Côté français, j'ai remarqué la répétition du mot interphone, quand Ilidia appelle sa soeur avec celui-ci. Mais je pense que ce sera facile de la supprimer (la répétition, hein, pas sa sœur).
Hâte de lire la suite !