Chapitre 5 | le goût amer du changement

Notes de l’auteur : TW —  altercation physique, violence, étouffement

Welcome to the panic room
Where all your darkest fears

are gonna come for you.

Welcome to the panic room
You'll know I wasn't joking
When you see them too

Au/Ra, Welcome to
the panic room.

 

Soline se dirigea d’un pas incertain vers le troisième étage de la Caserne, où l’attendaient Félix, Orion, Aloïs, Mereg, Vangelis ainsi que le soldat infirmier Kapoor, dont le prénom s’avérait être Jivan. À chaque enjambée en direction de sa chambre, les visages de ses anciens compagnons martelaient son esprit. Si elle n’avait pas tout de suite réalisé l’impact de sa nouvelle cohabitation lorsque le Commandant Thornton l’avait annoncé, à présent, l’idée que des étrangers occuperaient la place de ses amis l’oppressait. Yun, sur ses talons, devait sentir sa nervosité et lui faisait au moins la faveur de rester muette jusqu’à ce qu’elles atteignent les autres.

— Les femmes : à gauche. Les hommes : à droite, indiqua seulement Soline à son arrivée.

Quand l’unité Perseus s’était installée, trois ans plus tôt, les soldats n’avaient pas tenu compte des genres. La répartition s’était faite naturellement, selon les affinités. À l’époque, Soline était déjà inséparable d’Ignacio, qu’elle voyait comme un grand frère. Ils s’étaient greffés assez aisément au duo que Flore et Morgan formaient depuis leur enfance, leurs familles étant proches. Ils étaient ensuite devenus un quatuor indivisible en quelques semaines, tout comme Evren, Sora, Zayn et Desmond, placés dans la chambre voisine.

Pour l’Atalante, ça serait différent : Soline ne ressentait aucune alchimie avec les autres Gardiens, alors elle misa sur la logique pour la répartition dans les dortoirs. Ses partenaires changeraient d’espace, plus tard, s’ils le voulaient, ça lui était égal. Au moment d’ouvrir la porte, elle donna une condition à Mereg, Aloïs et Yun :

— Je garde le lit près de la fenêtre, c’est non négociable.

Comme Soline l’avait pressenti, le personnel de ménage était passé avant l’installation de la nouvelle équipe, même si l’enquête sur la fin tragique de Perseus n’était pas encore résolue. Murs nus, étagères vides, couchettes impeccables, casiers flambant neufs. La pièce était dépouillée de tout ce qui pouvait évoquer l’existence des anciens occupants, à l’exception de l’espace qui appartenait à Soline. L’absence des affaires de ses amis — probablement entassées dans des cartons au sous-sol — était accablante. Une cruelle piqûre de rappel que le temps n’attendait personne et que la Garde continuait sa marche implacable, peu importe les événements, les pertes et les obstacles. Avec un soupir, elle laissa ses camarades pénétrer dans la chambre et tenta d’absorber la dureté de la réalité.

Mereg fut la première à choisir sa place. Le lit de Flore. Soline eut un pincement au cœur en la voyant s’affaler sur le matelas en face d’elle. Le lit de Mereg. Elle détourna les yeux pendant qu’Aloïs opta pour celui de Morgan, du côté de la salle d’eau, et que Yun prit le seul lit en hauteur, le spot d’Ignacio. La conversation autour d’elle allait de bon train, mais elle n’y participait pas. Elle n’écoutait pas et préférait canaliser son attention sur ce qui se passait dehors, par la fenêtre, dans l’espoir de calmer les battements de son cœur. Le ciel s’assombrissait lentement, à l’approche de la nuit. Les voix de ses trois camarades s’estompaient progressivement, jusqu’à ce qu’elle se retrouve dans un état d’introspection profonde.

Seule une réplique moqueuse de Mereg le sortit de sa rêverie.

— Regardez ce que j’ai trouvé sous l’oreiller ! Je crois que j’ai choisi le pieu de la gamine qui rentrait pleurer dans les jupes de sa mère à chaque permission.

La photo de famille de Flore était coincée entre les doigts longilignes de Mereg. Ses paroles insensibles provoquèrent un vide glacial en Soline, qui se leva d’un mouvement brusque, telle une flèche tirée de son carquois. Mereg ignora la posture de la caporale-cheffe et persista dans ses railleries.

— Vous pensez que c’est pour ça qu’on nous a filé leurs chambres ? Parce qu’ils étaient faibles et qu’ils ont cédé leurs uniformes pour retourner chez les civils ?

Les mots de Mereg étaient comme des aiguilles enfoncées dans l’âme de Soline. Plus elle faisait des suppositions, plus la tension montait dans la pièce. Mereg se releva et un air taquin se hissa sur son visage, derrière ses mèches blanches. Elle se planta devant Soline, puis agita la photo sous son nez :

— Tu la connaissais cette pleureuse, non ? Tu peux m’en dire plus sur elle et sur nos prédécesseurs ?

Soline serra sa mâchoire et sentit ses nerfs se tendre sous sa peau. Sa patience ne tarderait pas à céder, sous la pression du chagrin et de la colère. Pour ne pas dérayer, elle se contenta de prononcer un ordre sec, avant de tendre la main vers Mereg.

— Donne-moi cette photo.

Mereg ne s’exécuta pas. Au contraire, elle intensifia ses attaques, son ton de plus en plus mordant.

— Est-ce qu’ils étaient lâches ? C’est peut-être à cause de leur désertion que le Haut-Commandement a eu pitié de toi et t’a accordé une unité… Tu ne crois pas ?

Aloïs, peu amusée par ce début de confrontation, posa fermement sa main sur l’épaule de Mereg dans l’espoir de mettre un terme à son escalade.

— Arrête.

Mais Mereg ignora l’intervention d’Aloïs.

— Quoi ? On n’a pas le droit de savoir qui étaient les membres de Perseus ? Tu n’as pas envie de comprendre pourquoi on les remplace ? Toi non plus, Yun ?

Yun secoua la tête ; contrairement à la chimiste, elle n’avait pas besoin de comprendre, elle savait déjà. Son père, un haut commandant de l’Aviation, lui avait révélé le triste sort de Perseus. Alors, elle réitéra l’ordre de sa supérieure, ses yeux noirs braqués sur Mereg, la suppliant presque de cesser ce conflit stupide.

— Donne-lui cette photo…
— Je l’ai dénichée, je la garde.

Mereg rangea le cliché dans la poche de sa veste, puis continua de pousser le sang-froid de Soline à bout.

— Ta pleurnicharde de copine me l’a léguée, en la laissant sur mon lit, trouve-toi une autre babiole ou… dis-moi ce que je veux savoir. Qui étaient tes petits camarades ? Et pourquoi t’es la seule de Perseus à être revenue ici ?

Soline sentit son trop-plein d’émotions converger en une rage sourde et insupportable au plus profond d’elle-même. D’un geste impulsif, elle se jeta sur Mereg et la plaqua contre le mur. Sa main droite serrait la gorge de la blonde et ses doigts, contrôlés par la colère, luisaient d’une lumière presque incandescente. Mereg hoqueta, surprise par la soudaine violence de Soline. Elle essaya de la repousser, mais ses forces déclinèrent rapidement.

— Barnes, tu… tu perds la tête ? souffla-t-elle avec difficulté.

La peau sous les phalanges de Soline commençait à rougir et à se rider à cause de la chaleur qui émanait de sa paume. Yun et Aloïs tentèrent de séparer les deux soldates, mais Soline avait déjà amorcé son pouvoir. D’un seul mouvement de son bras libre, elle fit naître un mur de lumière qui se dressa entre elles. Elle cracha ensuite les réponses que Mereg exigeait quelques minutes plus tôt :

— Flore n’était pas une pleurnicharde, une gamine ou une faible. Elle était une personne exceptionnelle, douce et compatissante. Elle avait un don pour rassembler et inspirer. Elle était l’âme de notre unité. C’est grâce à elle que Perseus a connu tant de victoires. Elle nous a protégés jusqu’au bout, en gardant la tête haute. Et toi, tu insultes sa mémoire. Tu la salis.

Soline laissait ses larmes rouler sur ses joues, tandis que la chaleur de sa main devenait brûlante. Mereg, le visage cramoisi, se débattait et peinait à reprendre sa respiration.

— Barnes… tu… Arrête. Tu me… fais mal.

Le regard de Soline s’était enfiévré. Elle n’écoutait plus que ses sentiments et ne réalisait pas ce qu’elle était en train de faire.

— Pas de chance pour toi : Flore est morte et je suis tout son contraire. Je ne laisserai plus personne insulter sa mémoire ou celle de mes amis ! Personne, pas même une vipère comme toi !

Orion, Félix, Vangelis et Jivan pénétrèrent brusquement dans la chambre de leurs équipières, alertés par le fracas, l’intense luminosité et les éclats de voix. La scène qui s’offrit à leurs yeux ne manqua pas de les surprendre. Orion réagit immédiatement et usa, lui aussi, de ses facultés magiques. Comme ce matin, lors de son entraînement, les ombres lui obéirent quand il leva la main et se mirent à onduler sur le sol. Elles se matérialisèrent ensuite sous la forme d’une masse sombre qui enveloppa les doigts de Soline et les desserra, un à un.

— Soline, calme-toi, murmura Orion, d’une voix apaisante.

Le chagrin brûlant dans l’œil de Soline vacilla un instant, alors qu’elle se laissait emporter par la magie ténébreuse. Quand la poigne de Soline se relâcha enfin, Mereg s’effondra au sol, toussant et tentant de reprendre son souffle. Orion saisit Soline par les épaules et l’attira vers lui, pour détourner son regard furieux de Mereg. Les ombres se retirèrent lentement. La tension dans la chambre chuta d’un cran, mais semblait prête à exploser de nouveau à la moindre étincelle. Jivan, inquiet de l’état de Mereg, s’empressa de la faire asseoir sur l’un des lits. Il posa ses mains délicatement sur la gorge encore meurtrie de la jeune femme et se concentra sur son don de guérison. La rougeur s’estompa peu à peu. Mereg crachota quelques fois, sa respiration devint tout de même plus régulière. Pendant qu’il continuait de la soigner, il gronda :

— Franchement, c’est puéril de vous entretuer pour un désaccord. On fait partie de la même équipe, bon sang.

La voix d’Aloïs s’éleva à nouveau, du fond de la pièce.

— Ce n’était pas un désaccord, Jivan. Mereg a réellement été odieuse et même si je suis contre la violence gratuite, j’aurais sans doute réagi de cette façon si elle s’était comportée comme ça avec moi. D’ailleurs, je vous préviens, si j’entends encore un mot de travers à propos des défunts, je découperai en morceaux celui qui les prononcera.

Son regard incisif balaya chaque visage, pour s’assurer que tout le monde comprenait qu’elle ne plaisantait pas. Le silence retomba lourdement sur l’Atalante, Félix ne le supporta pas et essaya de maintenir un ton léger.

— Allez, on va éviter de faire des ravages et d’avoir des morts avant même d’avoir affronté Prométhéens, d’accord ? Ça serait idiot d’être en effectif réduit le jour du départ…

Soline haussa les épaules, peu réceptive à l’humour noir de Félix, et quitta la pièce sans un mot ou un regard supplémentaire pour le reste de sa nouvelle unité. Orion esquissa un pas pour la suivre, mais Félix le retint par le bras.

— Je pense qu’elle a besoin d’espace et d’air, Orion, laisse-la tranquille pour le moment. Ça va s’arranger, elle reviendra.

Orion hésita un instant, mais il finit par acquiescer et par s’asseoir près de Mereg et Jivan. Yun, Félix, Vangelis et Aloïs l’imitèrent, en s’installant là où il restait encore de la place dans la chambre. Yun attendit que le calme ressurgisse pour prendre une nouvelle fois la parole.

— Donc… On est une sorte de force d’assaut, c’est ça ? J’ai du mal à y voir clair. Les colonels nous ont donné tant d’informations tout à l’heure.
— À peu près, ouais… Sauf qu’au lieu d’attaquer, on va devoir rôder, fouiner et cambrioler, répondit Vangelis, après avoir haussé les épaules. Comme des fantômes en somme.
— Je sais pas trop pour vous, mais… La discrétion, c’est pas vraiment mon fort, hein ! Je me demande sur quoi le Haut-Commandement s’est basé pour nous choisir. Comment ont-ils pu croire que c’était une bonne idée de me foutre dans une équipe furtive ? s’exclama Félix depuis le bord de la fenêtre.
— Ce qui m’inquiète, moi, intervint Aloïs, c’est qu’on ne se connaît pas du tout, en dehors des rumeurs et des réputations. Nous avons tous des compétences uniques, c’est certain, mais ça ne suffira pas si nous ne pouvons pas travailler ensemble. Nous devons apprendre à nous faire confiance, comme le souhaitent nos supérieurs, sinon on va droit à la mort.
— Ne vous en faites pas pour la mort. C’est Barnes qui nous y mènera, à coup sûr.

La voix de Mereg semblait sortir d’outre-tombe. Elle avait peut-être perdu sa couleur et sa vigueur, mais son sarcasme était toujours là. En retour, elle reçut le regard noir d’Aloïs.

— Tu crois pas que t’as assez dit de conneries pour la soirée ?

Mereg se redressa sur les coudes afin de voir tout le monde.

— Je ne savais pas qu’ils étaient morts, ses amis. Je pensais seulement que Perseus avait été démantelé pour faute grave ou qu’ils avaient laissé Barnes en convalescence à cause de son œil.

Aloïs croisa ses bras sur sa poitrine ; son air sévère ne quittait pas son visage lorsqu’elle siffla :

— Et bien justement, quand on ne sait pas, on se tait !
— Si je peux me permettre, c’est pas parce que t’es insensible à l’attachement familial que tu dois te moquer de ceux qui ont besoin d’avoir une photo avec eux pour se donner du courage, ajouta Yun, qui témoignait d’une empathie particulière face à la douleur du deuil et à l’importance des souvenirs. C’était franchement déplacé et inutile !
— Je m’excuserai pour ça, mais ça n’empêche que j’ai raison : Barnes est complètement à côté de la plaque et beaucoup trop impulsive, elle ne peut pas diriger une unité. Le Haut-Commandement devrait la mettre en congé forcé, le temps qu’elle encaisse la situation, au lieu de lui conférer des responsabilités. Elle a nos vies en main et moi j’ai pas spécialement envie de crever sur le front parce qu’elle aura décidé de nous précipiter dans une crevasse pour se suicider !

Orion, soucieux de ne pas laisser Soline devenir une paria au sein de l’Atalante, la défendit en son absence :

— Il lui faut simplement du temps et du soutien. Je comprends que vous ayez des inquiétudes concernant Barnes, j’en ai aussi. Mais je tiens à vous assurer que son comportement actuel ne reflète pas entièrement qui elle est. Elle peut sembler dure à aborder, voire hostile, depuis son retour à la Garde… En réalité, elle possède de nombreuses qualités. Son deuil les a quelque peu effacées, mais c’est normal… Elle est la seule rescapée de son ancienne équipe. Si nous lui donnons une chance et nous la soutenons, je suis convaincu qu’elle peut nous guider efficacement.

Aloïs hocha la tête et appuya les propos d’Orion.

— T’as raison. La perte de Perseus est une plaie encore à vif pour Barnes, on doit faire preuve d’empathie et de patience à son écart. Si le Haut-Commandement lui fait confiance, on peut le faire aussi.

La sagesse d’Orion et d’Aloïs toucha le reste des membres de leur équipe, qui prirent quelques minutes de réflexion. Les doutes et les inquiétudes persistaient, mais il était clair qu’ils comprenaient la nécessité de s’unir pour surmonter les obstacles à venir. Seul le scepticisme de Mereg empêchait les tensions de disparaître totalement :

— Et donc ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On se met en cercle, on se tient la main et on récite nos pires anecdotes d’enfance pour devenir copains, comme lors d’une colonie de vacances ?

Vangelis, qui était resté discret jusque-là, roula des yeux puis se lança dans un sermon.

— T’en as pas marre de cracher du venin ? Je ne sais pas si c’est un genre que tu te donnes, ou si c’est réellement ta nature, mais c’est vraiment agaçant. Ce rôle de peste sans cœur qui se fiche de l’esprit d’équipe et des sentiments des autres ne te va pas.

Mereg essaya de protester, mais Vangelis leva deux doigts pour lui intimer de se taire.

— Je n’ai pas terminé. T’as pas envie de te « faire des copains », ça tombe bien, on n’est pas là pour ça ! On est des adultes, des soldats formés pour protéger les civils des menaces magiques, pas des lycéens. Et la réussite de notre mission passe par la cohésion de notre unité. Une unité qu’aucun de nous n’a choisie, mais qui doit, de toute façon, agir et obéir. Alors au lieu de te comporter de la même façon qu’une ado rebelle en manque de sensations fortes, mets de l’eau dans ton vin et prends ton mal en patience, comme tout le monde ici.

Les mots de Vangelis avaient le mérite de la clarté, bien que l’approche frontale ne soit pas celle à laquelle Mereg était habituée. La chambre resta silencieuse, presque en apnée, de peur qu’une autre dispute survienne. Mereg se sentit brusquement vulnérable sous le regard intense de son équipier. Finalement, elle capitula, dans un soupir, n’ayant plus de contre-argument à avancer.

— Très bien, Vangelis. J’essaierai…

Ce simple aveu fut accueilli par un murmure de soulagement de la part de ses camarades. Félix, avec un sourire bienveillant, chercha à apaiser l’atmosphère pour de bon.

— C’est un bon début… Nous ne sommes pas obligés de devenir une famille, mais je pense qu’il faut que chacun fournisse des efforts. Et si Mereg s’engage à calmer son animosité, moi, j’essaierai d’être un peu moins maladroit, sur le terrain !

Le trait d’humour de Félix dessina des rictus amusés sur les visages de ses nouveaux équipiers. Le climat polaire de la pièce prit un peu de chaleur.

— Puisque les langues commencent à se délier, j’ai une petite révélation à vous faire…

Les têtes convergèrent vers Yun, qui inspira profondément avant de se confier :

— Je promets que si je ne vous réponds pas, ce n’est pas parce que je vous fais la gueule… Mes oreillettes font parfois des grésillements ou des interférences, je les coupe quand c’est trop désagréable. Je lis sur les lèvres pour compenser, alors soyez sympas et parlez-moi clairement lorsque ça arrive !
— Tu es sourde ? Comment tu vas faire sur le front ? s’interloqua Félix, d’une surprise sincère.
— Malentendante. Je perçois quelques bruits, selon les fréquences, si je me concentre. J’ai perdu une partie de mon ouïe quand mes pouvoirs se sont révélés… Je peux maîtriser les ondes sonores et de créer des mélodies, mais à l’adolescence, en testant ma magie, je me suis éclaté les tympans, avoua Yun, les yeux braqués vers le sol. Enfin… ne vous inquiétez pas pour nos opérations, les ingénieurs du Génie Militaire m’ont confectionné des prothèses auditives sur mesure. Elles sont particulièrement robustes et efficaces.

Aloïs, consciente que Yun venait de montrer sa fragilité, attrapa sa main et mêla leurs doigts. Yun releva la tête vers elle, une pointe d’incompréhension dans ses traits, à laquelle Aloïs répondit avec un clin d’œil.

— Ne t’en fais pas, Yun, nous serons vigilants, maintenant que nous sommes au courant. On a tous nos forces et nos faiblesses, qu’elles soient visibles ou non, mais je ne doute pas de nos capacités d’adaptation.

Aloïs marqua une pause ; un éclair de curiosité passa sur son visage. Elle n’hésita pas longtemps avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu as dit que tu maîtrisais les ondes et les mélodies. Tu es une des Gardiennes d’Apollon ?

Yun acquiesça, avec fierté.

— Le dieu des arts en personne m’a choisi, oui. Mais même s’il m’a légué des capacités sonores, je ne suis ni une bonne musicienne ni une bonne chanteuse. Je me sers surtout des sons pour me défendre. Et toi, tu fais partie des élues d’Athéna ?

Les aptitudes physiques surhumaines de la rousse étaient connues de tous et ses prouesses au corps-à-corps avaient déjà fait le tour du campus de nombreuses fois, d’où la déduction de Yun. Cependant, Aloïs nia. Elle expliqua ensuite que la lignée des Hoffman n’était pas assez prodigieuse pour que la fille de Zeus la repère — après tout, elle était native d’un tout petit village bavarois et ses parents n’étaient que des ouvriers sans intérêt pour les Olympiens. Mais une autre divinité guerrière avait apposé sa marque sur son berceau. Bia, déesse personnifiant la force, la vaillance, les valeurs et, parfois, la violence, dont l’existence est bien trop souvent oubliée.

Inspirés par les confidences des deux jeunes femmes, les autres soldats partagèrent aussi, tour à tour, leurs origines et leurs allégeances. Le lien entre Orion et la déesse de la nuit ne surprit personne, puisqu’il avait récemment manipulé les ombres de la pièce. Celui de Vangelis et Morphée, en revanche, fut plus difficile à deviner. À cause de son allure ténébreuse, on lui attribuait systématiquement une divinité infernale pour mentor. Thanatos, Hypnos, Némésis ou encore Érèbe. Mais il lui suffisait de claquer des doigts pour plonger la personne de son choix dans un sommeil profond, ce qu’il fit, d’ailleurs, avec Félix en guise de démonstration. Lorsque celui-ci se réveilla, il fanfaronna à nouveau, fidèle à lui-même et affirma qu’il incarnait la bonne fortune. Cette prétention lui venait, sans aucun doute, de Tyché — déesse de la chance, de la prospérité et de la destinée. Elle lui avait octroyé des dons psychiques lui permettant de jouer avec les probabilités, les objets et les corps quand il le désirait. Mereg, elle, hésita à révéler l’identité de son guide, à raison ; sa divinité n’avait rien de glorieux ni d’agréable… Il s’agissait d’Achlys, esprit personnifié de la brume mortelle, de la tristesse, de la misère et des poisons, ce qui donnait une raison supplémentaire de considérer Mereg comme une sorcière. Heureusement, Jivan déchiffra son malaise et s’empressa de prendre la parole avant que quiconque ne réagisse à son aveu.

— Je suis lié à Asclépios, mais, croyez-moi, aucune des facultés médicales qu’il m’a transmises ne m’aide à combler ma plus grande faiblesse… plaisanta-t-il. Je n’arrive jamais à faire taire mon ventre quand j’ai faim ! C’est un supplice, je vous jure ! Alors, je vous propose qu’on continue de faire connaissance autour d’un bon repas. Ça serait dommage qu’on loupe l’heure du dernier service et que des grondements intempestifs vous empêchent de dormir toute la nuit !

Comme pour illustrer les déclarations de Jivan, un concert de gargouillis intestinaux se manifesta, ce qui provoqua l’hilarité de ses compagnons.

— Oh ! Oui, là, c’est sûr : il y a urgence ! Hors de question que j’entende ça jusqu’à demain matin ! s’exclama Félix en sautant sur ses deux pieds.

Orion suivit l’enthousiasme de son meilleur ami et se hâta d’aller ouvrir la porte.

— On ne va pas laisser notre camarade mourir de faim, n’est-ce pas ? Allez, hop, du nerf l’Atalante ! Direction la cantine pour une mission de ravitaillement !

L’unité se leva d’un même mouvement, puis sortit des dortoirs pour descendre au réfectoire dans une joyeuse cacophonie. Yun fermait la marche, légèrement en retrait. Orion remarqua sa préoccupation. Il laissa les autres passer devant lui et se glissa à la hauteur de la soldate coréenne.

— Quelque chose ne va pas ?

Yun haussa les épaules, délibérément évasive.

— Je m’inquiète un peu pour Soline… et si Mereg avait raison à son sujet ? Et si elle n’était pas prête pour le combat ? Après tout ce qu’elle a vécu, ça serait compréhensible.
— Ne lui répète pas, mais je suis persuadé qu’elle est faite pour être une meneuse. C’est justement son expérience et ses blessures qui feront d’elle une excellente cheffe.

Elle réfléchit quelques secondes à ses paroles, puis demanda :

— Tu l’apprécies beaucoup, hein ?

Gêné, Orion se gratta la nuque et posa son regard sur un point lointain du couloir.

— Jusqu’au mois dernier, je pensais que je la détestais, en fait, avoua-t-il. Mais je me rends compte que c’était seulement de la jalousie mal placée. On est en compétition depuis nos 16 ans et elle a toujours fait des prouesses en classe… Ça me faisait douter de mes capacités et j’avais peur qu’elle prenne la place de leader qui m’était promise depuis ma naissance. Au final, elle a cette place et je suis bien content d’être son second.
— Pourquoi ta rancœur envers elle s’est calmée ?
— J’ai de la peine pour elle, sincèrement. Je ne sais pas comment je réagirais si Félix mourait sur le front. Et puis, tu sais, avant tout ça, Soline était lumineuse, pleine de joie de vivre et d’enthousiasme. C’est difficile à croire, mais tout le monde l’adorait, avant qu’elle devienne borgne et hostile. J’imagine que c’est ce qui m’énervait le plus, parce qu’elle était beaucoup plus solaire que moi et attirait toute l’attention avec sa bienveillance.

Un léger rire, attendri, s’échappa des lèvres de Yun. Elle tapota l’épaule d’Orion, avant d’émettre une théorie.

— En même temps, t’es un Gardien nocturne et elle, une Gardienne diurne. C’est normal qu’elle soit plus solaire que toi, tu ne crois pas ?

Orion arbora un sourire narquois.

— Oui, enfin… là, j’ai surtout l’impression qu’elle s’est transformée en Gardienne d’Hadès, au lieu d’être celle d’Helios. Elle ne ressemble plus du tout à celle avec qui j’ai rivalisé pendant des années… C’est peut-être égoïste, mais j’aimerais qu’elle redevienne celle qui me donnait envie de dépasser mes limites, juste pour pouvoir la provoquer encore une fois, rien que quelques heures, comme avant.
— Au-delà du fait que tu veuilles à nouveau la surpasser, c’est presque mignon, je trouve. Tu devrais lui dire tout ça, lui montrer que retrouver ses repères d’avant son accident lui ferait peut-être du bien.

Orion envisagea un instant la possibilité d’extirper Soline de sa planque afin d’avoir une discussion sincère au lieu d’aller manger avec les autres. Cependant, après une légère réflexion, il se ravisa et secoua la tête.

— Elle est trop sur la défensive pour que ça soit utile. Je lui en parlerai peut-être un jour, quand elle ne sera pas sur les nerfs ou qu’on n’aura pas de Prométhéen à débusquer.

Yun ouvrit la bouche pour faire une nouvelle suggestion, mais la ferma avant même que les mots en sortent. Ils étaient arrivés près du réfectoire et le reste de leur groupe les attendait au milieu du couloir, avec une impatience peu dissimulée. Elle échangea une œillade avec Orion, afin de lui signifier que la suite de leur discussion pourrait continuer plus tard, loin des oreilles curieuses de leurs partenaires, s’il le souhaitait. Puis, ils entrèrent enfin dans la cantine, presque vide à cette heure avancée de la soirée. Quelques minutes de plus, et ils auraient trouvé porte close.

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