Chapitre 6 : Séverin

Notes de l’auteur : Et hop, un chapitre pour vous m'sieurs, dames !

Le temps passait et l'urgence à trouver la partenaire idéale se faisait clairement ressentir. Il fallait que je me secoue les puces. Qu’un miracle s’opère. Et ce miracle, je priais pour qu’il s’agisse d’une gosse des classes inférieures.

— Eh ! Oh ! Lananette !  

Ma voix s’éleva dans les couloirs. Je courais derrière la fille dont Mary-Lou, la sœur de mon ami, m'avait encore parlé l’avant-veille. Cette fille était un véritable petit génie qui reproduisait à la perfection des enchaînements à peine vus. Cette petite campagnarde, pas plus grande qu'une table base et demie, et qui se retrouvait parmi les enfants de bourgeois et commerçants était la seule à détenir ce don, cette chance. Une aptitude comme ça, c’était à se damner. J’avais besoin d’elle, mais surtout de ses jambes.

Après des mois à travailler sur ma présentation de fin d'année, et les multiples partenaires que j'avais repoussés, j'avais besoin de toucher l'exceptionnel.

Lananette avait ce que peu des personnes possédaient ; le talent. Je voulais aussi qu'elle me parle de ses chaussons… Des filles de sa classe semblaient croire qu’elle dansait encore mieux depuis qu’elle les avait achetés. C’était idiot à croire, mais en écoutant Mary-Lou raconter tout un tas d’histoires fabuleuses sur cette fille, je me sentais le droit de rêver.

— Lananette !  

Elle se retourna, ses mèches couleur de blé me parurent flotter sous son mouvement. Elle écarquilla ses immenses yeux verts, plus clairs que les miens, plus perçants aussi et pencha la tête sur le côté, avant d’entrouvrir ses petites lèvres roses dans une expression qui chuchotait : que me veux-tu ?

Sous le lustre solitaire du premier étage, je m’approchai de la fille, le pas souple, le dos droit, et lui tins mon plus charmant sourire… Celui qu’aucune fille n’aurait pu ignorer.  

— Excuse-moi de t’appeler comme ça dans les couloirs, j’aurais voulu parler avec toi, de deux, trois trucs.  

Du haut de mes dix-huit ans, je ne l’impressionnais pas, ça se voyait dans sa façon de me regarder. Elle n’avait aucune intention de faire la bécasse ou de rougir. Pas son genre.  

— Je te donne quelques minutes, mais fais vite, j’ai cours de géographie, répondit-elle sur un ton détaché.  

Je la scrutais, à l’affut d’une émotion, mais la fille ne laissait rien transparaitre sur son visage, à contrario, sa voix m’en racontait plus sur ses ressentis. Elle ne me portait pas dans son cœur. Mary-Lou avait dû faire les présentations. Comment m’avait-elle décrit ? Comme un monstre d’humeur ou comme un sale type ?

— Ce sera court. Premièrement, est-ce que tu accepterais de devenir ma partenaire le temps d’une performance ?  

Ses yeux s’agrandirent de nouveau, sans pour autant que je mette un nom sur son expression. Surprise ou incrédulité ? Cette fille avait un truc de différent, une étrangeté que je n’arrive pas bien à cerner. Le vide ou la neutralité noyait ses états d’âme.

— Pourquoi ? Enfin, je veux dire, pourquoi moi ?  

— Mary-Lou semble croire que tu es la partenaire idéale. Elle tanne Ludwig pour qu’il danse avec toi, mais il ne veut pas se risquer avec une troisième année.

— Je ne suis pas sûre d'être à la hauteur.

Le ton de sa voix se refroidie. Croit-elle que je me moque-t-elle ?

— J'ai jeté un œil dans ta classe. Tu es à la hauteur. Plus haut que tu ne l'imagines. Ce manque de confiance en toi, c’est triste.

Moi, le type qui pouvait douter des heures dans un recoin de sa chambre, j'osais cette remarque ! J’étais gonflé.

Comment une gamine, capable de reproduire au pas près des enchaînements difficiles, ne cherchait pas à se vanter ? Comment pouvait-elle me dire « j’en suis moins sûre » ? Je l’avais vue pendant son cours derrière la verrière. J’avais vu son professeur hypnotisé par chacun de ses gestes. J’avais senti monter en moi une envie déplorable de devenir elle.  

— Je t’effraie ? continuai-je, sans faire montre de mon impatience.  

Un sourire étira mes lèvres. Est-ce que mon charme légendaire opérerait sur elle ?  

— Pas vraiment, répondit-elle, avec un « je m’en foutise, royal ».

Lananette ne me craignait pas. Sous son aspect de jeune fille timide, elle semblait cache un caractère solide, une résolution à ne laisser personne l’impressionner ou l’écraser. Bien qu’inexpressive ou fade d’expression, ses prunelles me parlaient de tempérament. Elle savait se tenir jusqu’à exploser. Tout mon contraire, pour tout dire. Je sortais de mes gonds à la seconde où on se jouait de moi.

— Alors, tu acceptes ?  

— Je ne sais pas. Est-ce que je peux y réfléchir ?  

Je sentis poindre l’échec, lorsque derrière moi son professeur intervint :  

— Lananette, ce que te propose Séverin est une aubaine. Tu as là, un des premiers danseurs de l’académie. Un jeune homme qui pourrait faire de l’ombre à notre très chère Lucinda.  

Il se tourna vers moi et me sourit.  

— Avec une sœur pareille, on ne peut que vouloir toucher les étoiles aussi. Je me trompe, monsieur Morias ?  

Amer, je me forçai à lui rendre son sourire.  

— N’est-ce pas ? Avec une sœur comme la mienne, on ne peut que vouloir le meilleur pour sa propre carrière.  

Encore ces réflexions sur ma sœur, sur son extraordinaire talent qui coulait désormais en moi. Est-ce qu’un jour, on me remarquera pour mon talent et pas pour mon illustre famille ? Si je n’avais pas un peu de tenue, je le giflerais volontiers avec assez de force pour qu’il ne nous compare plus jamais.

Incomparable. Ce mot hurlait en moi. Je le désirais plus que tout.  

Le regard de Lananette me transperça. Que voyait-elle ?

— J’accepte.

Si facilement ? Pourquoi ? Était-ce grâce à l’intervention du professeur ou mon nom l’avait fait tiquer ?  

Son regard fuyant m’incitait à croire qu’elle était juste pressée.

— Bravo, s’égosilla l’homme vêtu d’une redingote sombre. J’ai hâte de vous voir sur scène, jeunes gens. Sur ce, je vous quitte. Mademoiselle Ondégris, vous avez été encore lumineuse. Nous nous voyons demain.  

Il s’éloigna de nous, dans une démarche élégante.  

Silence.  

Lananette garda ses yeux plantés dans les miens.  

— Ça doit être dur, avoua-t-elle, en replaçant son sac sur ses épaules.  

— Quoi donc ?  

— D’être sans arrêt jugé. Comparé. Ça m’énerverait, moi.  

Tiens ! Sa clairvoyance me sauta au cou. Je ne m’y étais pas attendu. Elle disait donc les choses comme elle les ressentait. Intéressant. Je l'imaginai réservée, quand Mary-Lou en parlait.

— C’est une habitude à prendre, dis-je, en faisant mine de m’en moquer.  

Elle me sourit, tandis que je lui posai la seconde question.  

— J'aimerais savoir où tu as acheté tes chaussons, ils me plaisent, mentis-je.

Un nouveau silence.  

Lananette ne répondit pas et mordilla sa lèvre inférieure. Elle paraissait vouloir garder son secret.  

— Alors, où les as-tu achetés ?  

— Nulle part.  

— Comment ça, nulle part ? dis-je, sur un ton glaçant.  

Mince ! Ce n’était pas le moment de lui ficher la trouille. Je tentais de déguiser mon impatience avec un sourire de façade.  

Lananette eut un moment de flottement et l’intensité de son regard vacilla. Ses genoux fléchirent légèrement, son corps suivit le mouvement. Un vertige ? Elle déglutit, porta sa main à sa tempe, puis me sourit avec une expression de vide plaquée sur le visage.

— La rue Froidanledos. La boutique « le ruban », finit-elle par dire, de manière monocorde.  

J’eus la sensation qu’une autre Lananette était apparue pour me l’annoncer. Je n’imaginais pas une fille de seize ans aller seule dans cet endroit. C’était carrément inconscient de sa part. Surtout avec un minois aussi craquant. Qui savait quel genre de fou elle aurait pu rencontrer ?  

Sans plus attendre, je la remerciai et lui donnai rendez-vous le lendemain, pour nos répétitions. Elle secoua la tête positivement, les yeux perdus sur un point invisible. Assez flippante comme fille ! pensai-je.

Je haussai les épaules.  

Je me foutais qu’elle soit un peu folle sur les bords, du moment qu’elle m’accompagnait sur scène. La question qu’il se posait était : serait-elle capable de suivre chacun de mes pas ? Serait-elle prête d’ici trois mois ?  

— À demain, donc, concluais-je notre échange.  

Elle ne dit pas un mot et disparut dans l’ombre des murs.  

Je restai quelques minutes seul dans le couloir, en proie à une envie de partir sur-le-champ chercher la boutique de souliers, mais j’avais promis à Ludwig un rendez-vous. Rien ne pressait, en soi. J’avais du temps devant moi.  

Le pas allongé, je souris.  

Lananette avait accepté.  

 

 

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