« Relâchez votre bras droit » ordonna le peintre à la jeune femme.
Lazare Tissau ne semblait jamais les regarder vraiment et pourtant, il ne manquait pas de noter le moindre écart dans sa posture. Maeve avait reconnu ces cheveux noirs retroussés sous les oreilles dès leur première séance. L’homme qui s’était empressée de lui tirer le portrait à son arrivée avait maintenant un nom, et même un créneau réservé dans les semaines à venir de Madame. Lui n’avait d’yeux que pour sa toile sur laquelle il apposait ce jour-ci les premières esquisses, après pas moins de deux après-midi entières à essayer diverses tenues et postures pour essayer d’assembler ces époux que rien n’unissait.
« Prenez plus appui sur votre bras, plus encore. Là, arrêtez-vous là. Non, un peu plus en arrière encore ! Parfait. Ne bougez plus. »
Maeve était dans une position des plus inconfortables. Et puis, pourquoi devrait-elle s’affaler ainsi ? Odrien semblait tout prendre si naturellement, à côté. Jamais auparavant elle n’avait eu à consacrer tant de temps pour des futilités pareilles. De tous les moments où elle s’était sentie potiche depuis son arrivée, celui-ci détenait assurément la palme.
Lazare, lui, ne se laissait jamais déconcentrer. Et lorsqu’il décalait sa tête pour les observer de nouveau, elle glanait parfois sur son visage des mines les plus étranges, la langue coincée entre les lèvres. Puis il repartait se camper derrière sa toile, et ne dépassait plus que son coude, qui s’agitait furieusement. Elle n’entendait alors que le bruit monotone de la mine qui dessinait la matière, entrecoupé par les raclements de gorge de l’artiste.
L’idée même de ce tableau lui paraissait saugrenue. Deux lunes plus tôt, elle n’était qu’une aspirante, dont l’entrée dans le monde ne devait se faire qu’au terme de son troisième cycle. Il lui aurait fallu encore plus d’une année pour faire ses premiers pas dans l’armée. Et encore, à partir de là, tout aurait été à faire. Au lieu de cela, elle s’était retrouvée en un rien de temps catapultée dans ce mariage, ce pays, et cette cour. Un exploit qu’elle n’avait désiré en rien, et qui valait visiblement l’honneur d’un portrait. Et ainsi serait-elle peinte pour la postérité : assise, aux côtés d’un homme avec qui elle n’avait rien d’autre en commun que cette union. Ces séances avec Lazare Tissau étaient de loin le moment le plus intime qu’ils avaient partagé depuis leur rencontre. Le peintre avait même poussé le vice jusqu’à suggérer quelques poses dans lesquelles Odrien devait poser sa main sur Maeve. D’abord son épaule, puis sur sa main. Il avait eu beau essayer, ça ne prenait pas, comme il disait. Et pour cause, la jeune fille sentait bien ce contact gêné, ces doigts contractés. Elle raidissait alors ses épaules, et le peintre s’entêtait : « non, non, ce n’est pas possible ainsi ! Je veux du naturel. Reprenons. Essayons autre chose. » Maeve aurait eu envie de lui répondre qu’il aurait mieux valu les peindre chacun sur deux toiles différentes. Peut-être ainsi auraient-ils été plus à leur aise, et plus à leur place. Les tableaux pourraient être accrochés aux deux extrémités d’une même pièce, et ainsi, la représentation serait des plus fidèles.
« Je n’oserais abuser davantage de votre temps précieux pour aujourd’hui, Madame. Nous continuerons sur votre silhouette la prochaine fois. Mais si Son Excellence consent à m’accorder un peu de temps encore, je souhaiterais faire quelques essais supplémentaires pour votre profil. »
A son tour d’avoir son lot de postures et de tentatives qui allaient satisfaire leur portraitiste plus ou moins longtemps. Elle avait guetté sa réaction, mais son époux n’en semblait pas dérangé pour le moins du monde. Il devait avoir davantage l’habitude de perdre son temps, pensa-t-elle. Tant qu’il parvenait même à s’en réjouir. Ou peut-être appréciait-il plus qu’elle ces séances à être un modèle inactif qu’il fallait à tout prix figer dans le temps ?
Maeve n’appréciait pas la vie à la cour. Les déjeuners avec sa belle-famille lui paraissaient interminables, et elle en venait à se réjouir de nouvelles telles qu’une soirée libre de toute obligation, où elle n’avait pas à paraître aux yeux de tous ces gens auxquels elle ne parvenait pas à s’attacher. Ses quartiers étaient devenus son refuge, et elle mettait un point d’honneur à faire en sorte que chaque moment disponible lui soit utile.
Elle avait beau faire d,es exercices dans son jardin s’entraîner à nimber, le soir, dans sa chambre, et aller nager dans le lac, la pratique n’avait plus la même saveur. Si les ordres secs du sergent et le rythme effréné du camp l’avaient autrefois poussée à se dépasser, elle n’arrivait pas seule à repousser les limites de son entraînement. Seules ses séances avec Anusile suscitaient chez elle un engouement plus important. Dès son arrivée à Mirane, elle n’avait pas tardé à demander au jeune garde posté devant son pavillon de s’exercer avec elle, et il s’était révélé être un adversaire redoutable. Maeve n’avait pas l’habitude de se battre contre des épées à la lame si incurvée.
A chaque flanc qu’elle laissait découvert, il la menaçait de sa lame dont il retenait le coup au dernier moment. Avec lui, elle avait envie de se surpasser, et elle faisait en sorte que leurs séances soient aussi fréquentes que leurs rencontres. A son grand bonheur, Anusile gardait souvent son pavillon.
Ses meilleurs efforts ne suffirent pas. Malgré l’entraînement, l’essentiel lui manquait. Un mage n’était rien sans potion. Elle avait beau se convaincre qu’elle continuait à s’entretenir pour rester alerte, elle n’irait pas bien loin si elle n’avait jamais rien à matérialiser sur son aura. Et si l’idée de revoir Primo Darrell lui trottait dans la tête depuis plusieurs jours, elle ne cessait de repenser à Darion qui s’était accaparé de sa carte de visite d’un si mauvais œil. La cabane du vieux maraîcher à Katu…
Lorsque Naouri lui confirma que le village était proche de Mirane et se porta à sa disposition pour lui organiser un attelage, Maeve se résolut à rendre visite au vieux maître de potions.
La visite fut arrangée pour le lendemain, et le déjeuner qui le précéda lui parut plus interminable encore que les précédents. Orman Fanese, à son habitude, était retenu à ses audiences, et elle n’eut même pas l’occasion de le croiser dans la salle des mets. En son absence, la tablée était le théâtre de jeu des plus jeunes. Cilia ne quittait jamais son rôle. Avec elle, les on-dit et les qu’en-dira-t-on étaient entre de bonnes mains, et il ne se passait pas une représentation sans qu’elle n’offre à l’assemblée son lot de commentaires sur les faits et gestes de gens de la cour dont Maeve n’avait cure. Odrien prenait son air trop enthousiaste pour être réellement intéressé. Il aimait taquiner sa petite sœur. Darion, lui, arrivait souvent en cours de déjeuner. « Les affaires » se contentait-il de dire. Et d’ailleurs, il ne semblait jamais vraiment les laisser dans son cabinet, ses affaires. Le ministre grognait en mangeant, ou mangeait en grognant, selon les jours. Il fallait dire que les affaires ne s’arrêtaient jamais.
« Et votre homme ? Votre diseur de bonne fortune ? Où en êtes-vous de lui ? » avait demandé Cilia tandis qu’une esclave lui resservait des dattes et de la crème de sythue.
Parfois, il arrivait que les sujets d’Etat de son frère s’entrecroisent avec la curiosité badine de la princesse aux boucles dorées. Depuis plusieurs jours, elle s’enquérait régulièrement de l’avancée de ce qu’elle aimait appeler « cette histoire ». « Les gens en parlent » rappelait-elle systématiquement, comme si elle se sentait obligée de justifier son intérêt soudain pour une question d’Etat.
« Mes hommes le surveillent. Il continue ses prêcheries, ça, il n’a pas arrêté. Et à chaque fois, il y a plus de monde.
— Mais que dit-il, exactement ? s’obstinait Cilia.
— Vous devriez aller le voir, s’il vous intéresse tant, lança Odrien.
— M’imaginez-vous, moi, aller par-delà ces murs, et me mélanger à la populace ?
— Vous le faites chaque année pour la Fête du Roi ! »
Odrien était d’un naturel si enjoué, quand il s’adressait à d’autres qu’à son épouse. Il avait beau s’assurer de son état, que le repas soit à son goût ou la chaleur supportable, il n’y avait pas une tablée à laquelle elle ne se sentait pas étrangère.
« Il répand son venin sur le Roi, fustige la Couronne, et les gens du palais, continuait Darion en faisant peu cas des deux autres.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas déjà arrêté ? demanda Nirien.
— C’est toujours pareil. On arrête quelqu’un, on le fait avouer, on l’exécute, parfois, et il en vient un autre pour prendre sa suite. »
Maeve notait souvent ce pessimisme latent qui venait ponctuer chaque sujet du ministre d’une fatalité programmée.
« Il y a ces coqueroles, dans ma chambre, le soir, dit Cilia d’un ton léger. J’ai beau les écraser tous les jours, il en revient toujours le lendemain.
— Ca n’a rien à voir, s’obstina Darion. Les coqueroles, c’est inoffensif.
— Je ne les aime pas.
— Y a-t-il quelque chose qui ait l’honneur de votre bon goût ? » entonna Nirien.
Cilia ricana, avant de déposer entre ses lèvres un tougon enrobé de miel.
« Qu’en est-il, en Nouvelle-Bodhurie ? l’interrogea Darion. Ces groupuscules indépendantistes sont-ils actifs, dans votre pays natal ?
— Dans le Norlande, le reprit-elle.
— Dans le Norlande ! répéta Nirien. La belle histoire. Qu’auraient fait vos chers Norlandais sans la Bodhurie ?
— Nous ne nions pas nos liens avec la Bodhurie.
— Si vous continuez ainsi, dit Cilia, nous finirons par croire que vous versez dans de telles idées vous-même.
— Aucun Norlandais ne conteste l’autorité du Gouverneur, continua Maeve. Seuls les Argons nous font cet affront.
— Vous parlez comme si vous étiez encore bodhurienne… »
C’était pourtant bien ce qu’elle ressentait, au fond. Une seule lune avait passé, depuis son arrivée à Mirane. Et encore, c’était la Pourpre, rallongée de ses dix-huit jours par rapport à sa cadette. Mais même la plus longue des lunes n’était rien par rapport au temps d’une vie. Avant, elle avait un but. Elle voulait intégrer la division de magerie, mais ces aspirations appartenaient à un passé irrévocablement révolu. Pour autant, elle n’avait pas trouvé sa place dans les Pays de Dennes. Elle n’était pas dennoise tout à fait. Par alliance seulement, et par la force des choses aussi. Elle était ici. Mais elle n’était rien d’ici. Rien ne lui appartenait, et elle ne désirait rien. Tout ce qu’elle était, elle le jugeait par opposition à ce qu’elle voyait dans son nouveau pays. Elle n’arrivait pas à être harmonie avec cette cour, pas plus qu’elle n’en nourrissait l’envie. Elle n’était pas dennoise, mais elle n’était plus norlandaise comme elle l’était avant. D’ailleurs, elle ne savait plus trop ce qu’elle était, finalement. Existait-il un nom, pour ceux qui sont piégés entre deux nations ? Ou pour ceux qui ont la nostalgie d’une autre ?
A la fin du repas, Maeve regagna l’entrée de la Cité Inviolable où l’attendait le carrosse qui devait l’emmener à Katu. Pas moins de six hommes de la Garde Royale avaient été attelés à sa protection. Avec leurs armures cuivrées gravées d’une clé et d’une épée croisées surmontées d’une couronne, ils ne rendaient pas sa visite inaperçue. La perspective de quitter le palais l’enchantait tant qu’elle décida de ne pas faire cas de cette contrariété. Peut-être avait-elle commencé à s’habituer quelque peu à sa nouvelle position malgré elle.
Depuis qu’elle était arrivée ici, elle n’avait pas encore eu l’occasion de sortir du Palais Royal. La cour y vivait dans un parfait vase-clos qui se suffisait à lui-même. Une ville dans la ville, avec sa propre hiérarchie des quartiers, et à son sommet, la Cité Inviolable. A présent qu’elle passait de nouveau la Grande Porte, elle profitait du voyage pour mieux étudier les alentours. Au pied des murailles s’étendait la Place Ferinan, nommée en hommage au bon Roi des Pays de Dennes, et par extension, son bon roi à elle aussi. Elle avait toujours trouvé cette esplanade trop grande, trop vide, et démesurée par rapport aux quartiers alentours et leurs rues bien plus étroites.
L’attelage longea les murs d’enceinte au rouge asséché par le soleil, jusqu’à rejoindre un petit ponton où un valet offrit à Maeve de descendre. Une calèche, pour une si courte distance ? L’oisiveté des Dennois l’exaspérait.
Elle prit place dans la première barque, entourée de deux gardes. Les quatre autres avaient pris place dans une seconde pirogue et ouvraient la voie. Devant, leur coque fendait l’eau paisible et laissait derrière elle des ondulations délicates. Elles venaient brouiller le ciel nacarat qui se reflétait dans le lac. La jeune fille sentait ses pommettes se réchauffer. Les berges du lac paraissaient de plus en plus lointaines, et peu à peu, les abords de la ville et de son palais s’estompaient, dominés par les collines majestueuses qui entouraient le lac Loëtan. Au-dessus de sa tête, les oiseaux volaient à l’unisson dans une chorégraphie bien orchestrée. Sur ses joues, Maeve sentait le vent la caresser. Cette sortie avait un goût de liberté.
Au loin, les premiers baraquements tremblaient. Ce n’est que lorsqu’ils s’approchèrent davantage qu’elle put confirmer son impression incroyable : le village flottait. Jamais elle n’avait vu tableau si pittoresque. Mais ce ne fut que quand la barque fut tout près du premier ponton qu’elle put se rendre compte de l’ingéniosité périlleuse des habitants : les maisons en bois reposaient sur des fondations robustes, mais tangentes. Une telle inclinaison relevait de l’imprudence. Ces bicoques ne résisteraient pas aux vents du Nord.
Tandis que la barque contournait le village, des habitations se dressaient autour de pontons. Combien de maisons flottaient ainsi ? L’idée que tant de gens puissent vivre là, au beau milieu de ce lac, à côté de son palais, lui parut extraordinaire. La prouesse, elle, était prodigieuse.
Puis l’eau ouvrit sur un décor plus inattendu encore. Des rangées de plantations trônaient sur leur île de racines et flottaient aussi loin que l’œil voyait. Tant d’ingéniosité ne méritait que son respect et son admiration. L’herbe était si verdoyante qu’elle n’eut pensé qu’une teinte si vive existe dans la nature. Les plants croulaient sous les fruits, alors que ce n’était même pas la saison des récoltes.
Au milieu des plantations, une masure émergea. Son état était aussi miteux que ses murs de travers. Avec son bois affaissé, la bicoque était enchanteresse. Ce fut devant cette bâtisse improbable que la barque s’arrêta enfin.
Le bois des planches craqua sous son pied. Le maître de potions qu’elle avait rencontré vivait-il vraiment dans un endroit pareil ? Elle s’était peut-être trompée d’adresse.
Un garde toqua, et la porte pivota dans un lourd grincement qui lui parut interminable. Le maître de potions aux fins cheveux argentés ondulés et au regard azur sage de ses nombreux hivers les accueillit d’un large sourire.
« Quel plaisir de vous revoir, Madame ! Gardes… salua-t-il ensuite d’un mouvement de tête.
— Nous resterons ici à votre disposition, Votre Altesse. »
Primo Darrell leur ferma la porte au nez sans tarder, puis offrit à la jeune fille de la débarrasser de sa cape.
Dans le coin de la pièce, un garçon se tenait debout, raide, devant une chaise négligemment rangée. Ses yeux orange la fixaient avec défi. Un autochtone. Ses cheveux, moins foncés que ceux de Naouri, arboraient des teintes châtains aux reflets cuivrés.
Le petit du tournoi était assis sur l’autre chaise. Tourné davantage vers la pièce que son livre, il n’avait rien loupé de la scène. La main avait suspendu son geste, et la plume n’avait pas rencontré le papier.
« Les garçons, terminez de recopier les propriétés des extraits sulfitiques de l’abécédaire, et allez jouer dehors. Ce sera tout pour aujourd’hui. »
Le garçon du tournoi ne retint pas sa joie à l’annonce de la récréation prochaine. Le second regagna sa chaise et saisit sa plume. Il suivait la ligne du livre de son doigt pour mieux recopier. Maeve ne le quittait pas des yeux.
Au Norlande, tous les enfants de huit ans passaient le test d’Aptitude. Tous, sauf les indigènes. Les indigènes n’avaient pas droit de magerie. Les indigènes n’avaient droit à rien, et d’ailleurs, elle n’avait que rarement eu l’occasion d’en rencontrer avant d’arriver ici. Les campagnes de purification qu’avaient mené le Gouverneur suite à la Révolte des Chefs avaient ravagé les peuples autochtones. Seule la péninsule des Astéries était encore véritablement peuplée par les gens d’avant, même si l’autorité norlandaise se renforçait au fil des ans. Et depuis que la ville de Ponlogis était devenue une station balnéaire de premier choix, l’armée norlandaise avait entrepris de nouvelles campagnes, de transfert de population cette fois. Elle n’avait jamais vraiment réfléchi à toutes ces choses-là, auparavant. Et si, dans les Pays de Dennes, les autochtones étaient plus visibles, c’est parce qu’ils étaient des esclaves. Au fond de sa poitrine, son cœur béait d’injustice. Que Primo fasse fi de tout cela pour enseigner à ce garçon était admirable.
« Garderez-vous ce petit secret ?
— Je n’en dirai mot à personne. »
L’autochtone releva la tête et croisa son regard un bref instant avant de se replonger dans son livre.
« Souhaiteriez-vous découvrir mon jardin ? » continua le vieux maître.
A cette évocation, le garçon du tournoi releva la tête d’un vif intérêt.
« Avec joie » répondit-elle.
A l’arrière de la maison, le ponton entourait un carré d’eau, sur lequel flottaient des lopins de terres couverts de plantations. Dans cet espace infime, les pousses se battaient pour l’espace. Leurs racines entremêlées se jetaient avec résolution dans le lac. Un doux parfum enivrant lui caressa les narines, tandis qu’elle regardait avec émerveillement les baies et arbres à fruits colorer de taches impressionnistes le tableau qui s’offrait à elle. Ce potager lui semblait extraordinaire. Et cette odeur, toujours plus forte… Elle ferma les paupières pour mieux l’apprécier.
Ils firent le tour du patio tandis que Primo lui détaillait ses plantes dont elle n’avait jamais entendu le nom. Elle s’arrêta devant des fleurs d’un blanc immaculé aux grands pétales tombants dont le parfum était si envoûtant
« Les elifanes sont particulièrement dangereuses. »
D’un recul instinctif, elle s’éloigna de la plante et de son parfum menaçant.
« N’ayez crainte, leur odeur a beau être enivrante, c’est en décoction qu’elles font des ravages. »
Les garçons qui couraient autour du patio faisaient craquer les planches de l’autre côté du jardin flottant.
« Ils sont turbulents, parfois… Le plus jeune, surtout. Avec l’âge, ça leur passera, ajouta-t-il le sourire aux lèvres.
— Pas ici ! cria le petit au loin.
— Pas là non plus » résonna la voix de l’autre garçon à l’opposé.
Primo haussa les sourcils dans un rire étouffé.
« Vous leur enseignez depuis longtemps ? demanda Maeve.
— Ritius m’a été confié cette année. J’ai recueilli Kasper peu de temps après, sur le chemin de Mirane.
— Où étiez-vous, avant ?
— C’est une longue histoire… »
Primo avait attrapé une tige qu’il examinait amoureusement, et en ôta une feuille mourante.
« Pardonnez-moi. Je ne voulais pas être indiscrète.
— Vous ne l’êtes pas, bien au contraire. Je suis arrivé sur le Nouveau Continent l’année dernière, et en ce moment, j’habite ici. »
Les mots du vieil homme faisaient écho à sa situation. Au fond, c’était peut-être aussi simple qu’il le présentait. Partir d’un endroit et arriver ailleurs. Peu importait les motivations, l’émotion, le résultat restait le même.
« Vous ne vous sentez pas chez vous ?
— On apprend à ne plus m’attacher aux lieux, à force… Au début, je n’avais pas trop le choix. Avec le prix des loyers à Mirane… Et puis, j’ai besoin de place. Je n’avais jamais imaginé que je finirais un jour par vivre dans une cahute flottante à moitié effondrée, mais finalement, je m’y suis fait. Et puis, je l’aime, ce jardin. »
Il la conduisit ensuite dans une remise à l’allure sombre qui puait le vinaigre piqué. Primo déplaça des planches le long du mur pour permettre à la lumière de révéler la poussière qui s’agitait dans l’air.
Les étagères débordaient. Un pan de mur entier était recouvert par un meuble aux mille tiroirs. De part et d’autre, pots et jarres de toutes tailles s’amoncelaient. A mesure que le maître ouvrait les écoutilles, les verres révélaient des simples séchés, des poudres, gravats, ou liquides intrigants. Les bocaux la fascinaient.
Elle ne s’était jamais vraiment demandé ce qu’il se passait, avant que la potion ne soit versée dans sa fiole. Entre les mages et les maîtres de potions, chacun avait en matière de magerie son domaine réservé. Et malgré ses années de formation, elle ignorait tout de cet autre ordre.
« C’est ici que je conserve la plupart de mes ingrédients. Certains sont encore en cours de macération et ne pourront être utilisé qu’à terme. »
Intriguée par un liquide visqueux dans une flasque plus petite que ses voisines, Maeve approchait sa main quand elle perçut un mouvement lui frôler la tête. Elle avait beau regarder, elle ne voyait rien. Et pourtant, elle était persuadée d’avoir vue une ombre au-dessus de sa tête.
« Te voilà, toi ! lança le vieillard. Les garçons ! Je l’ai retrouvé ! »
Il tendit le bras, et une créature l’agrippa et se percha sur son épaule. Elle n’avait encore jamais rien vu de semblable. La bestiole la fixait de ses yeux aussi ronds que des billes. Ses petites oreilles dressées relevaient son sourire marqué. Et ses pattes… Il s’accrochait au tissu avec une dextérité telle que ses doigts miniatures lui parurent pareils à ceux des humains.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Kipoutt ! » s’exclamèrent les garçons.
Le petit arracha la bête du bras du maître pour le serrer contre sa joue.
« Tu ne peux pas t’enfuir comme ça ! »
L’animal prit appui sur le visage de Ritius, et sauta si vite que Maeve peina à le suivre du regard. Il s’accrocha au torse de Kasper qui l’observait, amusé.
« Kipoutt est un tarsier, lui souffla Primo qui en profitait pour ranger quelques pots.
— C’est courant, aux Pays de Dennes, que les apprentis apprennent chez leur Maître ? demanda-t-elle une fois les garçons sortis.
— Assez, sauf pour ceux qui peuvent aller à l’Académie Royale ou offrir une résidence à un Maître. La plupart des maîtres qui exercent à titre individuel ne prennent qu’un apprenti. Sinon, on n’a plus de temps pour le travail.
— Et vous, l’avez-vous, le temps ?
— Ça… Je crois bien que nous ne l’avons jamais assez, mais nous apprenons à faire avec celui qui nous est imparti. »
Primo lui proposa de terminer sa visite par l’atelier, qu’il avait installé dans la grande pièce à l’arrière de la maison biscornue. Les livres dégueulaient des étagères. Malgré une tentative visible de les ordonner, plusieurs avaient été attrapés et remis à la va-vite. Au milieu, plusieurs petits chaudrons traînaient. L’un d’entre eux échappait des effluves fermentés. A travers la sombre ouverture, elle peinait à distinguer la substance, et se demandait bien depuis combien de temps cette chose reposait dedans. Quelque chose dans ce désordre inextricable attirait sa curiosité. Au milieu de ces parchemins et livres ouverts négligemment entassés sur la table traînaient plumes et encriers en pagaille. Comment pouvait-il trouver assez d’espace pour écrire à son aise ?
« J’ai appris auprès de Maître Pourse. Une sommité, en son temps. Il avait sa façon bien à lui de faire les choses… Il m’a transmis sa passion pour l’étude des potions. Mais malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à avoir autant de bazar que ce vieux fou. »
Maeve s’imaginait avec ironie à quoi devait bien ressembler un endroit plus chaotique encore. Etait-ce seulement possible ?
Au fond de l’atelier, une armoire vitrée attira son regard. Sur les étagères, de petits vases refermés de larges bouchons de cuir étaient disposés. Toutes ces couleurs lui rappelaient l’étal de Primo, le jour du tournoi. L’une avait des teints foncés pailletés, et était traversée par une épaisse coulée d’or intense.
« Quelle est cette potion ?
— La Ragna Petra. Elle est capricieuse, mais c’est une potion de consolidation très puissante. »
Il ouvrit la vitre et sortit la jarre d’un geste délicat.
« Regardez, touchez, offrit-il en lui présentant le vase.
— C’est gelé ! »
Le froid était si intense que ses doigts restèrent accrochés au verre un instant. Primo s’en amusa, et frotta les parois des mains, avant de secouer le bocal, la main sur le bouchon. Lorsqu’il s’arrêta, l’or se fondait dans l’azur en touches de pinceau. Il recommença jusqu’à ce que le mélange soit homogène.
« Tellurienne, solidification en progressif, elle est tout indiquée pour ceux qui pratiquent la guarda. Je vais vous en préparer une fiole » dit-il en débarrassant la table d’un coup de bras.
Il ouvrit plusieurs tiroirs et lâcha un soupir de soulagement quand il trouva une petite louche à bec verseur et des fioles vides.
« J’ai d’autres petites préparations que vous devriez apprécier aussi, je vais vous préparer un coffret.
— Maître ! Vous êtes trop généreux. Après tout ce que vous avez déjà fait au tournoi, je n’ose accepter…
— Appelez-moi Primo. Et acceptez, je vous prie. Vous me feriez ainsi un honneur bien plus grand que je ne vous le fais. »
Durant tout le chemin du retour au palais, elle avait eu le sourire aux lèvres. Le coffret dans ses bras lui rappelait que cette belle journée avait bien été réelle. Elle testerait ses nouvelles potions dans son jardin, avec les précautions nécessaires. Le vieux maître avait pris le soin de détailler sur un parchemin les spécificités de chacune.
« Ce serait bien si vous étiez en mesure de les reconnaître, la prochaine fois » lui avait-il glissé en lui remettant son présent.
Devant la Grande Porte, un barrage de gardes fit ralentir son attelage avant de les laisser passer. Dans l’enceinte du palais, des soldats effectuaient des rondes. Maeve s’étonna de voir les courtisans sur les perrons des pavillons. S’ils étaient toujours occupés à caqueter à souhait, leurs visages étaient affolés. Ce ne fut qu’une fois dans la Cité Inviolable qu’elle croisa Cilia, qui sortait du pavillon de son père.
« Samaon a disparu.
— Comment va votre père ?
— A votre avis ? »
Maeve ne pouvait s’empêcher de penser à Orman. Son tigre avait beau être terrifiant, il l’aimait. Elle ne l’avait jamais vu aussi heureux avec personne d’autre que sa bête, et se demandait même parfois s’il ne l’aimait pas plus que ses propres enfants. Pendant les jours qui suivirent, le Régent ne se montra plus pour les repas. Darion leur précisa que leur père refusait de quitter le Petit Salon, où il lui arrivait même de dormir. Odrien assurait à sa place les doléances du matin, et les rejoignait à la salle des mets en cours de déjeuner, las et épuisé.
Une question que je me pose, même si la culture norlandaise est assez martiale, laisse-t-on vraiment partir une jeune fille à son mariage sans même un témoin ?
J'ai pu voir qu'à travers les époques, selon les pays, les familles, etc. il y avait des exemples très divers et variés. C'est peut-être un peu simpliste à dire mais j'imaginais mal Perrhé Bressild s'embarrasser d'une délégation officielle avec un témoin. Après tout, lui non plus, à sa façon, n'a pas tous les codes. On lui a dit mariage, il a dit "ok voilà la mariée" >< ahahha Quels bourrus ces Norlandais
De fait, je redécouvre Odrien qui je n'avais absolument pas visualisé ainsi. Mais cette version de lui au sortir de ta tête me plaît bien plus que celle qui s'exfiltrait de la mienne. Je vois ton monde désormais, je le touche du doigt et j'adore ça !
Et le passage de la coiffe et des cheveux non bridés me ramène à nos conversations nocturnes sur le sujet.
Ahhh Odrien... L'une de ses choses qui étaient si claires dans ma tête et absentes dans le premier jet !