Chapitre 5 : La ville des mouettes

Notes de l’auteur : Je suis très intéressé par vos retours (=

— Suivez-moi !

Ewannaël et sa famille entrèrent dans un long couloir obscur, hésitèrent avant d’y plonger derrière Armen. La vieille femme leur proposait le gîte et le couvert dans sa demeure sans rien demander en retour. Cela semblait trop beau après ce qu’ils venaient de traverser. D’autant plus qu’elle les entraînait dans le plus beau bâtiment de la rue. Ne leur préparait-elle pas un piège, tapie dans l’obscurité ? Ewannaël secoua la tête : c’était impensable. La perte d’Œil-du-Soir lui avait fait perdre toute rationalité.

Armen appuya sur un petit carré incrusté dans le mur et de la lumière apparut au plafond. Ses invités reculèrent, surpris par ce prodige.

 — Ne vous inquiétez-pas, expliqua-t-elle en souriant, c’est un luminaire électrique.

— Un lumi quoi ?

— L’électricité est une énergie que l’on utilise pour faire briller, chauffer une multitude d’objets. Je vous expliquerai plus tard, avancez !

— Ça brûle pas ? demanda Faè, craintive.

— Avance sans crainte !   

Ewannaël, Jolyn et Faè suivirent leur guide sans se lâcher les mains, sidéré par la décoration des murs. Leurs rebords étaient sculptés de motifs végétaux, leur parois tapissés d’une couleur mauve unie. Leur concepteur devait être une personne de grand talent. Au sol, une couverture douce comme une fourrure, tissée de fils serrés s’étalait sur toute la longueur du couloir. Une large palette de couleur la colorait, dessinant des figures animales et humaines. Seul, Ewannaël aurait pu demeurer assis une heure entière à l’observer sans pouvoir en saisir tous les détails. À ses yeux, le plus fascinant étaient les cadres dorés où étaient emprisonnés des paysages aux couleurs ternes. Il y avait des montagnes rocheuses, des plaines enneigées, des mers sillonnées de vagues. Ils ressemblaient à des vues de fenêtre que l’on aurait figées. Ewannaël se demanda combien de mois avaient été nécessaires pour reproduire ces visions si majestueuses sur ces petits objets. À moins qu’il s’agisse d’un nouveau tour de magie.

— Venez, vous n’avez encore rien vu !

Ewannaël s’arracha à la contemplation des paysages, s’aperçut que le reste de sa famille était au moins aussi fasciné que lui. Il dut tirer la main de Faè pour qu’elle avance. D’un regard vers son épouse, il s’aperçut qu’elle était complètement déboussolée. Armen les amena dans une pièce plus grande à elle seule que la maison qu’ils avaient quittée. Les murs étaient d’un vert végétal, ornés de cadres encore plus grands que ceux du couloir. L’un d’eux faisait la taille d’un homme, représentait des êtres ailés assis dans des nuages, assez proche du soleil pour le toucher. Émerveillé, Ewannaël sentit ses bras tomber ballants et sa bouche s’ouvrir. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

— Wow ! s’exclama Faè.

— C’est superbe, ajouta Jolyn. Vraiment superbe.

— Contente que vous appréciez, sourit Armen. C’est mon père qui a peint ce tableau. Allez, asseyez-vous.

Elle montra à ses invités une couche surélevée assez longue pour les accueillir tous les quatre, avec un dossier bombé d’une intrigante matière orange. Elle était entourée de meubles avec des plantes inconnues et des fleurs colorées. Ewannaël ne s’était plus assis sur quelque chose de mou depuis leur départ du village d’Eïwenn, une irrépressible envie de s’installer sur la couche surélevée le saisit. Les questions et les réponses attendraient.

Son corps s’enfonça dans le duvet orange, qui épousait la forme de ses membres. Jamais il n’avait touché une matière aussi douce, aussi confortable. La pression de ses muscles se relâcha, la douleur de ses ecchymoses s’atténua, il souffla de soulagement. Il invita Jolyn et Faè à s’asseoir près de lui, puis bâilla. Ewannaël avait une terrible envie de dormir. Dans ce duvet, il passerait sans doute la plus belle nuit de sa vie. Faè dut avoir la même idée car elle s’affaissa et s’abandonna au sommeil.

— Je vous sers une infusion ? demanda leur hôte.

— Je ne sais pas ce que c’est mais avec plaisir ! s’exclama Ewannaël. Votre maison est superbe, où avez-vous trouvé tant de merveilles ?

— Tout ça vient de Adlival, j’ai tout pris dans la maison de mes parents à leur mort. J’ai seulement ajouté les fleurs.

— C’est quoi Adlival ? demanda Edenn.

— La plus belle ville du monde. C’est là où je suis né.

— C’est aussi grand qu’ici ? demanda Jolyn.

— Beaucoup plus. Mais je vous en parlerai plus tard, voici vos tasses.

Armen posa trois petits verres de couleur blanche, ce devait être ce qu’elle appelait des tasses. Elle y versa de l’eau bouillante, puis des petits sachets de plantes qui la teintèrent de cuivre. Le léger ronflement de Faè rappela à son père les merveilleuses soirées où sa voix l’avait accompagnée jusqu’au sommeil. Il vit que Jolyn luttait elle-aussi pour garder les yeux ouverts. Fasciné par tous les objets alentour, Ewannaël n’avait quant à lui aucune envie de dormir. Les ovales translucides d’où échappaient la lumière, les petits hommes taillés dans une matière grise, les draps aux fenêtres et surtout la rondelle plate avec ses deux bâtons mouvants qui claquaient à un rythme d’une régularité parfait. Tout était nouveau et happait son regard.  Il voulait demander à Armen le nom et la fonction de chaque objet. Était-ce possible que toutes ces merveilles aient été fabriqués par une main humaine ?

Après une première exploration sommaire, ses yeux se fixèrent sur un détail spécifique. Un cadre à demi-caché par une fleur rose, différent des autres. Il montrait plusieurs humains avec une netteté ahurissante. Leurs corps avaient cependant perdu toutes couleurs, ne demeurait que du noir et du blanc. Stupéfait, Ewannaël se demanda quel prodige avait permis d’arriver à ce résultat miraculeux.

On y voyait une famille de trois personnes, comme la sienne. Un homme aux cheveux longs et à l’expression froide tenait les mains croisées sur son ventre. Une fille encapuchonnée d’un manteau gris se tenait devant lui, le regard vers le sol. Il lut dans ses yeux une amertume qui l’émut. Une femme, vêtue d’une longue tunique se tenait à côté, un sourire éclatant aux lèvres. Elle avait de longs cheveux noirs, ses bras poussaient son enfant vers le premier plan, exprimant sa fierté d’être mère. Son visage ressemblait à celui de leur hôte, de plusieurs dizaines d’années plus jeune. Ainsi, les « tableaux » pouvaient figer des images passées. Il ne put y réfléchir davantage, car Armen leur demanda :

— Pourquoi avez-vous quitté votre village ? Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure.

Ewannaël soupira, il avait éludé le sujet jusque-là, concentrant ses échanges avec Armen sur la nécessité d’aller chercher sa famille, de la mettre en sécurité. Il se résolut à dire la vérité mais fut devancé par Jolyn :

— On voulait du mal à notre fille. Nous sommes partis pour la protéger.

Incrédule, Armen s’assit en face d’eux.

— Vous avez tout ce voyage pour elle ? Vous avez eu besoin de combien de jours pour arriver ici ?

Les deux époux répondirent tant bien que mal à la série de questions que leur posa leur hôte, insatiable. Elle se passionna pour chaque détail de leur voyage, puis s’intéressa à leur ancienne vie, à leurs habitudes, leurs coutumes, leurs familles. La rondelle plate sonna deux fois avant que Jolyn réussisse enfin à retourner la conversation, à poser une question :

— Pourquoi êtes-vous la seule à nous comprendre ici ?

— J’ai travaillé des années comme interprète sur des navires. Votre langue ressemble beaucoup à celle que l’on parle dans les îles à l’est de Adlival. C’est une langue ancienne, je l’ai apprise à l’université. Excusez mes erreurs, ça fait des années que je ne l’ai plus utilisée.

— Vous parlez très bien, la rassura Ewannaël.

Armen inclina la tête, flattée, puis lui offrit un large sourire.

— C’est la première fois que des gens comme nous arrivent ici ? demanda Jolyn.

— Des explorateurs ont déjà été jusqu’aux villages du grand nord mais je n’ai jamais entendu parler de quiconque ayant fait le chemin inverse.

— Comment est-ce possible que personne ne soit jamais venu ici ?

— Maëlval est une ville récente, son chantier s’est achevé il y a seulement dix ans. Avant, il n’y avait que des montagnes.

— Que veut dire ce nom ?

— La ville des mouettes.

Ewannaël et Jolyn posèrent encore quelques questions avant d’arriver à la plus décisive : celle qu’ils redoutaient tous les deux. Ewannaël s’y attela, sans parvenir à regarder Armen dans les yeux :

— Nous ne retournerons pas dans notre village. Nous cherchons un endroit où habiter avec notre fille, le temps que nous construisions notre propre maison. Peut-être connaissez-vous quelqu’un qui…

— Ce sera une joie de vous accueillir ici. J’ai plusieurs chambres à l’étage.

— À l’étage ? répéta Jolyn, interloquée.

— En haut de la maison, il y a d’autres pièces.

— Votre maison est gigantesque… murmura Jolyn. Merci de tout cœur pour votre hospitalité.

— Oui, nous vous remercions, ajouta Ewannaël. Vous nous sauvez.

— Ne me remerciez pas trop. Si vous voulez rester ici, il va falloir me rendre quelques services.

— Tout ce que vous voudrez ! s’exclama Ewannaël.

Une lueur narquoise s’alluma dans les yeux d’Armen alors que résonnaient ces mots.

— Parfait. Nous en reparlerons plus tard. Allons-nous coucher, vous devez être fatigués. Je vais vous montrer la salle de bain et les chambres.

*

Ewannaël soupira de plaisir en s’immergeant dans le bain d’eau chaude dont la vapeur avait envahi la pièce. Il se répéta intérieurement tous les mots qu’Armen lui avait appris la veille, tenta de les replacer sur chacun des objets alentour. Lavabo, lampe, robinet, baignoire, carrelage de porcelaine : il était fascinant de voir autant d’objets et toute une salle dédiée à l’hygiène et au soin. Il s’y rendait tous les matins très tôt, avant le réveil des enfants, depuis leur arrivée, quatre jours plus tôt. Jolyn faisait de même le soir.

Sur le côté de la baignoire, il y avait une large variété de pots transparents emplis de mixtures colorées. Il n’avait jusque-là pas osé y toucher, malgré leurs parfums envoûtants. Ce matin-là, il décida d’ouvrir l’un d’eux, dont le vert évanescent lui rappelait la lumière des aurores boréales. Il toucha la matière crémeuse, la frotta entre deux doigts. Elle produisit une mousse écumeuse à la forte odeur boisée, qui lui évoqua la résine des pins. Après un nouvel essai, Ewannaël se résolut à en appliquer sur ses bras à gestes très lents, savourant ces caresses qu’il se faisait à lui-même.

Pour la première fois depuis leur départ de chez Eïwenn, son esprit avait trouvé une forme de quiétude. Ici, personne ne les retrouverait jamais, ils apprendraient la langue avec Armen et bâtiraient leur propre maison. Ewannaël regrettait seulement de ne pas avoir rencontré leur hôte avant la mort d’Œil-du-Soir. Son compagnon aurait été si heureux dans cette maison. Chaque soir, il visualisait son essence, une racine qui descendait jusqu’aux entrailles de la terre, invoquait leurs esprits pour demander de lui donner le repos qu’il méritait.

Sans cette terrible perte, la douloureuse absence de son frère, Ewannaël aurait pu considérer leur voyage comme une chance. Cet endroit leur promettait une vie de douceur et de confort, où les maisons repoussaient le froid, où la lumière électrique éclairait en toute saison. Il avait la sensation de n’avoir qu’effleuré les merveilleuses avancées de ce peuple qui allait devenir le leur. Son aventurier intérieur se réjouissait de toutes ces futures découvertes.

Un questionnement subsistait cependant : quel seraient les services dont avait parlé Armen ? Elle n’y avait plus fait allusion depuis leur arrivée, s’était contentée de quelques demandes au niveau de la cuisine et du rangement. En sortant du bain, il se promit de lui demander. Leur hôte devait être réveillée, elle se couchait et se levait tôt. Il se sécha dans une grande serviette blanche, retint une grimace quand le mouvement raviva les douleurs de son dos. Il se vêtit seulement de sa longue tunique de peau de caribou pour descendre.

Armen cousait avec de minuscules aiguilles blanches sur un tissu bleu pâle, y ajoutant des lignes de couleurs éclatantes. Elle le salua sans lever les yeux :

— Bonjour, Ewan.

Habité aux simples hochements de tête le matin, il répondit avec maladresse dans la langue de Maëlval :

Tùn Nonrak, Armen.

— Tu sens bon.

La vieille femme le regarda droit dans les yeux en faisant son compliment. Mal à l’aise, il sentit la chaleur lui monter aux joues, ne sut que répondre. Armen ajouta :

— Tu dois avoir chaud, il faudrait que je te donne des vêtements plus légers. Je regarderai dans la garde-robe, il doit me rester quelques tenues de mon mari.

— Il n’est pas là ?

— On s’est séparés il y a quinze ans.

— Il est mort ?

— Non. C’était un choix.

Une telle idée paraissait inconcevable à Ewannaël qui répondit en haussant les sourcils :

— Pourquoi faire ?

— On ne se voyait déjà presque pas entre mes expéditions d’interprète et son travail. On ne s’aimait plus et les enfants étaient partis. C’était une évidence.

— Quelle tristesse.

— Au contraire, c’était un soulagement. J’ai obtenu cette maison et de quoi vivre sans souci jusqu’à la fin de mes jours.

— Vous ne le voyez plus ? Où vivent vos enfants ?

— Non. Ma fille est architecte, mon fils est secrétaire d’un conseiller du Chios.

— Le Chios ?

— Le chef élu par l’assemblée de Adlival. Un des hommes les plus puissants du pays. J’ai lu que vous appeliez ça la cacique ?

— Oui, répondit Ewannaël avec amertume.

Sa mère avait obtenu ce rang peu après la mort de son père. Il n’avait fait que la rendre plus malheureuse, plus acariâtre. Le pouvoir était une malédiction.

— Vos enfants reviennent vous voir ?

— Je leur rendais visite, avant. Ça fait des années. Ils font leur vie, je fais la mienne. Les places de bateau sont chères et le trajet long jusqu’ici. Et je n’ai plus l’âge d’aller à Adlival. Même si je le regrette souvent, c’est un endroit merveilleux.

— Qu’est-ce qu’il y a de si extraordinaire là-bas ?

— Tout est mieux. Il y a des bâtiments immenses, une gastronomie fantastique, des écoles et des usines, des concerts dans les rues, des restaurants ouverts à toute heure, des foules dans les places… Les plages y sont immenses, ensoleillée trois quarts de l’année. Pendant mes études, j’ai rencontré des gens venus des quatre coins du monde. C’est un endroit d’accueil, où tout le monde a sa place. Chaque été, il y a une fête qui dure une semaine entière. J’y suis allée à chaque fois pendant vingt ans. Ça me manque.

La voix nostalgique d’Armen acheva de convaincre Ewannaël que Adlival était une ville à part. Il peinait à croire qu’un endroit existait mais aurait-il cru à Maëlval quelques jours plus tôt ? Pour la première fois, l’idée émergea dans son esprit d’aller vivre là-bas avec les siens. Cette pensée fugace se rangea dans un coin sombre de son esprit, prête à ressurgir.

— Si cette ville est si parfaite, pourquoi tout le monde ne vit pas là-bas ?

— La plupart des gens qui sont ici préfèreraient, mais ils n’ont pas eu le choix. Adlival a besoin des ressources produites ici pour continuer d’exister. On a envoyé beaucoup de personnes ici en leur promettant un beau travail et un retour prochain. Sans leur dire qu’ils n’auraient pas les moyens pour revenir avant des années. Tout est question d’argent.

Cela faisait plusieurs fois qu’Armen évoquait l’argent, lui donnant de nombreux noms et surtout une importance démesurée. Ewannaël peinait à comprendre comment les petits ronds de cuivre et d’argent qu’elle lui avait montrés pouvaient avoir tant de pouvoir. Tout à Maëlval pouvait être échangé contre cet argent, dans un système aussi étrange que complexe. Peut-être les services que cherchaient Armen y étaient liés. Ewannaël voulut s’en assurer :

— Que pouvons-nous faire pour vous remercier de votre hospitalité ? Jolyn et moi serons heureux de vous aider.

— Ravie de l’entendre. Un de mes amis serait intéressé pour donner du travail à ta femme et ta fille.

— Du travail ?

— Ils iront chercher des minerais sous les montagnes, comme la moitié des gens qui vivent ici. C’est un labeur difficile, mais sans aucun danger. Ils gagneront beaucoup de pièces. Vous pourrez acheter votre propre maison dans quelques mois.

— J’irai là-bas, je…

— Impossible. Les galeries sont beaucoup trop étroites pour toi. Ne t’inquiète pas, j’ai des travaux, du ménage et du rangement ici. Tu ne t’ennuieras pas, je peux te l’assurer.

— Merci pour votre bonté. Nous te sommes reconnaissants de cette aide. Mais Faè ne peut pas…

— Elle peut rester ici, mais ce serait dommage, les petites comme elle sont très recherchées. Elle pourra se faufiler partout. Ce sera comme un jeu pour elle. On en a déjà parlé hier, elle avait l’air intéressée.

— Non, elle doit rester ici. Elle doit se reposer.

Ewannaël se rappela que sa fille était restée une bonne heure sur les canapés avec Armen, pendant qu’ils préparaient le repas avec peine, peu familiarisés avec les innombrables ustensiles de la cuisine. Faè l’avait inondée de questions, laissant libre cours à sa curiosité.

— C’est une grande fille, très intelligente. Elle te ressemble beaucoup. Elle m’a aussi dit ce qui était arrivé à votre chien. Je suis vraiment désolée pour vous, ce devait être horrible !

Il se mordit les lèvres pour cacher son émotion. S’il avait été moins stupide ce jour-là, Œil-du-Soir n’aurait pas eu à subir un tel sort. Ses doigts s’agrippèrent sur le coussin du sofa et il parvint à articuler :

— Ça l’était.

— Les gens d’ici n’aiment pas trop les animaux. Ils disent qu’ils apportent des maladies. Ils aiment encore moins les étrangers. Vous avez de la chance d’être tombés sur moi. Et j’ai de la chance d’être tombée sur toi.

À ses mots, Armen rit à gorge déployée. Ewannaël se força à sourire, déconcerté. Quelle chance représentait-il pour elle ? Il ne connaissait rien de cette ville, ne parlait pas la langue.

— D’ailleurs, reprit-elle, je voulais t’offrir un cadeau. Pour te souhaiter la bienvenue. Attends-là.

La vieille femme s’éloigna dans le vestibule attenant au salon, un doigt sur les lèvres. Elle revint avec un coffret noir, grand comme pouce, puis s’assit à côté d’Ewannaël.

— Tiens. Ouvre.

Lorsqu’il s’exécuta, un petit « clac » résonna, pour dévoiler un anneau doré. Il brillait comme un éclat de soleil que l’on aurait emprisonné dans l’ombre, d’une lueur qui lui rappela le cœur des flammes dans l’âtre. De fines gravures l’entouraient.

— C’est une crinsôr. L’alliance de mon mari. Il ne la portait jamais. Tends la main, je vais te l’enfiler.

Ewannaël ne sut que répondre. Était-ce dans la culture de Maëlval d’offrir de tels cadeaux à ses invités ? En avait-elle aussi préparé pour le reste de la famille ? Un malaise insidieux parcourut sa peau alors qu’elle attrapait son poignet, le pliait pour tendre sa main à plat. Les contacts physiques étaient rares dans son village, réservés aux membres de la famille, aux proches amis. Était-ce ainsi qu’Armen le voyait ? C’était trop tôt. Beaucoup trop tôt.

À gestes lents, Armen enfila le bijou. Au grand désarroi d’Ewannaël, elle ne le lâcha pas pour autant. Pire, ses mains caressèrent son avant-bras, elle glissa son pouce jusqu’au bas de son coude. Ses muscles se raidirent alors qu’elle remontait au biceps, passant sous sa tunique. Elle approcha son visage ridé avec ses yeux noisette jusqu’à ce qu’Ewannaël sente son souffle sur sa joue. Sa respiration se ralentit, ses jambes se figèrent et son regard se perdit dans l’azur du tableau le plus proche. L’instant d’après, elle les retira. Puis elle se leva et sortit.

Seul dans le salon, sidéré, Ewannaël se demanda s’il rêvait encore. Pourtant, l’alliance brillait à son index. Son cœur battait la chamade, il avait chaud. Il tenta de retrouver ses esprits et son souffle : sa réaction était démesurée. Armen avait voulu lui faire plaisir, lui montrer son hospitalité. Elle n’avait seulement pas les mêmes codes : tout était différent ici. Qu’avait-elle pensé de sa réaction ? Il se promit de la remercier aussi vite que possible. Armen avait raison : ils avaient eu beaucoup de chance de la rencontrer.

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