“ I will meet you at
the graveyard
Where you lay down,
where you stay now
Faced up, cold heart,
no longer by my side now
Wish we were together,
Now I don't know when
I will see you ”
Cleffy , Meet you at
the graveyard.
Après l’altercation dans les quartiers de l’Atalante, Soline était désemparée, submergée par sa peine et par la colère que Mereg avait provoquées. Elle avait le besoin irrépressible de se rapprocher des morts, de leur parler. Alors, elle avait décidé de se rendre à la crypte, où tous les Gardiens décédés étaient honorés. Mais, en chemin, la douloureuse réalité se rappela à elle : Flore, Morgan, Zayn, Desmond, Sora, Evren et Ignacio n’avaient pas encore eu droit à leurs funérailles. Aucune tombe à leurs noms ne se trouvait à la crypte. Le poids de leur absence se fit plus présent sur les épaules de Soline, comme si une partie de leur existence avait été effacée, comme s’ils n’avaient jamais été soldats de la Garde. La brutalité de leur mort et le manque de reconnaissance de la part de leurs semblables les avaient privés de la dignité qu’ils méritaient, ce qui accentuait le ressentiment de la caporale-cheffe. Elle réalisa à quel point elle était déçue, non seulement par les hauts gradés, mais aussi par elle-même. Elle se sentait impuissante, incapable d’honorer la mémoire de ses amis.
De retour vers les espaces communs, Soline chancela, à cause des larmes qui embuaient sa vue. Elle continua cependant d’avancer, bien décidée à trouver un refuge, qui pourrait lui fournir des souvenirs et un répit au tumulte de ses émotions. Elle opta d’abord pour la galerie des trophées, mais se résigna ; les récompenses exposées sur les murs et dans les vitrines ne feraient que planter un poignard dans la plaie béante de son cœur, en lui rappelant que seuls les vivants et les supérieurs méritaient des éloges. Elle bifurqua finalement vers une nouvelle destination : la salle des mémoires, qui s’étendait dans les sous-sols de l’académie. Soline n’avait jamais eu l’occasion d’y pénétrer, mais elle espérait pouvoir y puiser le réconfort dont elle avait terriblement besoin. Cette pièce était d’ailleurs sa dernière option. Si elle n’y trouvait rien, elle doutait que d’autres lieux puissent l’apaiser. La salle des mémoires était le seul endroit où tout ce qui touchait, de près ou de loin, à la Garde et ses membres était stocké et classé. Une sorte de zone d’archive. Une aubaine pour Soline qui comptait récupérer les affaires de ses proches, récemment ôtée de sa chambre. Elle s’imaginait déjà porter l’un des t-shirts d’Ignacio, sentir le parfum de Morgan ou lire le recueil de poèmes de Flore. Peut-être trouverait-elle aussi les lunettes d’Evren, la chaîne en argent de Zayn, l’une des bagues de Sora ou les chaussettes fétiches de Desmond ? Peu importe les objets, peu importe la quantité ou la valeur… Elle prendrait tout ce qu’elle pourrait et le cacherait sous son lit.
Un enthousiasme soudain l’envahit, quand elle déverrouilla la porte avec son badge. Cependant, elle se figea sur le seuil. La salle ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait imaginé. Soline s’était attendue à découvrir des étalages et des rayons à perte de vue pleins à ras bord de cartons, comme dans un entrepôt, ou une bibliothèque. Au lieu de ça, la pièce était sombre et dépouillée. Seul son centre avait un réel intérêt, et pour cause, une stèle gigantesque et phosphorescente y trônait. Le bloc rocheux, orné de symboles, scintillait d’une lumière dorée hypnotique. Soline s’en approcha avec autant de curiosité que de réticence. Quand elle fût suffisamment proche pour lire les gravures, la surprise la gagna à nouveau. Ce n’était pas de simples écritures, mais des noms. Des noms de Gardiens, de divinités ou encore de villes. Et, parfois, des dates. Un véritable recensement historique avait été inscrit dans le marbre.
Soline s’agenouilla près de la stèle et inspecta attentivement chaque ligne, jusqu’à tomber sur les noms qu’elle cherchait. Presque à ras du sol. Les matricules de ses amis, suivi du jour de leur mort. 13 juin 2050. Les larmes de la Gardienne montèrent à nouveau. Elle ferma l’œil afin de les contenir et s’appuya sur le rebord du mémorial pour se redresser. C’est en rouvrant sa paupière qu’elle s’aperçut que la pierre n’était pas seulement un monument d’hommage. Elle réagissait au contact de la main de Soline. Ses doigts accentuaient la lumière, à mesure qu’elle les glissait entre gravures, si bien qu’elle se demanda si elle pourrait y obtenir des détails sur ses amis disparus. Après tout, elle était dans la salle des mémoires, non ? Cette réflexion la poussa à toucher davantage le cippe, des deux paumes. D’instinct, elle murmura :
— Morgan McGregor. Ignacio Rossi. Flore Sutherland. Zayn Belmadi. Desmond Esbroeck. Sora Hashimoto. Evren Koç.
La lueur s’intensifia encore. La pièce devint presque chaleureuse. Soline réitéra sa litanie, plus lentement, plus distinctement. La stèle vibra sous ses mains, à chaque pause, entre chaque nom. Le souffle de Soline se coupa lorsqu’une projection holographique, presque céleste, se forma devant elle, le long des murs. Les visages de ses amis apparurent, plus souriants et plus vivants que jamais. Soline les contempla pendant un long moment, muette, happée par l’émotion. Elle s’imprégna de chaque seconde qui lui était offerte en leur présence. Elle savait qu’ils n’étaient pas vraiment là, qu’ils étaient morts, mais elle avait l’impression que ses blessures internes étaient moins béantes et sa peine moins difficile à porter. Les liens qu’elle partageait avec son ancienne escouade n’étaient pas encore brisés, la stèle les faisait perdurer. Une part d’eux demeurerait à jamais dans cette pièce, une part d’elle également, et rien que cette idée donnait du courage à Soline. Elle réalisa qu’elle pourrait venir ici pour se recueillir à chaque fois qu’elle se sentirait seule et démunie. Et elle comprit, qu’un jour, quand son heure serait arrivée, elle ferait aussi partit de cette pierre. Perseus serait réuni, tôt ou tard.
— Fais attention à ne pas te perdre dans les mirages, mon enfant !
Soline sursauta ; un frisson parcourut son échine. Les projections disparurent aussitôt, mais l’obscurité ne revint pas. Au contraire, l’éclairage brillait plus fort qu’en plein jour. La Gardienne se retourna pour voir qui l’avait rejoint ici et dut plisser l’œil tant l’aura de cette personne envahissait l’espace. Après un léger temps d’adaptation, elle distingua la mystérieuse inconnue. Une femme magnifique et gracieuse, plus grande qu’elle de deux têtes au moins. Ses cheveux auburns tombaient sur ses épaules ; ils étaient agrémentés de perles et pierreries, qui contrastaient parfaitement avec sa peau ocre. Elle portait une simple tenue drapée verte, en accord avec la couleur de ses yeux, et marchait pieds nus.
— Qui êtes-vous ? demanda Soline, hébétée.
Son interlocutrice était très certainement une divinité, mais elle était incapable de deviner son nom.
— Tu peux m’appeler Mnémosyne.
La déesse de la mémoire, évidemment.
Soline baissa la tête pour fixer le bout de ses bottes. Elle se sentait idiote de ne pas y avoir pensé à la seconde où elle avait entendu sa voix.
— C’est un honneur de vous rencontrer. Je ne m’attendais pas à vous trouver là. Comment… Comment puis-je vous aider ? se rattrapa-t-elle.
Mnémosyne s’avança de quelques pas. Son sourire était empli d’une sagesse millénaire, qui balaya l’embarras de Soline.
— Ne sois pas intimidée. Je suis ici pour t’aider, non l’inverse. Tu es venue chercher des réponses, n’est-ce pas ?
— Du soutien, plutôt. J’avais besoin de revoir mes amis et de sentir leur présence. La journée a été éprouvante… J’ai l’impression qu’elles le sont toutes un peu plus, depuis qu’ils sont morts. Et… J’ai peur d’oublier ceux qu’ils étaient, moi aussi.
— La mémoire est une chose précieuse. Parfois, les souvenirs peuvent être cachés ou perdus, mais il est en ton pouvoir de les redécouvrir pour aller mieux et ne jamais oublier tes compagnons, si tu fouilles bien toute ta tête.
— Je vais essayer, mais… Je ne sais pas comment faire pour me rappeler de tout.
Mnémosyne sourit à nouveau dans l’espoir d’apaiser Soline.
— C’est en toi que tu trouveras la réponse. Explore tes souvenirs, rappelle-toi des moments vécus avec tes proches. La mémoire est le lien entre le passé, le présent et l’avenir. Tu es capable de renouer ce lien, si tu le souhaites vraiment.
Soline acquiesça et essaya de se détendre, sous le doux regard de la déesse. Elle décontracta ses épaules, prit une grande inspiration, puis ferma son œil. Les moments partagés avec Perseus surgirent de sa mémoire, qu’elle fouillait intensément. Après quelques secondes, les souvenirs et les émotions se mêlèrent dans son esprit. Soline retrouva un trésor enfoui depuis quelques mois. Des rires, des sourires, des anecdotes. Un peu de parfum, même, et beaucoup d’amour. Elle s’y plongea et se nourrit des bribes du passé jusqu’à ce qu’elle se sente apaisée. Quand elle revint à l’instant présent, elle eut de nouvelles questions pour Mnémosyne.
— Pouvez-vous me dire si Flore… avait peur cette nuit-là ? Était-elle consciente du danger ? Ou avait-elle une totale confiance en nous et le Commandant Rivera ?
— Je ne peux pas te dire clairement ce qu’elle ressentait, mais je peux te le montrer. Laisse-moi te guider à travers ce que tu as aperçu et vécu.
Mnémosyne posa délicatement ses mains sur les tempes de Soline, la plongeant dans une vision, six mois en arrière. Soline se retrouva à nouveau au milieu de la tente de commandement, mais cette fois en tant que simple spectatrice. Projetée hors du temps et de son propre corps, elle se voyait elle-même. Assise entre Zayn et Sora, cette Soline-ci semblait sereine et féroce. Ses deux yeux, encore valides lors de cette réunion, étaient braqués sur le Commandant Rivera, sans une once de doute. Elle portait une tenue de camouflage, comme ses camarades, puisque dans moins d’une demi-heure ils devraient aller chasser la chimère.
— J’aurais dû être un peu moins confiante… souffla Soline, pour sa propre conscience.
Son attention se posa ensuite sur Flore, à la recherche de tout ce qui avait pu lui échapper ce jour-là. Flore était naturellement très calme et peu expressive, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Cependant, à mesure que la réunion se déroulait devant elle, Soline parvint à discerner des signes d’appréhension. Flore baissait discrètement le regard à chaque fois que le Commandant Rivera prenait la parole. Quand elle redressait la tête, elle mordillait l’intérieur de sa bouche. De plus, son pied droit gigotait sous la table jusqu’à la fin du briefing, duquel, d’ailleurs, elle partit en premier. Ces signes d’anxiété, autrefois imperceptibles, étaient désormais évidents à la lueur de la nouvelle perspective de Soline.
La vision se troubla lorsque tous les soldats se levèrent pour quitter la tente. Soline retrouva l’obscurité de la salle des mémoires et le visage chaleureux de Mnémosyne.
— Elle était stressée, même si elle le cachait. J’ai réussi à discerner une part de son angoisse, mais je ne sais pas pourquoi elle appréhendait tant la mission. Elle n’a pas pris la parole une seule fois, lors de la réunion. Quelque chose clochait et… je ne m’en suis pas aperçu. Si j’avais vu qu’elle était aussi soucieuse…
— Flore avait peur, oui, mais elle avait également une grande force intérieure et un profond amour pour vous, ses amis. Elle était déterminée à vous protéger, même si cela signifiait affronter ses craintes ou un monstre légendaire. Tu n’aurais rien changé à la situation, ça devait se passer ainsi. Les Moires l’ont décidé, intervint Mnémosyne d’une voix sage.
— Non, je… Je refuse de croire que les Moires nous ont menés dans cette grotte, qu’elles ont laissé mon unité se faire tuer parce que « c’est le destin » ou parce qu’il y avait « une bonne raison ». Aucune raison ne justifiera leur mort… J’aurais pu empêcher tout ça, j’ai senti le vent tourner et la peur grandir dans mon estomac. J’aurais pu les forcer à faire demi-tour…
Soline bouillonnait d’émotions ; un mélange de frustration, de douleur et de peine l’envahissait. Revoir ses amis et effectuer un bond dans le passé ne produisaient pas l’effet escompté. Elle était désormais plus meurtrie qu’en arrivant dans cette pièce.
— La situation était déjà écrite, vous deviez entrer dans cette grotte et tes équipiers devaient mourir. Tu es trop impliquée, trop à vif pour l’admettre, mais quand tu auras pris du recul, tu verras tous les enjeux.
Mnémosyne tentait de calmer Soline, de lui faire comprendre que certaines forces dépassaient la perception humaine. Mais pour Soline, les événements étaient encore trop récents pour qu’elle puisse accepter cette réponse. Elle ne voulait pas croire que le destin de ses amis avait été scellé d’avance.
— Mais pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi maintenant ? C’est une cruauté insensée ! s’exclama-t-elle, la pupille brillante.
Du bout des doigts, Mnémosyne caressa sa joue et essuya une larme solitaire.
— C’est difficile à comprendre, mais les Moires ne sont pas barbares. Elles tissent le fil de la destinée de manière complexe, en tenant compte d’innombrables facteurs. Dans certains cas, des sacrifices sont nécessaires pour le bien commun ou pour l’équilibre du monde. C’est un fardeau que les Moires portent depuis l’aube des temps.
Soline inspira longuement. Elle savait que la déesse avait raison, que les Moires ficelaient la destinée avec de nombreuses contraintes qui dépassaient les mortels, et parfois même les dieux. Mais ses plaies étaient encore trop ouvertes pour qu’elle accepte cette fatalité sans broncher. Elle s’exclama :
— Je veux comprendre. Je veux savoir pourquoi ils ont dû mourir ! J’aimerais honorer leur mémoire de la meilleure façon possible et je ne pourrais pas le faire si je reste dans l’ignorance… J’ai peur que mes nouveaux équipiers subissent la même chose. Si ça se reproduit, alors que je peux peut-être empêcher un drame, je n’y survivrai pas.
Mnémosyne comprenait le désarroi de la jeune Gardienne, toutefois ses siècles d’existence lui permettaient d’avoir un regard plus éclairé sur la situation. Elle adressa un sourire bienveillant à Soline, puis lui accorda un autre conseil avisé :
— L’ignorance peut apporter la douleur, mais aussi la guérison. Continue à chercher des réponses, en toi, si tu en as besoin, mais rappelle-toi que le passé ne peut pas être changé et qu’à force de creuser, tu risques de t’y noyer. Tu peux forger un avenir meilleur en utilisant la sagesse que tu acquiers de tes expériences et en te souvenant des bons moments, pour ne pas te perdre dans le deuil ou la vengeance.
Les paroles de Mnémosyne avaient réussi à atteindre un coin de l’esprit de Soline, qui décida de laisser sa colère de côté, du moins pour un instant. Ses tourments lui offrirent un peu répit.
— Je suis désolée… je crois que j’ai besoin de faire le tri, avant de chercher à élucider quoi que ce soit. Je… je vous remercie pour les réponses que vous m’avez accordées. Je ne sais pas si ça m’apaise, mais au moins, ça me donne un point de départ pour avancer.
— Nul besoin de t’excuser, Soline. Les émotions sont parfois difficiles à maîtriser. Si tu souhaites revenir ici ou poser d’autres questions, je serai toujours là, rétorqua la déesse avec douceur, sans jugement.
Soline inclina légèrement la tête en signe de reconnaissance. Mnémosyne lui sourit en retour, la salua avec respect et se retira aussi vite qu’elle était apparue. De nouveau seule, Soline prit quelques minutes supplémentaires pour rassembler ses pensées. Elle quitta la salle et rentra dans sa chambre.
L’Atalante dormait profondément ; elle n’aurait donc pas à s’adresser à ses équipiers. L’idée de ne pas devoir affronter les questions et les regards des autres dans l’immédiat la rassura. Elle n’avait plus assez d’énergie pour ça. Après s’être offert une longue douche brûlante, elle se glissa dans ses draps et tenta de s’endormir, dans l’espoir que le sommeil apporte un peu de paix à son âme tourmentée. Au bord de l’assoupissement, dans le silence réconfortant de la nuit, elle songea à tout ce qui l’attendait. Une nouvelle mission, des inconnus devenus camarades et une promesse de se construire un avenir, tout en préservant la mémoire de ceux qui n’étaient plus.