Mon bureau me paraît étranger, désormais nettoyé des vestiges de mon imagination. Je passe ma main sur sa surface lisse. Ma dispute avec Ilidia m’a éclairci. Enfin, on ne peut pas vraiment parler de dispute, je me suis énervé sans la laisser en placer une.
Dans tous les cas, elle m’a aidé à prendre du recul sur mon « idée de génie ». Fondée sur une légende dont l’authenticité est peu probable. Au lieu de remettre ces fables en question, j’ai plongé dedans, tête baissée.
J’ai préparé un plan pour retrouver un mort. On dépasse le pathétique.
Sur mon calendrier, les jours cochés se rapprochent de la date fatidique. Celle que j’avais planifiée pour explorer Pradou. Je n’en pense plus rien. L’impatience qui électrisait mon corps il y a quelques jours s’est évaporée.
Je sors moins, esquive les endroits où Ilidia pourrait se rendre. Lâche, je sais, mais je n’ai pas la force de la croiser. Mon attitude m’a valu quelques appels de mes amis, qui « s’inquiètent ». À croire que je vais aller me jeter des rochers dès qu’ils détournent les yeux.
L’avantage, c’est que ma routine soirée + gueule de bois s’est interrompue. L’inconvénient, c’est qu’en passant plus de temps seul dans ma chambre, mes pensées dérivent toujours vers Sohrab.
D’abord, je les repousse avec des distractions. J’ai voulu continuer Killing Eve, mais la place vide à côté de moi sur le canapé m’a vite rendu mal-à-l’aise. Lors des repas, ma mère et Jende s’interrogent :
"Ça fait longtemps qu’Ilidia n’est pas venue, tout va bien ?"
"On ne voit plus ta copine, Ilidia, c’est ? Elle est déjà rentrée de ses vacances ?"
"Tu peux nous parler, si tu as des soucis."
J’aimerais leur expliquer, mais que devrais-je leur dire, à part que tout est de ma faute ?
Ma mère doit se douter que quelque chose cloche, puisqu’elle m’embarque de force dans diverses sorties. Tantôt pour l’aider à choisir une nouvelle plante, tantôt pour déjeuner avec elle pendant sa pause. Ce matin, elle a trouvé l’excuse des « courses ».
- Ambroise, pas la peine de faire semblant de dormir. Lève-toi, j’ai besoin de ton aide.
- Mais tu es grande, forte et si indépendante !
J’entends son soupir, ses chaussures qui résonnent dans le couloir.
- Je t’attends !
Son caractère obstiné gagne la bataille. Je balance mes jambes hors de mon lit. En me levant, le sol se met à tanguer, aussi il me faut beaucoup d’efforts pour ne pas tomber à la renverse. Quand je débarque dans la cuisine, la lumière m’éblouit.
- Il était temps que tu sortes de ton antre, Dracula, se moque-t-elle tandis que je couvre mes yeux de ma main.
Nous prenons la voiture pour nous rendre dans le centre. Sur les routes de campagne, je baisse la vitre pour goûter à l’air chaud, chargé de poussière et du parfum des pins.
Au cœur de la ville, les commerces s’éveillent. Ma mère me traîne à la boucherie, au marchand de légumes, puis m’envoie chercher du pain. Je traverse la place centrale, mes baguettes sous le bras. Mes yeux glissent sur les terrasses de cafés.
Soudain, à l’ombre d’un parasol, je reconnais Ilidia et sa sœur, assises face à face sur des chaises en plastique. Sur la table, j’arrive à distinguer Ludovica étaler des papiers. Je faire volte-face et m’éloigne le plus vite possible.
*
Ma mère repart au travail après le déjeuner. Un poids invisible ferme mes paupières, m’invite à m’abandonner au sommeil. Je sens les larmes monter, serre les mâchoires. Je ne peux pas continuer à laisser de simples tâches aspirer mon énergie. Pour m’occuper, je vide le lave-vaisselle, me concentrant sur mes gestes mécaniques. Sortir le panier à couverts, les essuyer, les trier dans le tiroir.
Des coups à la porte m’interrompent. Je me dirige vers la porte d’entrée, le torchon humide à la main. Devant le perron se tient Ilidia. Avant même que je regarde ce qu’elle tient, l’odeur de galette-saucisse atteint mes narines.
- Je t’en ai acheté une, commence-t-elle. Je me suis dit que ça te ferait plaisir.
- Euh, c’est gentil, mais j’ai déjà mangé.
- Oh.
Elle abaisse son snack. Sa mine maussade me fait regretter mon commentaire. Ses cernes violacés, ses cheveux emmêlés et sa chemise froissée la rendent encore plus misérable que moi.
- Tu veux entrer ? proposé-je, pris de pitié.
- Si tu n’es pas contre…
Je m’efface pour la laisser passer avec un semblant de sourire. Elle s’engouffre dans le hall.
Nous nous retrouvons dans la cuisine, la galette-saucisse encore tiède sur la table. Le tic tac de l’horloge semble hurler dans le silence. Toujours armé de mon torchon, j’explique que je dois finir de ranger. Aussitôt, Ilidia se porte volontaire pour m’aider.
- Reste ici, je m’en occupe. Tu voulais me parler de quelque-chose ?
Elle triture ses doigts en jetant des coups d’œil aux quatre coins de la pièce, comme si elle la découvrait pour la première fois. Je me rends compte, après coup, que c’est pour éviter d’affronter mon regard.
- Inutile de dire que je suis venue m’excuser. J’ai été une connasse et je regrette, voilà.
Après une inspiration, elle poursuit :
- J’ai beaucoup hésité avant de venir. Mais ce serait trop triste de se quitter comme ça, tu crois pas ?
J’approuve d’un geste de tête, empile les assiettes propres.
- Je voulais m’excuser aussi. Ma réaction était exagérée, je comprends ton sentiment. Je cherchais juste à m’accrocher à quelque-chose, aussi peu crédible que ce soit-
- Non, attends. J’ai réfléchi à ça aussi. Certes, l’idée a l’air… étonnante. Mais je n’ai jamais dit que je n’y croyais pas. Je pense qu’on peut tenter le coup.
Je m’interromps, pose mon torchon sur la table.
- Merde, je t’ai refilé mon obsession ! lancé-je en riant. Non, on ne va pas tenter le coup, il n’y a rien à tenter, c’est bon.
- Mais tu as bien fait des recherches, non ? proteste-t-elle. Tu connais bien l’île, ou au moins ses plans ?
Encore abasourdi par ce retournement de situation, j’abandonne la vaisselle sur le plan de travail et m’installe en face d’elle.
Dire que maintenant, c’est elle qui ne veut pas lâcher l’affaire !
- Plutôt, oui…
- Tu devrais être assez malin pour ne pas écouter une rabat-joie comme moi ! Après tous tes efforts, tu comptes abandonner ?
Je baisse la tête vers la nappe.
- Ça ne servira à rien.
- Moi, je crois que ce voyage peut avoir une utilité. Même s’il ne se passe rien, tu auras posé le pied sur l’île qui vous fascinait tant, tous les deux. D’une certaine manière, ça pourra t’apaiser. Et s’il se passe un truc… qui sait ? Parfois, il suffit de laisser le destin prendre les commandes.
Mon amie laisse flotter sa phrase dans la cuisine ensoleillée, fragilisant mes barrières de réticence.
- Oui, mais bon, le voyage doit s’organiser-
- Je m’attendais à ce contre-argument ! Désolée de te décevoir, mais ma sœur a tout prévu. Elle nous emmènera jusqu’au parking, on ira prendre nos billets et on partira pour la journée.
- Alors ? insiste-t-elle. Tu es partant ?
Submergé par l’émotion, je tourne la tête vers la fenêtre ouverte. Au milieu du jardin, deux papillons font la course et s’envolent toujours plus haut, jusqu’à disparaître.
- Ok. On tente le coup.
- Yes ! Pour fêter ça, galette-saucisse !
Magnifique, comme toujours. J'ai hâte de voir ce qu'il se passera sur cette île. Petit détail que j'ai remarqué : au dernier dialogue,
"-Je m’attendais à ce contre-argument ! Désolée de te décevoir, mais ma sœur a tout prévu. Elle nous emmènera jusqu’au parking, on ira prendre nos billets et on partira pour la journée.
- Alors ? insiste-t-elle. Tu es partant ?"
Ilidia continue seulement à parler, donc pas besoin de revenir à la ligne avec un nouveau tiret !
Mis à part ça, rien à signaler =)