Au matin du cinquième jour à Maëlval, la main d’Ewannaël ne trouva que le vide. Il se réveilla en sursaut, tâtonna pour chercher le dos de Jolyn. Elle avait disparu. Faè ronflait dans son lit à barreaux, trop petit pour elle. La mémoire lui revint alors qu’il se redressait contre son oreiller. Sa femme était partie un peu avant l’aurore, pour son nouveau travail. Il avait voulu la suivre, mais Faè ne pouvait rester seule. Il n’avait pas pensé se rendormir aussi longtemps. Son nouveau matelas faisait des miracles.
La pluie ruisselait sur le carreau transparent de la fenêtre, d’imposants nuages annonçaient l’orage. Un spectacle aussi nouveau que fascinant. Il espéra que Jolyn était à l’abri. Sur la chaise à son chevet, une assiette de porcelaine avec une tasse et un pain en croissant de lune aux reliefs dorés. Il reconnut une infusion similaire à celle qu’Armen leur avait servi le premier jour. La tasse avait refroidi et le goût le surprit, plus fruité. Il l’apprécia un peu plus à chaque bouchée. Le pain en croissant avait lui conservé la chaleur. Quand il croqua, la saveur douce des multiples couches et une texture aussi moelleuse que craquante ravirent ses papilles. Il savoura la chaleur qui se répandait dans sa bouche et sa gorge. Jamais il n’avait dégusté un aliment d’une telle qualité. Il espérait que Maëlval lui réservait d’autres merveilles. Quand il eut fini, il se lécha les doigts plusieurs fois, pour tenter de s’imprégner encore de ce goût si agréable, puis ramassa les nombreuses miettes au pied de son lit. Ainsi penché, il se laissa surprendre par le réveil de Faè, annoncé par sa voix fluette :
— Maman est partie ?
— Oui, ma petite fée. Elle revient ce soir.
— On descend ?
Ewannaël n’en avait aucune envie. Le souvenir des caresses d’Armen demeurait vivace, il craignait de la retrouver. Il préférait retourner s’allonger sur son matelas moelleux, à profiter de la chaleur de la pièce. Pourtant, il se leva, ébouriffa Faè et admira ses yeux, aussi bleus qu’une mer calme.
— Bien sûr !
Ils descendirent l’escalier main dans la main et s’installèrent dans le salon en racontant leurs rêves. Ewannaël les avait oubliés et inventa une histoire absurde sur une terre où la nuit ne se couchait jamais. Quand ils furent assis, il guetta le bruit de la porte, du retour d’Armen. Il avait l’impression qu’elle pouvait surgir à tout moment derrière lui, pour mettre ses mains sur ses épaules, ses bras, ses mains. Il tressaillit lorsqu’un objet heurta la fenêtre, se mordit les lèvres pour cacher ses craintes.
— On s’en va quand d’ici ?
Pris de court, Ewannaël haussa les épaules. Malgré toutes ses merveilles, il savait qu’il faudrait quitter cette maison, un jour ou l’autre. Ce n’était pas la leur.
— Quand on trouvera une autre maison.
— On ira à Adlival ?
— Qui t’a parlé de ça ?
— Armen. Elle m’a dit que là-bas, y avait des spectacles avec des gens qui crachaient du feu, qui faisaient des sauts très hauts, qui lançaient plein de balles à la fois. Qu’y avait des maisons où ils donnaient des repas déjà préparés ou des jouets déjà taillés. Qu’y avait plein d’enfants de mon âge. Je veux y aller.
— C’est loin.
— On ira en bateau alors, tu nous…
La porte claqua. Le froissement de la robe d’Armen parcourut le couloir de l’entrée. Ewannaël n’entendit pas la fin de la phrase de Faè. Son corps se tendit, aux aguets, comme lorsqu’il chassait. Sauf qu’à ce moment, il lui semblait être la proie. Il resserra sa prise sur la petite main chaude de sa fille. Ses inspirations s’étirèrent alors que les chaussures de la vieille femme frottaient les laques du parquet.
— Bonjour, Ewannaël et Faè ! Heureuse de vous voir réveillés !
Le pêcheur hocha la tête et se força à feindre un sourire.
— J’ai acheté quelques fruits et du pain, si vous voulez manger quelque chose. Je vous fais une infusion.
— Oui ! s’exclama Faè. Je veux un fusion !
Les deux adultes rirent. Ewannaël sentit les battements de son cœur se calmer. Armen était amicale, bienveillante, il devait oublier ses stupides états-d’âme. Alors qu’elle apportait quelques denrées, il demanda :
— Ça va pour Jolyn ?
— Bien sûr.
— Elle est avec des gens que tu connais ?
— On peut dire ça. Ne t’inquiète pas, le travail est simple, elle n’aura pas besoin de beaucoup parler.
— Elle va faire quoi aujourd’hui ?
— Tu lui demanderas toi-même.
Étonné par cette réponse sèche, Ewannaël fronça les sourcils. Armen s’en aperçut et ajouta :
— Je veux dire que je ne sais pas exactement. Tout dépend des besoins. Elle te répondra mieux que moi.
— C’est quoi ça ? s’interrogea Faè, peu intéressée par la conversation des adultes. Elle tendait le doigt vers une boîte de fruits rouges en forme de museaux constellé de grains dorés.
— Des fraises. Elles ont coûté cher, ce sont les premiers arrivages du sud. Goûtez !
Partagé entre curiosité et crainte, Ewannaël attrapa l’une des fraises, tâta sa chair tendre, puis imita sa fille. Faè ne l’avait pas attendu pour croquer au cœur de sa proie. Aussi doux que juteux, ce fruit dépassait en saveur tous ceux qu’il avait goûtés jusque-là. Sa fille en avait déjà pris une autre, les lèvres dégoulinantes de rouge. Armen gâcha ce spectacle amusant d’une voix détachée :
— J’ai entendu que la police recherchait un fugitif. Un grand homme barbu aux longs cheveux noirs et aux yeux verts, qui aurait possédé un chien enragé. J’ai croisé plusieurs patrouilles dans les rues. Personne ne sait où il se cache, mais je crois qu’il vaut mieux qu’il évite de sortir.
*
— Edenn, ça va ?
Quand Jolyn entra, Ewannaël la serra fort dans ses bras, comme au retour d’une expédition en mer. Sans se l’avouer, il avait passé la journée à s’inquiéter pour elle, à attendre son retour. Puis il se dépêcha de fermer la porte.
— Qu’est-ce que tu fais, Ewan ?
—Il ne faut pas qu’on me voie. Armen a dit que des gens me cherchaient.
— Tu crois qu’ils ont que ça à faire ?
— Il faut être prudents.
— Alors, mon amour, cette journée ?
— Armen m’a fait ranger une pièce tout en haut de la maison, elle appelle ça le grenier. On a trouvé des vieux jouets avec Faè. Je l’ai aussi aidée à repeindre un mur dans le couloir du bas. Et toi ?
— Ça va. C’était…
Un cri d’Armen la coupa, venu de la cuisine :
— Ewannaël ! Viens m’aider !
— Je te raconterai ce soir, murmura Jolyn. Je vais à la salle de bain.
Les deux époux s’embrassèrent avant de se séparer. Faè suivit Ewannaël à travers le couloir, au pied de l’escalier que gravissait sa mère. Ils rejoignirent Armen, occupée à hacher une touffe de fines tiges vertes. Derrière elle, plusieurs récipients de métal chauffaient sur un foyer sans flammes ni fumée. Les meubles accrochés au mur, au niveau du visage, étaient tous ouverts. Ils abritaient de nombreuses denrées, outils et objets inconnus. Il ne put observer ces nouveautés plus avant, car Armen tendait déjà une cuillère en bois à sa fille.
— Tiens, Faè, grimpe sur la chaise et remue cette casserole ! Ewannaël, prends les courgettes dans le réfrigérateur !
L’intéressé hésita un instant, puis suivit la direction montrée par Armen. Elle désignait un grand rectangle blanc à la poignée de cuivre. Quand il l’ouvrit, une vague de fraîcheur se répandit sur son visage. Elle lui rappela les vagues de vents glacés qui le saisissaient lorsqu’il sortait de sa maison en saison des ténèbres. De nombreux légumes et restes d’assiettes étaient entreposés sur trois étages, ventilés d’air froid. Ewannaël réfléchit à ce que pouvaient être les courgettes, avant d’être aidé par la voix d’Armen :
— Les grands légumes verts ! Prends-en deux.
Quand elles furent à table, Armen lui tendit un petit couteau percé de deux fentes parallèles, avant de se retourner vers les casseroles. Ewannaël demeura perplexe, incapable de comprendre ce qu’elle attendait de lui. Il planta l’ustensile dans la chair du légume sans conviction, répéta l’opération jusqu’à découper une tranche difforme.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
Armen commença à rire. Cette fois, il ne put l’imiter.
— N’aie pas peur de me demander, Ewannaël. Je suis là pour t’aider. Je vais te montrer.
La vieille femme tendit la main vers son poignet, il recula brusquement et s’exclama :
— Ne me touche pas !
Faè se retourna, inquiète. Armen fit un pas en arrière, choquée. Ewannaël reprit, d’une voix plus basse :
— Explique-moi, mais ne me touche pas.
Son interlocutrice se rembrunit :
— Comme tu veux.
*
Faè s’endormit longtemps après l’apparition des lunes. Son ronflement sonna comme une victoire à son père, qui, éreinté, put s’allonger dans le lit conjugal. Jolyn avait encore les yeux ouverts.
— Le travail à la mine est difficile, murmura-t-elle alors qu’Ewannaël l’enlaçait.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Ils m’ont fait tirer des chariots, porter des outils dans des galeries sombres, mal éclairées. Plusieurs hommes m’aboyaient des ordres, riaient quand je ne comprenais pas. Ils criaient quand je voulais m’arrêter.
— Il faut qu’on parte d’ici, annonça son mari. On a repris des forces, on peut reprendre la mer.
— Tu es fou ?
— Je n’aime pas cette ville. Tu ne peux pas continuer à faire ça.
— Mais, Ewan, on n’a pas le choix ! Il faut qu’on reste ici. Armen est la seule nous comprendre. On a aucun argent, et c’est avec ça qu’ils ont des maisons et de la nourriture ici. Faè est en sécurité, on a un toit.
— Cette maison n’est pas la nôtre.
— Je sais. Il faut qu’on reste le temps de reprendre des forces, de gagner de l’argent, de parler la langue d’ici. On a aussi besoin de temps pour réfléchir à là où on vivra.
— Je ne peux pas attendre alors que vous êtes sous ces montagnes tous les jours et que…
Ewannaël s’interrompit, incapable d’avouer la peur qu’Armen lui inspirait.
— Ne t’inquiète pas, j’en ai vu d’autres. C’était que le premier jour, ça ne pourra qu’aller mieux.
Son mari se tut, à court d’arguments. Jolyn avait raison. Pourtant, il gardait l’intuition que la meilleure décision demeurait de partir au plus vite.
*
— Viens dans ma chambre, j’ai quelque chose à te montrer.
Ewannaël se réveilla en sursaut et se leva, intrigué. En ce début d’après-midi, il avait suivi l’exemple de sa fille, qui rattrapait les heures perdues à cause de son coucher tardif. Armen se tenait sur le pas de la porte, vêtue d’une courte robe blanche. Elle avait maquillé son visage d’une poudre brune, surligné le dessin de ses yeux et exhalait une forte odeur de fleur. Surpris de sa tenue, il la suivit. Sans doute allait-elle lui montrer des objets inconnus, lui apprendre de nouveaux mots. Elle avait passé la matinée à le faire, en même temps qu’il repeignait une armoire.
Ils traversèrent le long couloir de l’étage, jusqu’à la porte du palier. Elle ouvrait sur une pièce encore inconnue à Ewannaël.
— Ferme les rideaux et assieds-toi. Il y a un bol sur la table de chevet, c’est pour toi. C’est encore meilleur qu’une infusion.
Il s’exécuta, intrigué par cette requête surprenante, but en s’intéressant à son environnement. Le matelas d’Armen était encore plus moelleux que les leurs, assez large pour accueillir trois personnes. Le lit constituait le mobilier le plus remarquable d’une chambre à la décoration sobre. Les murs étaient tapissés d’un gris décoloré par le temps, quelques vases aux contours argentés y étaient accrochés. Quatre photographies étaient accrochées au-dessus de la porte, toute à la même hauteur, encadrées d’or. Elles représentaient des paysages à couper le souffle. Malgré le noir et blanc, le pêcheur reconnut les immenses glaciers qui se trouvaient à une semaine de navigation de sa maison. Il n’avait été les observer que trois fois au cours de son existence ; une fois avec son père, puis avec son frère et enfin avec Jolyn peu après leur union. Le souvenir des immenses montagnes de glace, relégué dans les affres de sa mémoire, ressurgit à cet instant. Il oublia complètement Armen, Maëlval et tout le reste, plongé dans le passé.
Il se souvint de son oncle lui expliquant de sa voix rocailleuse que les esprits de la mer venaient se reposer au sein des glaciers lors de la saison des ténèbres. Il se souvint avoir vu un important groupe de manchots parader en face de son voilier. Avec Briennec, ils avaient accosté et s’étaient approchés à seulement quelques pas des oiseaux du nord. Il avait contemplé une splendide voûte étoilée en tenant Jolyn dans ses bras. Cette nuit avait été le couronnement d’un voyage de plus de trois semaines le long de la côte. Ils s’étaient endormis en se racontant des histoires fantastiques. Le lendemain, ils avaient accosté, puis s’étaient battus dans la neige comme deux jeunes enfants. Insouciants.
Pour la première fois, ces souvenirs heureux de sa terre d’origine se muèrent en nostalgie. Des instants, des sensations dont il pouvait encore se figurer chaque détail et qui n’existaient pourtant que dans son esprit. À portée de main et pourtant si lointains… Cette joie du passé amena avec elle l’amertume d’un présent différent du futur qu’il avait espéré. Tout lui manquait. La liberté des sorties en mer, la vue d’immenses étendues de neige en se levant le matin, le silence qui régnait lorsque le ciel se taisait, la danse des lumières vertes la nuit, les traces laissées par ses pas, la chaleur de l’âtre, la douceur du lit de fourrure, la sensation de chaleur envahissant les muscles en rentrant à la maison….
Malgré ses merveilles, Maëlval ne pourrait jamais remplacer ce dont il s’était privé. Quitter sa terre était revenu à se mutiler de ce qui comptait à ses yeux.
— Ewannaël, ça va ?
— Oui. Ces images m’ont rappelé des souvenirs.
— Ah, les icebergs. Mon père les a photographiés lors de l’une de mes dernières expéditions dans les villages du nord. C’est vrai qu’ils sont magnifiques. Je rêve d’aller les voir un jour. Tu me les montreras.
Ewannaël secoua la tête, refusant d’envisager la perspective d’un tel retour. Il ne reviendrait pas là où l’on avait menacé la vie de Faè. Il bâilla, pris d’une irrésistible envie de s’allonger. Armen choisit ce moment pour dénouer ses tresses. Elle avait de beaux cheveux blancs, fin et soyeux, au parfum floral. Ewannaël s’inquiéta de ces gestes, voulut se lever et quitter la pièce. Malheureusement, ses membres ne lui répondaient plus, engourdis, et son esprit sombrait peu à peu dans la torpeur. Il lâcha le bol, entendit un vague choc, puis tomba sur le dos. De ses pensées embrumées, il réussit à extraire une phrase :
— Le thé… vous avez… dans le thé.
Sa langue retomba ensuite contre son palet, pâteuse et lourde. Il devait lutter pour garder les paupières ouvertes. Armen détacha un à un les boutons de sa veste, qui se posa sur le sol sans un bruit. Ses bras nus avaient eu jolie couleur brune, avec de petites rides autour de ses coudes. Le regard rassurant qu’elle jeta à son invité ressemblait à une menace. Ewannaël sentit les battements de son cœur s’affoler, alors que tout son corps demeurait figé, par le narcotique et la terreur. Une pulsion de survie l’aidait à lutter contre l’appel du sommeil : cette femme était un danger. Faè était seule dans leur chambre. Il ne pouvait pas l’abandonner. Il fallait se lever, mais son corps s’y refusait.
— Pas d’inquiétudes, Ewan, ça va t’aider à te détendre.
Ce surnom affectueux avait été susurré des dizaines de fois à son oreille, par Jolyn, allongée le long de son dos. Utilisé par Armen, il sifflait comme un vent mortel. Elle s’approcha, s’assit contre Ewannaël, desserra sa tunique et découvrit ses épaules. Elle les caressa, des larmes silencieuses naquirent sur ses joues. Il haïssait cette femme au sourire faux, se maudissait pour sa naïveté. Pourquoi l’avait-il suivie dans sa chambre, accepté son poison ? Il lui semblait être écrasé sous une tonne de neige et de glace, promis à une mort lente et douloureuse. Son cœur se déchirait en songeant qu’Armen allait sans doute aussi s’en prendre aux siens. De rage, il parvint à soulever sa main. Elle était trop lourde, retomba sur la couette.
— Je t’ai accueilli dans ma maison alors que tu dormais dehors. Je t’ai guidé alors que tu ne parlais pas notre langue. Je t’ai nourri, je t’ai donné une chambre. J’ai trouvé un travail à ta femme. Je protège ta fille. Tu me dois bien un peu d’amour.
Armen aurait tout aussi bien pu le menacer de lui planter des couteaux dans le ventre. Elle caressait ses cheveux à présent, approchait son visage. Il voulut disparaître, chasser cet être malfaisant. Ses larmes coulaient contre ses tempes, puis mouillaient les draps. Il ne put soutenir son regard, ferma les yeux alors qu’elle enlevait ses vêtements. Il n’avait plus ressenti une telle impuissance, une telle horreur, depuis la mort d’Ilbaël. La voix de son agresseuse se radoucit, jusqu’à devenir murmure :
— Je sais ce que tu penses. Ici, sur cette terre, les gens s’unissent avec qui ils le souhaitent, le temps qu’ils le souhaitent. Cela peut-être une nuit ou une vie. Ça n’a aucune importance. Jolyn n’en saura jamais rien.
Ses lèvres se posèrent sur les siennes, comme pour aspirer son âme. Ce contact l’écœura. Ses mains caressèrent son torse, y répandirent un poison qui n’avait pas d’antidote, ouvrirent des blessures qui ne pourraient cicatriser. Un feu brûlant qui détruisait tout, jusqu’à l’intérieur. Un incendie dont aucun vent ne pouvait chasser les cendres.
Honte.
Impuissance.
Désespoir.
Blessure d’une nuit. Blessure d’une vie.