Chapitre 6 : Avenir

- Mes frères – ma mère n’a jamais mis au monde que des garçons – narra Jack, sont jaloux de ma liberté mais moi, je n’ai jamais trouvé ça bien. Eux au moins, savaient pourquoi ils existaient. On leur avait donné un but, une raison de se lever le matin. Moi, je me perdais dans les possibles.

Corail resta muette, écoutant son ami se confier.

- Bien sûr, j’avais reçu la même éducation que mes frères. Lire, écrire, politique, religion, économie. J’adorais les cours où j’étais considéré comme les autres, ni plus, ni moins. Dès que les leçons se terminaient, j’errais, désœuvré, ne sachant où aller, quoi faire. J’entrevoyais l’avenir dans un brouillard terrifiant.

Corail voulait bien le croire. Les siréniens ne se posaient pas ce genre de questions mais après avoir côtoyé les humains, elle comprenait la sensation de son ami.

- J’ai commencé à zoner de plus en plus en ville, à errer de bar en bar, de fête en fête, cherchant… Je ne sais pas. Moi ?

Corail hocha la tête. Elle trouva le monde des humains terrifiant. Dans un banc, personne ne se posait ce genre de questions.

- J’ai rencontré des gens… des mecs… Ils m’ont accepté dans leur groupe et ensemble on a… fait des conneries, admit Jack. Celles que tous les jeunes font, tu vois ? Je ne leur ai jamais dit que j’étais prince, tu penses !

Corail sourit sous son voile.

- Un jour, on a joué à un jeu à boire débile. On pose des questions, chacun répond et celui dont la réponse est la plus naze ou la meilleure, selon les cas, doit boire.

- C’est amusant de faire ça ? s’étonna Corail qui avait pu constater l’effet de l’alcool sur les humains assez souvent pour savoir qu’il valait mieux qu’ils évitent d’en consommer.

- J’étais jeune et con, rappela Jack. On répondait à des questions du genre « Le lieu le plus insolite où tu as baisé », « le nombre de femmes que t’as baisé dans la même journée ».

- Beaucoup de sexe, comprit Corail.

- Non ! Pas seulement ! « La plus grosse quantité d’alcool que t’as ingurgité en une journée ». « Le nombre de pommes que tu as volées dans le jardin du père Jules » – et il fallait du courage pour s’en approcher. Il avait un sacré coup de fourche.

Corail ricana.

- L’un d’eux a fini par proposer « L’endroit le plus incroyable dans lequel vous êtes entré par effraction ». Il y a eu beaucoup de temples même si, bon, ces lieux sont publics mais ils avaient réussi à pénétrer dans la partie privée, admettons, pas le cambriolage de l’été non plus. Le chef de notre petite bande s’est vanté d’avoir réussi à entrer dans la salle personnelle de la Pythie. Personne ne l’a cru. C’est l’endroit le mieux gardé du royaume. Quand ça a été mon tour, j’ai voulu… Je ne sais pas… Me donner de l’importance. J’avais bu. Je cherchais à tout prix à me faire des potes, à être quelqu’un. J’ai répondu « Le palais royal, et je peux vous y faire entrer quand vous voulez ».

Corail grimaça. Les siréniens vivaient sans cesse en groupe. Ils faisaient souvent des conneries quand ils se retrouvaient seuls, à l’instar de Corail, finissant juchée sur le dos d’un dragon. Chez les humains, c’était l’inverse. Seuls, ils étaient très acceptables mais en groupe ! Ils devenaient insupportables.

- Ils ne m’ont pas cru, évidemment. Alors je les ai amenés. Rappelle-toi que je pensais sincèrement entrer sans me faire voir. Quand nous sommes arrivés dans le palais, ils ont commencé à me demander de les guider vers la salle au trésor. J’ai refusé mais ils ont insisté, me menaçant de m’exclure du groupe si je refusais. J’étais tellement stupide. Mon frère aîné passait tout son temps avec mes parents. Mes autres frères suivaient leurs précepteurs. Moi, je me retrouvais souvent seul. J’avais besoin d’affection. L’abandon me terrifiait. Je les ai guidés.

Corail secoua la tête. Elle comprenait et sa gorge se nouait au fur et à mesure que son ami racontait.

- Ils ont tué les deux gardes en faction. Je suis resté choqué, incapable de bouger. J’ignorais qu’ils étaient capables d’une telle violence. Ils sont entrés et ont commencé à tout prendre. Le capitaine de la garde est arrivé. Les soldats l’avaient prévenu que je venais de rentrer accompagné. Il venait s’assurer que tout allait bien. Il n’a pas eu le temps de sortir ses armes. Les autres l’ont égorgé avant de s’enfuir, une bonne partie du trésor royal sous le bras.

Corail gémit.

- Je ne les ai pas suivis dehors. Je suis resté là, figé, à regarder le capitaine de la garde se vider de son sang devant moi. Je ne comprenais pas. Choqué, je me suis tenu debout, muet, jusqu’à l’arrivée de la garde, événement dont je ne me souviens que dans un brouillard. Je t’ai dit, Corail, que l’un des enfants des nobles doit devenir soldat. Tu imagines bien qu’un prince ne devient pas trouffion de base. De ce fait, le capitaine de la garde du palais royal, c’était mon oncle.

- Oh ! s’exclama Corail.

- J’ai été arrêté, mis aux arrêts. Mon père m’a donné le choix : soit je donnais le nom des meurtriers, soit je prenais. Mon père m’a appris à avoir de l’honneur. Je ne les ai pas dénoncés. C’est ainsi que je me suis retrouvé avec une sentence de mort sur la tête, à devoir choisir un dragon.

- Mais alors, en fait, tu n’as jamais tué personne ! s’écria Corail.

- Non, dit-il. J’ai juste été assez con pour m’accoquiner avec des salopards.

Corail en eut mal pour son ami.

- J’ai choisi le seul dragon blanc, symbole de pureté, se souvint Jack, la mine déconfite. Il s’avère qu’il est un abruti.

- Chavard’all ? Pourquoi dis-tu cela ? s’enquit Corail.

Jack observa le ciel et hocha la tête.

- Zaroth demande de tes nouvelles. Il s’inquiète de voir la nuit avancer loin de toi.

- Je suis épuisée, admit Corail. On reparlera demain.

- Bien sûr, confirma Jack avant de la ramener à Zaroth.

Elle se lova dans l’aile du mastodonte marron et s’endormit presque instantanément.

De l’air chaud sur son corps l’éveilla. Corail découvrit le soleil haut dans le ciel. Elle s’étira et se leva, pour découvrir que Jack se trouvait là.

- Pardonne-moi de te réveiller. Mon père t’invite à sa table. C’est le genre de demande qui se refuse difficilement.

La sirénienne baissa la tête. Elle n’avait aucune envie de se mêler aux résidents de ce palais. Elle ne rêvait que de tranquillité. À contre cœur, elle se leva et suivit Jack dans les méandres de cet immense complexe de pierre qui lui donnait le tournis.

Ils aboutirent dans une pièce beaucoup plus petite que Corail l’aurait imaginée. Une seule table, une douzaine de sièges. Le déjeuner se ferait en petit comité. De quoi rassurer la sirénienne qui aurait quand même préféré ne pas se trouver là.

Deux couples se trouvaient déjà attablés, bien que n’ayant pas commencé à manger.

- Je te présente mon frère aîné, Jarmin, futur roi et son épouse, Clarisse, commença Jack.

Un homme d’une quarantaine d’années, aux épaules larges et à la mâchoire carrée se leva. Son épouse, une grande brune au ventre arrondi, salua d’un simple geste de la tête.

- Bonjour, répondit Corail sans effectuer la moindre révérence, étiquette dont elle n’avait pas idée de l’existence.

Jack serra les dents. Jarmin détailla Corail de la tête aux pieds, fronça les sourcils, hésita puis tendit la main. Corail observa l’appendice tendu. Un contact physique avec un humain ? Inimaginable.

Jarmin, constatant l’absence de réaction, reprit sa main. Jack se tortilla de malaise puis présenta Brennan, son frère, devenu capitaine de la garde bien trop jeune et sa jeune épouse Félicie, une belle blonde fine arborant de magnifiques yeux bleus.

Brennan, n’ayant aucune envie de se prendre un vent, ne tendit pas la main. Il ne salua pas non plus de la tête, se contentant de transpercer la nouvelle venue du regard, comme s’il pouvait voir derrière les habits opaques la masquant entièrement.

- Chers frères, chères belle-sœurs, je vous présente Corail, la dragonnière de Zaroth, l’ancêtre des dragons, poursuivit Jack.

Corail prit note de la présentation. Jack mentait par omission. Corail resta muette. Elle regarda la porte, espérant pouvoir sortir. Jack lui désigna un siège, à côté de Brennan. Elle secoua négativement la tête. En soupirant, il s’assit puis lui proposa le siège à sa gauche. En bout de table, il lui permettrait de n’être collée à personne. Elle accepta à reculons, jetant souvent des regards vers la porte.

Le roi et sa femme firent leur apparition. Tout le monde se leva sauf Corail qui suivit avec un temps de retard. Ses mains tremblaient sans qu’elle ne puisse rien y faire.

Le couple royal prit place et l’assemblée se rassit.

- Père, mère, je vous présente Corail, la dragonnière de Zaroth.

- Soyez la bienvenue à ma table, indiqua Merel.

Corail n’offrit ni mot, ni geste au dirigeant du royaume. Celui-ci se contenta de ciller avant de lancer le repas d’un geste vers les serviteurs. La table se couvrit de nourritures : fruits, légumes, viandes. Les verres se remplirent de vin. Corail resta figée. Elle voulait tant partir. Des larmes coulaient sur son visage, invisibles sous le masque.

- Ton amie ne mange pas ? demanda Brennan. Elle a peur de montrer son visage ?

Jack caressa les mets du regard puis grimaça. Rien ne convenait au régime alimentaire d’une sirénienne.

- Corail est…

Jack regarda autour de lui, cherchant où allait sa confiance.

- Corail ne peut pas se nourrir de ce que vous proposez, modifia-t-il.

- Je voudrais sortir, murmura Corail.

Tous entendirent ses pleurs dans sa voix mouillée et hachée.

- Ton amie ne se porte pas bien ? comprit la reine.

- Corail a été torturée par les dragonniers, indiqua Jack.

- Oh ! s’exclamèrent Félicie et Clarisse d’une même voix.

Corail n’en pouvait plus. Elle n’avait rien à faire là. Elle recula son siège, se leva et se dirigea vers la sortie, se fichant totalement de savoir si ce geste relevait d’une impolitesse légère ou grave. Elle avait besoin de réconfort.

- Corail ! Attends ! l’invectiva Jack et la sirénienne se figea, à mi-chemin entre la table et la porte. Sortez ! Tous !

Corail constata que les serviteurs quittaient la pièce, les uns après les autres, ne laissant plus que les membres de la famille royale dans la pièce.

- Corail est une sirénienne, avoua Jack.

Un silence de plomb tomba dans la salle.

- Les dragonniers l’ont maltraitée à cause de ça. Vous n’avez aucune envie d’entendre les horreurs qu'ils lui ont fait subir. Elle est blessée, mal-nourrie et déshydratée. Elle doit boire et manger mais les siréniens ne consomment que du poisson et des coquillages crus et ne boivent que de l’eau.

- Douce ou salée ? demanda le roi.

Corail frémit. La question du roi venait la toucher en plein cœur. Il ne la rejetait pas. Il se préoccupait d’elle.

- Je l’ai toujours vue ingérer de l’eau douce. Je ne m’étais jamais posé la question, admit Jack.

- Je vais aller demander le nécessaire pour ton amie sirénienne, indiqua Brennan avant de sortir de la pièce.

Corail secoua la tête avant de quitter la salle à manger. Jack la rattrapa.

- Corail !

- Ose prétendre que ton frère, le capitaine de la garde, n’est pas allé quérir de quoi s’assurer que je ne suis pas une menace ! Tu accordes une grande confiance aux tiens. Peux-tu m’assurer que je ne vais pas me retrouver dans une cage ?

- Corail, je te promets que…

- Tu es parti depuis plus de quinze ans, rappela Corail. Oserais-tu dire que tu es le même que quand tu es parti ?

- Non, souffla Jack, mais…

- Eux aussi ont changé, murmura Corail. Je ne suis pas en sécurité ici.

Elle tourna les talons et s’éloigna. Jack attendit puis lui emboîta le pas.

- Où vas-tu ? lui demanda-t-il.

- Je ne sais pas, sanglota-t-elle. Je suis perdue. Cet endroit est trop grand !

- Plus que l’océan ? répondit-il.

La blague visait à alléger l’atmosphère. Elle tomba à plat.

- J’aimerais rejoindre Zaroth.

- Il te suffit de suivre le lien, répondit Jack en haussant les épaules.

Comme Corail ne bougeait pas, il souffla :

- Le lien avec Zaroth n’est pas actif. Il l’a coupé afin que sa mort ne t’entraîne pas avec lui ?

- J’ai coupé le lien, indiqua Corail.

- Les dragons contrôlent le lien, pas le dragonnier, répliqua Jack.

- Dans ton monde, peut-être. Pas dans le mien, cingla Corail.

Jack recula. Elle l’aurait giflé que l’effet aurait été le mienne. « Ton monde ». Comme s’ils appartenaient à deux univers séparés par un gouffre que rien ne comblerait jamais.

- Si tu contrôles le lien, remets-le et tu trouveras Zaroth, non ?

- Je n’ai aucune envie de soumettre quiconque, gronda Corail.

- Qui parle de soumission ?

- Je méprise les dragonniers parce qu’ils ont essayé de transformer des dragonneaux en petits chiens bien dressés. Pourtant, je ne vaux pas mieux. Zaroth fait exactement ce que je veux qu’il fasse, quand je veux qu’il le fasse.

- Je n’ai pas eu cette impression quand nous t’avons retrouvée dans sa grotte, répliqua Jack.

- Je n’avais pas conscience du pouvoir qui grondait en moi. Tout le monde me répétait que le dragon contrôle. Je peux t’assurer que quand j’ai appelé Zaroth à l’aide, il n’avait pas la possibilité de refuser.

Jack cligna les paupières puis ferma les yeux. Un moment passa avant que Jack ne les rouvre.

- Chavard’all confirme.

- Je refuse de dominer quiconque de cette manière, dragon ou pas. J’ai rendu sa liberté à Farhynia. Je suis navrée d’avoir dû imposer ça à Zaroth. J’ai espéré que quelqu’un d’autre se chargerait de me venir en aide. J’ai vraiment espéré, répéta-t-elle en fusillant Jack du regard.

- Je ne pouvais pas, maugréa Jack. Tu ne comprends pas. S’il te plaît, retournons dans le jardin de cette nuit et laisse-moi t’expliquer. Je te promets qu’aucun mal ne te sera fait.

Corail le transperça du regard puis acquiesça. En chemin, ils croisèrent des serviteurs. Jack en héla un.

- Je me rends dans le jardin des merveilles. Faites-moi porter du filet de poisson cru coupé en morceau, peu importe l’espèce.

- Bien, monseigneur, répondit le serviteur avant de disparaître.

Jack mena Corail jusqu’à une fontaine où il lui proposa de se rafraîchir. Elle plongea son bras dedans. Sa peau absorba l’eau, lui permettant de s’hydrater aussi sûrement que si elle l’avait bue.

- Devenir dragonnier… J’avais enfin trouvé un but, une utilité, commença Jack. Je serai le traducteur, celui qui permet aux humains et aux dragons de converser. La bonne blague… Mon dragon s’est barré avant même le premier envol.

Corail serra la mâchoire. Jack avait toujours montré un immense ressentiment envers son dragon pour cet abandon précoce. Corail en comprenait enfin la profondeur.

- Chavard’all a fini par revenir mais… J’ai vite compris que je ne traduirai jamais rien. Souffleur, mon dragon passerait la moitié de ses journées à détruire des nids de siréniens, et l’autre à baiser. La première mission ayant été annulée à cause d’une petite sirénienne, il s’est contenté de remplir le ventre de sa copine de sa bite. Fantastique…

- Tu appréciais que je m’occupe de la tienne pendant ce temps, lui rappela Corail.

Jack ricana avant de rougir, en se rendant compte qu’un serviteur se tenait près de lui, une planche en bois proposant un petit dôme de chair de poisson cru. Il attrapa le cadeau puis fronça les sourcils.

- Il n’y en a pas assez. Il en faut plus, beaucoup plus.

- Bien, monseigneur, répondit le serviteur avant de s’en aller.

Jack tendit la planche à Corail qui s’en saisit. Elle s’assit à côté de la fontaine et commença à manger, sa main passant sous le voile pour atteindre la bouche. Elle ne s’était pas rendue compte à quel point elle crevait de faim. Son corps lui envoya une multitude de signaux de contentement.

- Et puis un jour, Chavard’all s’est retrouvé à devoir former les futurs protecteurs. Mission de merde, grogna Jack.

Corail pencha la tête. Il ne lui parlait jamais de ses journées au camp d’entraînement, à l’époque.

- Tu dois comprendre la situation : Chavard’all était censé former des dragons à se lier avec leurs dragonniers, tout en sachant que cela augmenterait le nombre des siens contaminés. Cela lui était moralement difficile. Mais en plus, ces connards refusaient de suivre ses méthodes et ce n’était pas mieux de mon côté.

- De ton côté ? répéta Corail.

- Chavard’all a complètement explosé les règles du camp. Les bâtiments destinés aux humains leur ont été interdits d’accès. Désormais, ils devaient tous vivre au quotidien avec leurs dragons, dès le premier jour. Manger leur nourriture, dormir sous leur aile.

- C’est pour ça que les résultats ont été rapidement probants.

- Sauf que nous avons dû lutter, lui et moi, pour y arriver. Moi, je faisais face à des tueurs, des meurtriers, des salopards et leur interdire de baiser, de boire de l’alcool et de bouffer à s’en faire exploser le ventre ? Ça n’a pas été exactement facile. Quant aux dragons, Chavard’all galérait aussi à les gérer. Ils refusaient de tous dormir en bas, n’acceptaient pas de se laisser caresser par leurs cavaliers.

Corail reconnut là sa façon de procéder.

- Ils s’offusquaient, se moquaient de ses manières, le comparaient à Zaroth sans cesse, le diminuaient. Et lui… Il a dû cracher le feu pour se faire entendre mais les autres n’avaient pas vraiment peur. Après tout, aucun dragon ne peut en attaquer un autre alors Chavard’all s’apitoyait, se plaignait, ne cessait de geindre à mes oreilles, de me rabâcher combien le ventre chaud de Farhynia lui manquait.

Corail en cessa de respirer. Elle ignorait cela sur la relation entre Jack et son dragon.

- Grâce à cette mission, j’avais enfin un but, un vrai. Alors d’accord, c’était chiant et dur mais pour la première fois, je me sentais utile.

Corail hocha la tête. Cela avait du sens.

- Et voilà que mon dragon me tirait en arrière. J’en avais marre de ses incessantes jérémiades. Il a fallu que je tombe sur le seul dragon sans le moindre sens de l’honneur et du devoir !

Corail le trouva dur envers Chavard’all sans s’insurger non plus. Après tout, elle n’avait pas à juger.

- J’ai répété à Chavard’all d’aller parler à Zaroth. Il refusait, arguant qu’il ne l’écouterait pas. Enfin, il a fini par accepter. Il a atterri devant une grotte enterrée au milieu d’un immense plateau stérile. Il s’est arrêté devant la caverne. Il s’est figé, a attendu un peu puis il est reparti. Je lui ai demandé s’il avait échangé avec Zaroth. Je n’ai eu qu’un immense silence en retour. Il n’est pas retourné au camp. Il a volé tout le reste de la journée, refusant de m’adresser la parole. Le soir tombant, il s’est rendu dans la grotte, a échangé quelques mots avec Farhynia – échange qu’il ne m’a pas traduit non plus – avant de partir. J’étais fou de rage qu’il refuse de me parler. J’ai tout essayé mais je n’avais qu’un mur en retour.

Corail n’imaginait pas une relation aussi conflictuelle entre Jack et son dragon. Ils semblaient assez proches. Comme quoi les apparences étaient souvent trompeuses.

- Chavard’all a rejoint une formation de dragons, tous protecteurs. Ils sont partis vers l’ouest avant de nous déposer dans ce qui est devenu le camp des dragonniers. Les pires salopards du royaume ont commencé à fomenter des plans sur la meilleure manière de piller le pays. J’ai insisté auprès de Chavard’all, en vain. Un mur. Je ne pouvais pas m’allier à ces salopards. Ils ne pouvaient pas s’en prendre ouvertement à moi. Ils se sont contentés de me mettre à l’écart, de m’isoler, de m’ignorer, de me rejeter. Aeros n’était pas assez fou pour me laisser partir. J’étais au courant de leurs plans. Il me gardait à l’œil, m’obligeait à manger à sa table. Je m’en fichais d’être mis à l’écart. Je m’étais accoquiné une fois avec des gens de leur espèce. Deux gardes et mon oncle avaient payé ma stupidité de leur vie. Hors de question de recommencer. Je ne comprenais juste pas ce que je faisais là, pourquoi je devais subir ça.

Corail avala difficilement sa salive. Jack avait lui aussi mal vécu sa période de vie auprès des dragonniers.

- Chavard’all a disparu pendant plusieurs jours d’affilée, ce qu’il ne faisait jamais, indiqua Jack. Je le sentais, très loin, sur l’océan. Il est revenu en même temps que les marins nous livraient des dizaines d’œufs de dragons… et toi.

Corail frissonna. Elle n’aimait pas se rappeler ce moment-là.

- Je me suis retrouvé obligé de regarder… sans pouvoir agir. J’étais dans un état de rage inimaginable mais Chavard’all restait obstinément muet. J’ai ramassé ta robe déchirée, je l’ai réparée, seule occupation m’empêchant de devenir fou, espoir insensé que tu t’en sortirais.

Corail en eut les larmes aux yeux. Son ami souffrait en même temps qu’elle, pieds et poings liés, d’un côté par Aeros et de l’autre par Chavard’all.

- Et puis Zaroth est arrivé et t’a emmenée. Ça a été le coup de grâce. C’en était trop. Alors c’était tout ? Il avait suffi que l’un d’eux vienne et t’emmène. C’était aussi simple que ça ? Mais alors, pourquoi aucun d’eux n’avait levé le petit doigt, enfin, la griffe…

Corail n’osa pas le couper mais les dragons aussi se trouvaient dans une situation difficile.

- J’ai confronté Chavard’all. Je lui ai lancé un ultimatum. Ou bien il me parlait. Ou bien il me perdait.

Corail comprit toute l’importance de cette menace pour Jack. Pour le prince, cela signifiait tout perdre car dragonnier était sa seule manière d’exister.

- Chavard’all a parlé. Il m’a dit que Farhynia avait couché avec Zaroth.

- Oui je sais, indiqua Corail.

- Tu le sais ? s’étonna Jack.

- Ils ont fait ça devant moi et le dragonnier sirénien de Zaroth. Mon comparse était terrifié. Zaroth enserrait le cou de Farhynia dont les écailles sautaient une à une. Je l’ai rassuré.

- Zaroth a un dragonnier sirénien ?

- Avait, précisa Corail. Il voulait essayer de créer un lien permettant la communication d’esprit à esprit. Quand il a compris que ça ne fonctionnerait jamais, il a relâché le sirénien dans l’océan.

- Zaroth qui relâche un dragonnier ? s’étrangla Jack. Il ne l’a pas mangé ?

Corail fit signe que non.

- Ah ouais… Les dragonniers déteignent vraiment sur leurs montures, en conclut Jack les yeux écarquillés. Tu l’as rendu gentil.

Corail grimaça.

- Je l’ai changé… contre son gré… sans même qu’il s’en rende compte. Ce n’est pas bien.

- Je comprends ton ressenti, assura Jack. Où en étais-je ? Ah oui, Chavard’all m’a appris que Farhynia avait couché avec Zaroth. Je suis resté muet, placide, stoïque, attendant la suite, qui ne venait pas. Chavard’all m’a répété les mêmes mots, en hurlant cette fois et tout ce que j’ai pu répondre était « Et alors ? ».

- Ben oui, ça fait quoi ? demanda Corail.

- Ça fait que Chavard’all pense avec sa bite et que la jalousie s’est emparée de lui. Il s’est éloigné pour penser, se ressaisir, se recentrer. Les autres ont pris ça pour un appel à la scission et paf ! Exode des protecteurs. Les dragonniers prennent le pouvoir. Ils volent nos œufs. Tu es torturée. Tout ça, uniquement parce que ce connard de Chavard’all n’a pas pu s’empêcher de penser avec sa bite !

- Il n’y peut rien si les protecteurs ont pris son pas de côté pour un appel à l’éloignement, répliqua Corail.

- Il savait très bien que les autres ne le quittaient pas des yeux, qu’il était un exemple. Si j’ai bien compris, c’est Farhynia et lui qui ont mis Zaroth au pouvoir.

- Ah bon ? s’étonna Corail.

- Tout ça pour te dire que oui, je hais Chavard’all et que j’espère que tu comprends pourquoi je n’ai pas pu te venir en aide alors que j’en mourais de ne pas bouger.

Corail hocha la tête. Elle comprenait… un peu. Pardonner, en revanche, prendrait un peu plus de temps.

- Corail, tu veux bien… retirer ton voile ? Nous sommes seuls dans ce jardin et ça sera plus pratique pour manger et pour boire, non ?

La sirénienne hésita puis obtempéra, libérant son visage. Elle baissa ensuite sa capuche.

- Merci, Corail. J’ai vraiment cru te perdre et j’ai eu des regrets alors je n’ai aucune envie d’avoir des remords toute ma vie alors voilà : je t’aime.

Corail arrêta de mâcher pour enregistrer les mots, les disséquer, tenter d’y mettre un sens.

- Je ne savais même pas que c’était possible d’aimer comme ça, de manière… platonique, je crois qu’on dit ?

- Votre langue n’est pas simple mais je crois bien que platonique, c’est quand il n’y a pas de sexe du tout or il me semble que ta bite est souvent entrée toute entière dans mon œsophage.

Jack explosa de rire.

- Tu as raison. Je ne crois pas qu’il y ait de mot pour ça. Il faudrait l’inventer.

- Je suppose, murmura Corail en rougissant.

Les deux amis profitèrent du silence. Jack ne put détacher ses yeux du visage découvert de Corail qui mangeait les morceaux de poisson. Dès qu’elle avait fini, un serviteur en amenait un autre. À l’approche d’un humain, Corail remettait capuche et voile, pour le retirer dès qu’ils se retrouvaient seuls. L’arrivée de Jarmin ne dérogea pas à la règle.

- Jack, salua le frère aîné du dragonnier.

- Jarmin, répondit Jack. Que puis-je pour toi ?

- Toi, rien. Père aimerait énormément discuter avec la… avec ton amie. Il est heureux de savoir qu’elle a finalement pu se nourrir. Il tient à l’accueillir et s’excuse si l’attitude de Brennan lui a semblé agressive.

- Elle est là, tu sais, répliqua Jack. Tu peux lui parler directement.

- Elle n’a pas l’air de vouloir me parler et je me connais, qu’on m’ignore risque de me mettre en colère alors je préfère autant ne pas tenter la mort.

Jack se tourna vers son amie, invisible sous son masque. Son dernier plateau repas était presque terminé.

- Corail ? Tu te sens capable d’échanger avec mon père ?

Corail se renfrogna. Elle n’en avait aucune envie. Quand à savoir si elle le pouvait, elle jugea que oui. Manger et boire lui avait fait beaucoup de bien. Elle acquiesça. Jack lui tendit la main pour l’aider à se relever mais elle ignora le secours proposé. Jarmin tiqua. Voilà une attitude qui le mettait hors de lui.

Corail suivit les deux hommes qui avançaient d’un pas assuré en territoire conquis. Chez eux. Dans cet endroit terrifiant, immense. Ils avançaient à quelques pas l’un de l’autre, comme si la proximité les dérangeait.

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