Machinalement, Adolf cligne plusieurs fois des yeux et se touche le visage pour vérifier si pareilles larmes coulent également sur ses joues. Mais non, point de larme, et cette absence le contente. Il est un ancien homme d’État et les hommes en général ne pleurent pas.
Satisfait, il quitte incontinent son reflet et ouvre la porte des toilettes pour tomber nez à nez avec Saint Nicolas vers qui il fait un pas viril avant de refermer sèchement la porte derrière lui, laissant Kitty seule avec ses chagrins imbéciles.
Comme Saint Nicolas le dévisage, il lui lance avec morgue : « Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? »
Mais une sorte de remue-ménage à l’étage au-dessus attire son attention. Des bruits de pas et de chaises que l’on déplace, des voix féminines qui répriment chacune un cri auxquels on oppose des « chut ! » masculins, dit Anne. Dans l’instant qui suit, la porte qui condamne le haut de l’escalier s’ouvre et se referme doucement, puis des bruits de chaussures aux semelles en cuir dur font grincer les marches. Manifestement, on tente de les rendre le plus discrets possible, comme si des fantômes étaient en train de descendre… Quand les craquements ne sont plus qu’à quelques marches de lui, Adolf se réfugie derrière Saint Nicolas :
- Qu’est-ce qui se passe ? glisse-t-il.
- « Peter a frappé doucement à la porte et a demandé à Papa s’il ne voulait pas venir l’aider un instant pour une phrase compliquée en anglais, raconte Anne. C’est louche, il a inventé un prétexte, c’est gros comme une maison, on dirait qu’il y a eu un cambriolage…" »
Soudain, à l’étage en-dessous, un bruit ! Un coup suivi d’un silence total durant lequel retentit la cloche du carillon voisin destinée à marquer les quarts d’heure.
- « Ma supposition s’est avérée juste, on cambriolait l’entrepôt ! s’alarme Anne. En un rien de temps, Papa, Van Daan et Peter étaient en bas, Margot, Maman, Madame et moi attendions. Quatre femmes angoissées ont besoin de parler, c’était notre cas. »
Adolf se demande si le bruit des chaussures à quelques centimètres de lui ne provient pas de ces messieurs dont parle Anne. Sauf qu’il ne voit personne !
- « La couleur avait disparu de nos visages, mais nous étions encore calmes, même si nous avions peur. Quel était ce coup ? »
Pendant plusieurs minutes, Adolf écoute la maison respirer. Il aimerait bien que Saint Nicolas lui explique ce qui est en train de se passer, mais il n’ose pas le questionner.
- « Personne ne posait plus de questions, dit Anne, nous attendions. »
Puis, le bruit recommence, mais en sens inverse cette fois. Anne explique que son père et M. Van Daan sont remontés. Adolf perçoit maintenant clairement des déplacements dans les pièces à l’étage au-dessus. Il lui semble même entendre quelqu’un commander d’éteindre les lumières et de monter là-haut, au grenier, parce que la police va venir. Il entend effectivement claquer les manettes des interrupteurs en porcelaine. Puis, il réfléchit. Selon Anne, trois personnes ont descendu l’escalier, mais seulement deux l’ont remonté. La troisième, le jeune Peter, serait donc restée sur le palier et se tiendrait à quelques centimètres à peine de lui ?
- « Peter était sur le palier quand il a entendu deux coups violents. » confirme Anne.
Adolf sursaute car lui aussi vient d’entendre deux coups venant d’en bas ! À nouveau des bruits de pas qui dévalent l’escalier et la porte-bibliothèque s’ouvre. Anne explique qu’en bas les hommes ont découvert qu’il manquait une grosse planche dans la porte de l’entrepôt. Les cambrioleurs étaient probablement en plein travail quand les messieurs sont apparus.
- « Sans réfléchir, Van Daan a crié : "Police !" » raconte Anne en précisant qu’il y avait eu ensuite des pas précipités dehors parce que les cambrioleurs avaient certainement pris la fuite.
Adolf, qui vient d’entendre quelqu’un crier "Police" depuis l’étage inférieur, lance un regard inquiet en direction de Saint Nicolas : « On est en train d’assister à quoi, là ? » tente-t-il de lui faire comprendre sans parler. Mais les gros yeux que lui renvoie Saint Nicolas ne le renseignent pas.
Anne raconte ensuite que pour éviter que la police ne remarque la planche manquante, celle-ci a été vite remplacée, mais qu’un grand coup de pied était venue la faire voler par terre très peu de temps après, laissant les trois messieurs perplexes devant tant d’audace.
- « Van Daan et Peter sentaient monter en eux des envies de meurtre, dit-elle. Van Daan a frappé fort dans le plancher avec la hache, tout est redevenu silencieux. »
Après avoir entendu le coup de hache dont parle Anne, Adolf constate en effet qu’en bas tout est redevenu silencieux. Ce silence l’inquiète. Anne précise que les messieurs ont de nouveau bouché le trou dans la porte, mais qu’une nouvelle alerte les a interrompus. Quelqu’un s’est approché depuis la rue et a éclairé tout l’entrepôt à l’aide d’une lampe torche.
- « "Sapristi !" a grommelé l’un des messieurs… À présent, ils passaient du rôle de policiers à celui de cambrioleurs. Tous les quatre sont remontés en courant. »
Adolf constate en effet que les bruits de pas se précipitent vers l’entrée de l’Annexe restée ouverte et s’engouffrent dans l’escalier. Le dernier fantôme du groupe referme avec précaution la porte-bibliothèque derrière lui et file lui aussi se réfugier à l’étage supérieur, laissant Adolf parfaitement désappointé, tandis que Anne décrit la suite des évènements ; la peur de la police qui s’intéressera probablement et prochainement à leur bâtiment, le très long silence pesant qui a envahit ce dernier, où seul les bruits de respiration de toute la famille sont perceptibles, l’immobilité parfaite de chacun pendant près d’une heure, puis, d’autres bruits de pas qui viennent briser le silence et qui se mettent à arpenter dans tout le bâtiment pour finalement se rapprocher de l’entrée de l’Annexe, les cœurs qui se mettent à battre plus fort…
- « Puis, des secousses à notre porte-bibliothèque ! »
Adolf tressaille une nouvelle fois. Quelqu’un derrière la porte-bibliothèque cherche manifestement à entrer. Comme il l’a été supposé, il pense qu’il s’agit peut-être de la police, et l’idée de les accueillir à sa façon lui traverse l’esprit.
- « Moment indescriptible : "Nous sommes perdus !" dis-je, et je nous voyais tous emmenés la nuit même par la Gestapo. »
Adolf se tourne vers Saint Nicolas :
- Rends-moi mon costume ! lui chuchote-t-il à l’oreille. Je vais les recevoir, moi, ces messieurs de la Gestapo !
Le regard ténébreux, Saint Nicolas sonde longuement Adolf sans réagir, tandis qu’à deux reprises on secoue la porte-bibliothèque depuis l’extérieur. Adolf fait les gros yeux, tente de presser Saint Nicolas, mais les pas s’éloignent, ce qui fait dire à Anne que pour le moment ils sont sauvés, même s’ils ont eu très peur au point de claquer des dents et que personne n’a bougé de sa cachette pendant la demie heure qui a suivi.
Maintenant que tout danger semble être écarté, Adolf fait un pas de côté et agite nerveusement les bras en oubliant tout à fait d’être discret :
- Mais pourquoi tu les as laissés partir ? Je pouvais parfaitement m’en occuper, moi !
- Tu veux t’occuper de quoi, exactement ? lui répond sèchement Saint Nicolas. De fantômes juifs ou de la Gestapo ? Et de quelle manière ?
- Qu’est-ce tu insinues ?
- Rien, je fais juste comme toi, des procès en sincérité… Mais je pense que tu devrais plutôt retourner voir ton visage dans le miroir des toilettes.
- Pour quoi faire ? Ce n’était pas moi, dans ce miroir !
- Justement ! Il se pourrait bien que tu sois surpris, cette fois !
Inquiète, Anne déplore que la lumière soit restée allumée sur le palier. La bibliothèque avait-elle paru mystérieuse aux visiteurs ou bien n’était-ce qu’un simple oubli ? La police allait-elle revenir plus tard ?
- Qui penses-tu qu’il y avait derrière cette porte ? demande Saint Nicolas.
- Je ne sais pas ! Mais si c’était la Gestapo, j’aurais pu faire quelque chose !
- Tu as vraiment du mal à laisser certaines choses derrière toi, n’est-ce pas ?
- Que veux-tu dire ?
Anne raconte qu’après l’événement, tout le monde, bien sûr, tremblait de peur, et certaines personnes avaient même ressenti le besoin d’aller aux toilettes. Aussitôt, Adolf regarde la porte des toilettes et recule d’un pas.
- Tu as besoin d’y retourner toi aussi ? lui demande durement Saint Nicolas. Ou bien tu crains de voir surgir des Juifs apeurés ?
- Pas du tout ! lui répond crânement Adolf.
Anne témoigne qu’ensuite, pendant de longues heures, plus personne n’a osé parler. La peur avait consommé beaucoup d’énergie chez chacun et tous les organismes étaient fatigués. Angoissée et à demi somnolente, elle se prépare mentalement à un éventuel retour de la police.
- « "Fais au moins disparaître la radio !" soupirait Madame, rapporte-t-elle à propos de Mme Van Daan. "S’ils nous trouvent, répondait Monsieur, ils peuvent bien trouver la radio aussi !" "À ce moment-là, ils trouveront aussi le Journal d’Anne" s’en est mêlé papa !" "Il n’y a qu’à le brûler" a suggéré la plus terrorisée de nous tous. »
- Tu en penses quoi, toi, de ce qui se passe dans la tête de ces gens ? Hein Kitty ! demande Saint Nicolas.
- Je ne suis pas Kitty !
- « Pas mon Journal ! refuse catégoriquement Anne. Mon Journal mais alors moi avec ! »
- Et de l’attachement qu’à Anne pour son journal, tu en penses quoi ?
- Rien du tout !
- « Maintenant, nous devons nous comporter en soldats, professe Anne. Si nous devons y passer, alors d’accord mais pour la reine et la patrie, pour la liberté, la vérité et la justice ! »
- Pareille bravoure chez une demoiselle qui craint pour sa vie ne mérite-t-elle pas une vraie reconnaissance ?
Adolf ne répond pas. Il écoute Anne qui, informations prises, précise que c’était finalement le veilleur de nuit qui, en faisant sa ronde le long des canaux en compagnie de ses deux chiens comme tous les soirs, avait découvert le trou dans la porte de l’entrepôt et avait inspecté les lieux jusqu’à la porte-bibliothèque en oubliant d’éteindre la lumière après coup.
- Tu vois ? Ce n’était pas la Gestapo ! commente Saint Nicolas. Tu n’as donc pas de raison d’être déçu !
- « Aucun de nous n’a jamais connu un aussi grand danger que cette nuit-là, dit Anne. Dieu nous a vraiment accordé sa protection. »
- Je ne suis pas déçu ! Je dis simplement que j‘aurais pu faire quelque chose !
- « Cette nuit-là, j’ai su que je devais mourir, j’étais prête comme les soldats sur le champ de bataille. Je sais que je suis une femme riche d’une force intérieure et pleine de courage ! »
- Contrairement à toi, elle n’a pas besoin de porter un uniforme militaire pour aller au front et affronter le danger, cette jeune femme dont tu devrais admirer le courage. Pourquoi voulais-tu que je te rende le tien ?
- Par sécurité !
- Sécurité pour qui ? raille Saint Nicolas. Figure toi que c’est aussi par souci de sécurité qu’à la même époque où a eu lieu le cambriolage qui vient de terroriser Anne et toute sa famille, des bombardiers de la Royal Air Force ont détruit à La Haye l’édifice central du registre de la population et les fichiers de la Gestapo qui s’y trouvaient !
- Ça t’amuse de constamment me rappeler ma défaite ?
- Ce n’est pas ta défaite que je souhaite te rappeler.
- Alors c’est quoi ?
- Ce que Staline lui-même, ton équivalent et ennemi juré avec qui tu avais pourtant pactisé, a déclaré quelques jours avant ce cambriolage : "La bête allemande blessée doit être poursuivie et achevée dans son repaire."
La violence de la réponse glace Adolf et lui suscite une violence réciproque :
- Je te conseille de ne pas me manquer de respect ! riposte-t-il l’œil noir.
- « Pendant que l’Allemagne s’armait, intervient Anne, tous les pays voisins dormaient. La politique de l’autruche ne mène nulle part et chaque pays doit maintenant en payer le prix. À notre grand regret et à notre grande consternation, nous avons appris que chez beaucoup de gens, les sentiments à notre égard, à nous les Juifs, se sont profondément modifiés. Nous avons entendu dire que l’antisémitisme s’est répandu dans les milieux qui auparavant n’y songeaient pas. Ce fait nous a très profondément choqués. Je n’espère qu’une seule chose, que cette haine des Juifs sera de nature passagère, car c’est injuste ! »
Impassible devant la tentative d’intimidation d’Adolf, Saint Nicolas lui demande de se souvenir avec honnêteté de ses propres sentiments à l’égard des Juifs lorsqu’il vécut à Vienne. Puis, ne lui laissant pas l’occasion de répondre, il tend ostensiblement l’oreille pour signifier qu’il attend la suite de ce que va dire Anne.
- « Je me demande sans cesse s’il n’aurait pas mieux valu pour nous que nous ne nous cachions pas, que nous soyons morts pour ne pas avoir à supporter toute cette misère… »
- C’est parce que tu as fait naître ce genre de pensées dans l’esprit de jeunes gens comme Anne que tu veux être respecté ?
- « Pourvu qu’il se passe vite quelque chose, au besoin même des tirs, cela ne peut pas nous briser davantage que cette inquiétude, pourvu que la fin arrive, même si elle est dure, au moins nous saurons si nous allons enfin gagner ou périr. »
- C’est parce que tu as obligé cette gamine à se retrancher dans des pensées aussi désespérées et mortifères face à l’animalité de tes persécutions que tu veux être respecté, dis-moi ? insiste Saint Nicolas.
- « Sinon, j’ai un remède contre les tirs, ajoute encore Anne avec ironie. En cas de détonations violentes, se hâter vers l’escalier en bois le plus proche, descendre et remonter l’escalier et s’assurer qu’en répétant ce mouvement on tombe doucement au moins une fois en bas. Avec les écorchures et le bruit occasionnés par les pas plus la chute, on a trop à faire pour entendre les tirs ou pour y penser. La rédactrice de la présente a mis en application ce remède idéal avec un succès certain ! »
- Voilà ce qu’entrainent le stress de la guerre et le désespoir sur la jeunesse, Adolf ! Des actes d’automutilation ! Moi, dans ma tournée, je dépose des cadeaux chez des enfants si malheureux qu’ils vont jusqu’à se scarifier pour tenter d’évacuer leur mal-être. C’est à ça que je sers, indique Saint Nicolas avec émotion, à apaiser leurs tourments !
- Et à quoi tu me sers, à moi ? lui répond Adolf avec insolence. À part me séquestrer dans cet endroit ridicule et me travestir en m’obligeant à porter cette robe tout aussi ridicule ?
- Robe ridicule ?! s’étouffe Saint Nicolas.
Mais Anne les interrompt en annonçant avec enthousiasme que la radio anglaise a averti la population que le jour du débarquement avait commencé ; un D-Day qui met toute l’Annexe en émoi !
Tandis qu’il toise encore durement Saint Nicolas, le visage d’Adolf s’assombrit.
- « La libération tant attendue arriverait-elle enfin ? Nous n’en savons rien pour l’instant, mais l’espoir nous fait vivre, il nous redonne courage, il nous redonne de la force. »
- Cette robe que tu trouves ridicule, Adolf, elle est le symbole d’un certain élan de vie ! Le vêtement n’existait pas dans le projet initial de Dieu, le premier couple était habillé de lumière, de la gloire venue d’en haut ! La robe est depuis devenue un langage, elle voile et elle dévoile la personne qui la porte, elle englobe l’ensemble de sa personne et elle l’unifie, l’individualise ! Elle est la condition minimale de son indépendance et de sa dignité, elle est porteuse de mouvement, à la fois tournée vers le monde tout en étant son centre ! Elle absorbe la lumière, reçoit les couleurs de la vie ! Elle est tout un tas de choses que tu ne sais pas savourer car tu ne sauras jamais les comprendre ! Toi, tu en fais un tourment, une assignation, un objet d’humiliation ! Tu n’en es décidément pas digne ! tranche Saint Nicolas qui, emporté par son élan et dans un geste quasi parodique, tel un magicien suranné, lève haut les bras et, laissant penser qu’il va s’écrier "Abracadabra !", restitue d’un geste dépourvu de baguette magique son uniforme et sa moustache à l’ancien Führer.
- « Maintenant, il s’agit de garder son calme et de persévérer, continue Anne. Mieux vaut s’enfoncer les ongles dans la chair que crier ! »
Immédiatement, Adolf savoure le retour de son habit militaire et du corps qu’il revêt. Se tenant fièrement debout face à un Saint Nicolas désormais aussi grand que lui, il recoiffe sa mèche et lui lance, non sans arrogance :
- J’imagine que nous n’avons plus vraiment de raison de rester ici !
- « Oh, Kitty ! J’ai l’impression que des amis approchent, s’enthousiasme de son côté Anne. Ces horribles Allemands nous ont opprimé et mis le couteau sous la gorge pendant si longtemps ! Peut-être qu’en septembre ou en octobre je pourrai malgré tout retourner à l’école. »
- Tu as entendu ? C’est tout ce qu’elle demandait, cette petite ! enrage Saint Nicolas en dévisageant avec dégoût l'impénitent chancelier. Retourner à l’école ! Rien de plus !
Portée par l’espoir, Anne se lance dans une envolée qu’Adolf s’efforce de ne pas écouter. Mais, même quand on veut se montrer sourd, il est des paroles que l’on ne peut pas ne pas entendre, notamment lorsqu’il s’agit d’aspirer après un long enfermement à contempler la nature, un beau ciel bleu, un clair de lune ou de profiter du chant des oiseaux, d’assister à l’éclosion d’une fleur, alors que cela ne retenait pas l’attention auparavant. Anne le dit, son intérêt pour ce genre de choses s’est transformé durant sa clandestinité ; il a suffit d’une fenêtre pour que cela change. Une fenêtre derrière laquelle elle s’est sentie tellement tenue à distance de la course des nuages et de la pluie qu’ils en sont devenus un spectacle auquel elle veut désormais participer sans être obligée de se cacher. Ne plus avoir peur, sortir et profiter du spectacle de la nature, dormir à la belle étoile, voilà ce que souhaitent ceux qui sont enfermés, qu’ils soient en prison ou dans un lit d’hôpital, dit-elle.
- « Le sort a voulu que je n’aie le droit de voir la nature qu’à de rares occasions, à travers des fenêtres couvertes d’une épaisse couche de poussière et voilées de rideaux sales. Je n’éprouve plus aucun plaisir à regarder au travers, la nature est la seule chose que l’on ne peut remplacer par un ersatz ! »
- Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Adolf qui veut s’afficher impassible. On va rester ici encore longtemps ?
- Il est heureux que tu ne sois pas privé de ta mémoire durant ton séjour là-haut, lui répond Saint Nicolas effaré. La constance de ton infatuation justifie ton sort ! Tu ne respectes rien ni personne ! Sous prétexte de ne pas te laisser enfermer dans une vie que ton père aurait dictée à l’avance pour toi selon son idée, tu as tout renié ! Tout ! La vie, les gens, la morale, la justice ! Tu es allé t’enfermer dans des conceptions nationalistes et racistes à l’extrême, folles et odieuses, cloitré dans de vastes et luxueux bureaux. Il est bien que là-haut tu te souviennes de tout ça, de ces jolis bureaux, mais aussi du bunker miséreux dans lequel tu as péri ! Qu’as-tu fait de la nature dans laquelle tu aimais gambader pour échapper à l’école ? Tu l’as transformée en un ciel de bombes ! Tu as ordonné une pluie d’obus et tout est devenu boue mortelle ! Elle ne te touche donc pas, cette adolescente qui se terre dans sa cachette étroite, captive de tes idées funestes ? Qui vit là sans le savoir ces derniers jours de vie, alors qu’elle aspire tant à vivre une vie libre et d’aller à l’école ?
Adolf repense au visage de Kitty dans le miroir des toilettes au moment où il lui a vu une larme au coin de l’œil, et à sa satisfaction d’avoir surtout pu constater qu’il n’en était rien pour lui. Lui vient alors cette réponse :
- Quoi ! C’est la libération, non ? Elle va donc bientôt pouvoir sortir ! Les vilains Allemands ont perdu ! C’est formidable !
L’ignominie d’Adolf atterre Saint Nicolas.
- Te rends-tu compte de l’horreur de ce que tu dis ? Du mépris dont tu fais preuve ?
- « Une des questions que je me pose, rebondit Anne, est pourquoi la femme a-t-elle occupé une place beaucoup moins importante que l’homme dans la société ? »
Désormais libéré de sa robe, Adolf juge la remarque saugrenue :
- Bon ! On n’est plus obligés d’écouter ces enfantillages maintenant ! On peut s’en aller !
- Si ! On est obligés ! le fustige Saint Nicolas.
- « Tout le monde peut dire que c’est injuste, mais cela ne me satisfait pas, j’aimerais tant connaître la cause de cette grande injustice ! »
- C’est comme ça ! Faut faire avec ! veut esquiver Adolf en s’adressant à l’édifice tout entier comme s’il le personnifiait. C’est dans l’ordre des choses !
- « Les femmes sont idiotes de s’être tranquillement laissé imposer cette règle, car plus celle-ci se perpétue, plus elle s’enracine. Heureusement, elles ont quelque peu ouvert les yeux grâce à l’école, au travail et au développement. Mais cela ne suffit pas, le respect de la femme, voilà ce qu’on attend encore ! »
- Elle ferait mieux de se taire et de commencer par se montrer moins insolente envers les adultes ! réagit Adolf en regardant, l’air goguenard, Saint Nicolas dans les yeux.
- Tu ferais mieux de te taire toi le premier ! Tu ne l’as pas été, toi, insolent et arrogant, dans ta jeunesse ?
- Jamais !
- « De manière générale, dans toutes les parties du globe, l’homme suscite l’admiration ; pourquoi la femme n’a-t-elle pas le droit de bénéficier d’une part de cette admiration ? Les soldats et les héros de la guerre sont honorés et fêtés, les inventeurs jouissent d’une renommée éternelle, les martyrs sont vénérés, mais de l’humanité tout entière, combien sont-ils ceux qui considèrent la femme aussi comme un soldat ? »
- N’importe quoi ! ricane Adolf. Des femmes héros de guerre ou soldats ! On aura tout vu !
- Ce qu’elle a écrit dans son journal à ce moment-même a précisément participé à démontrer le contraire ! réplique Saint Nicolas.
- Comment ça ?
- Elle a non seulement été courageuse de supporter ce qu’elle a vécu, mais elle est devenue un bien meilleur soldat que toi en écrivant son Journal ! Tu vas pouvoir te rendre compte par toi-même de ce que ce genre de courage mélangé au talent a eu pour effet quand nous sortirons d’ici ! Souviens-toi seulement qu’à un moment donné tu as pensé que tout ceci n’était qu’un jeu ! lui répond Saint Nicolas de manière sibylline.
- « Les femmes endurent en général plus de souffrances, de maladies et de misère, ne serait-ce qu’en mettant leurs enfants au monde, que n’importe quel héros de guerre. Et que récolte la femme pour toute la douleur qu’elle a subie ? On la relègue dans un coin si elle sort mutilée de l’accouchement, bientôt ses enfants ne lui appartiennent plus et sa beauté a disparu. Les femmes sont des soldats, qui luttent et souffrent pour la survie de l’humanité, beaucoup plus braves, plus courageux que tous ces héros de la liberté avec leur grande gueule ! »
- Elle ferait bien de fermer la sienne, cette petite effrontée ! Elle ne sait pas de quoi elle parle ! Pour qui est-ce qu’elle se prend ?
- Elle se prend pour ce que tu t’es pris à son âge !
- Elle mériterait une bonne claque ! s’exclame Adolf l’air sadique en regardant toujours Saint Nicolas droit dans les yeux. Ça lui remettrait les idées en place !
- Des claques comme celles que ton père te donnait et pour lesquelles tu l’as haï ?
Fort de son costume militaire retrouvé, Adolf avance son visage près de celui de Saint Nicolas pour le défier comme il l’avait défié au début de l’aventure dans les limbes. Malgré son envie de gifler lui-même l’ancien Führer comme, jadis, il gifla Arius, Saint Nicolas ne se démonte pas. Leur duo masculin donne l’image d’un combat de coqs que le discours de Anne rend puérile.
- « Je ne veux absolument pas dire que les femmes doivent s’opposer à mettre des enfants au monde, au contraire, la nature est ainsi faite et c’est sans doute très bien comme cela. Je condamne simplement les hommes et tout le fonctionnement du monde, qui n’ont jamais voulu prendre conscience du rôle important, difficile mais en fin de compte magnifique, lui aussi, que joue la femme dans la société. Les hommes doivent apprendre qu’une naissance a cessé d’être quelque chose de naturel et de simple dans les régions du monde que l’on appelle civilisées. Les hommes ont beau jeu, ils n’ont pas et n’auront jamais à supporter les souffrances que connaissent les femmes ! Je pense que la conception selon laquelle la femme a le devoir de mettre les enfants au monde se modifiera au cours du prochain siècle et fera place à du respect et de l’admiration pour celle qui, sans renâcler et sans faire de grandes phrases, prend de tels fardeaux sur ses épaules ! »
Adolf ne peut s’empêcher d’échapper un petit rire moqueur.
- Qu’est-ce qui t’amuse ?
- Son discours pontifiant ! Voilà ce qui m’amuse ! Elle n’est rien d’autre qu’une pleurnicheuse qui se prend pour un prophète ! C’est pathétique !
- Elle ne s’est pourtant pas trompée ! En bas, le monde a changé ! Pendant plus de quinze ans, le chancelier allemand a été une chancelière, figure-toi ! Ne t’en déplaise ! Et pendant plus de vingt ans, elle a aussi été cheffe de son parti politique, un parti né deux mois à peine après ta mort !
Adolf n’en croit pas ses oreilles et décolle son visage de celui de Saint Nicolas.
- Tu ne me crois pas, j’imagine ? le nargue ce dernier.
- Cela ne se peut ! Une femme chancelière et chef de parti ?
Saint Nicolas n’est pas surpris, mais la morgue et le scepticisme d’Adolf l’irritent :
- Où est ton téléphone ? Que je te montre !
Non sans une certaine mauvaise volonté, Adolf dit ne pas se souvenir.
- Elle est un peu agaçante, ta mémoire sélective ! peste Saint Nicolas avant de s’évaporer un bref instant, le temps d’aller chercher le téléphone qu’il croit avoir été laissé là-haut dans le grenier par Adolf au moment de se rendre aux toilettes. Ne l’y trouvant pas, il réapparaît et découvre qu’Adolf le cachait dans son dos. Agacé d’avoir été dupé par ce sale gamin à moustache qu’il ne supporte plus, il le lui prend, puis tapote l’écran avec dextérité avant de le lui tendre. Adolf découvre alors le portrait d’une femme et différentes mentions à son propos, comme il avait pu le faire au moment de consulter sa propre fiche.
Est-ce parce qu’il est stupéfait de voir combien le monde des hommes a été capable de se révolutionner et de rendre caduques certaines de ses certitudes d’antan qu’il ne réagit pas ?
- « J’ai le cœur serré quand Peter parle de devenir plus tard, peut-être, malfaiteur ou spéculateur, déplore Anne. Même s’il plaisante, naturellement, j’ai pourtant l’impression qu’il a peur lui-même de sa faiblesse de caractère. »
- On en connaît d’autres qui ont pensé comme ça, n’est-ce pas ? ironise Saint Nicolas.
- « Sans arrêt, j’entends Margot comme Peter me dire : "Ah, si j’avais ta force et ton courage, si je poursuivais mes efforts avec autant de volonté que toi, si j’avais autant d’énergie et de persévérance !" Est-ce vraiment une qualité si je ne me laisse pas influencer ? Est-ce vraiment bien si je poursuis presque exclusivement le chemin dicté par ma propre conscience ? Franchement, je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un peut dire : "Je suis faible" et continuer à rester faible. Quand on sait une chose pareille, pourquoi ne pas réagir, pourquoi ne pas former son caractère ? »
- C’est exactement ce que j’ai fait ! revendique Adolf le nez fourré dans son téléphone.
- Non ! Toi, tu n’as fait qu’écouter et laisser prospérer la haine contenue en toi ! le contredit Saint Nicolas. Si elle avait vécu, peut-être qu’Anne aussi serait devenue chancelière !
Adolf lève aussitôt les yeux vers Saint Nicolas et lâche ce commentaire qu’instinctivement son esprit vient de formuler :
- Quoi ! Une Juive ?!
- « J’ai obtenu comme réponse, enchaîne Anne, "Parce que c’est tellement plus facile !" Cette réponse m’a un peu découragée. Facile ? Oh non, ce n’est pas vrai, il n’est pas permis de se laisser séduire aussi vite par la facilité. Dans la vie, il est déjà assez difficile de voler de ses propres ailes, mais il est encore plus difficile d’être seul à vouloir et à espérer, et de garder toute sa fermeté. »
- Dis, sérieusement, c’est vrai tout ce qu’il y a là-dedans ? demande Adolf en désignant le contenu de son téléphone.
Un petit tintement sonore provenant de ce dernier se fait alors entendre. Sur l’écran, M. Siri signale qu’il est à l’écoute. Adolf ne l’a pas remarqué et insiste auprès de Saint Nicolas :
- Ce n’est pas le cas ? Pitié !
- « Je cherche depuis des jours un remède parfaitement efficace contre ce mot terrible, "facilité", poursuit Anne. Comment faire comprendre que ce qui paraît si simple et si beau entraînera vers le fond, le fond où l’on ne trouve plus d’amis, plus de soutien et plus rien de beau, le fond d’où il est pratiquement impossible de revenir ? »
- Il était simple et il était beau à tes yeux ton projet, n’est-ce pas ? Pourtant, comme le dit Anne, il t’a entrainé vers le fond ! Et avec toi le monde entier ! Oui, tout ce qu’il y a dans ce téléphone est vrai, Adolf.
« Voilà ce que j’ai trouvé sur le Net pour "décapité" », annonce M. Siri en réponse à la requête qu’Adolf lui a fait sans le savoir et qu’il a mal interprétée.
Surpris de découvrir que M. Syrie veuille se manifester, Adolf consulte les résultats de ses propositions. Dans l’une d’entre elles, il est question d’un musée à Berlin dont la statue de cire à l’effigie de l’ancien dictateur nazi aurait été volontairement décapitée, il y a longtemps, par un visiteur Berlinois au cri de "Plus jamais la guerre !". Il s’agissait d’un ancien policier, interpellé puis relâché, contre qui l’enquête pour dégradation matérielle avait à l’époque suscité la polémique, tant certaines voix s’étaient élevées contre la présence d’un Hitler en cire dans le musée de la capitale.
- « Nous vivons tous, mais sans savoir pour quelle raison et dans quel but, continue Anne. Nous aspirons tous au bonheur, notre vie à tous est différente et pourtant pareille. Nous pouvons apprendre, nous avons la possibilité d’arriver à quelque chose, nous avons beaucoup de raisons de croire à un avenir heureux, mais nous devons le mériter. »
- Le mérite, on ne peut pas dire que ça s’applique à toi, juge Saint Nicolas.
Outré par la photo de sa statue de cire décapitée qui illustre l’article, Adolf s’interroge en secret sur ce qu’est devenu son pays.
- Ce n’est pas "ton" pays, lui précise Saint Nicolas qui ne se cache désormais plus de pouvoir lire dans ses pensées. Un pays n’appartient jamais à personne en particulier mais à un groupe unis par la volonté d’y vivre en commun. Tous ceux qui partagent avec l’émotion du cœur, et non par injonction de sang, de sol ou de religion, ce qu’il représente, appartiennent à son histoire !
- « Et justement, c’est impossible d’y parvenir par la facilité, insiste Anne. Mériter le bonheur, cela signifie travailler, faire le bien, ne pas spéculer ou être paresseux. »
- Tu l’as beaucoup été, toi, paresseux ! Paresseux à l’école, sur les chantiers, puis au moment de produire les toiles que des Juifs vendaient pour toi…
- « Les gens qui ont une religion peuvent s’estimer heureux car il n’est pas donné à tout le monde de croire en des choses surnaturelles. Il n’est même pas nécessaire de craindre des châtiments après la mort ; le purgatoire, l’enfer et le ciel sont des notions que beaucoup n’admettent pas, mais une religion, peu importe laquelle, maintient néanmoins les hommes dans le droit chemin. Il ne s’agit pas de craindre Dieu, mais de garder en haute considération son honneur et sa conscience. »
- Ça, tu vois, ce sont des paroles que Jésus approuverait ! Toi, tu n’as jamais eu la moindre foi en quoi que ce soit. Ta fascination pour la mort a tout emporté ! Quant à moi, je considère qu’elle aurait tout aussi bien pu me remplacer et faire mon boulot à ma place, cette jeune femme ! dit Saint Nicolas avec admiration.
Absorbé par son article, Adolf lit que sa statue avait certes été réparée, mais qu’elle a fini en exil plutôt qu’exposée à nouveau dans le bunker reconstitué où il a passé ses derniers jours avant de s’y donner la mort en avril 45, à cause de la controverse. Il est dit qu’à l’époque des Berlinois plaisantèrent sur "le seul attentat jamais réussi" contre Hitler, tandis que le secrétaire d’État à la Culture estima, lui, l’affaire de mauvais goût. Dans son article, le journaliste estime ensuite que les Allemands devront toujours réfléchir à leur passé et à leur rapport au régime nazi. Le musée avait pourtant songé à ce questionnement en prenant la précaution d’exhiber la statue derrière une table pour empêcher les visiteurs de se photographier à ses côtés, mais…
- « Comme les gens seraient tous beaux et bons si chaque soir avant de s’endormir, ils se remémoraient les évènements de la journée, puis s’interrogeaient sur le bienfondé ou non de leurs actes, s’exclame Anne avec enthousiasme, au point d’interrompre la lecture d’Adolf. Dans ce cas, on essaie de s’améliorer chaque jour de nouveau et au bout d’un certain temps, on fait sans aucun doute de gros progrès. Tout le monde peut avoir recours à ce petit système, il ne coûte rien et se révèle particulièrement utile. Car si on ne le sait pas, il faut apprendre et en faire l’expérience. Une conscience tranquille donne de la force ! »
Manifestement ému par ces paroles, Saint Nicolas toise longuement Adolf et se sent désespéré face à son indifférence pathologique :
- La syndérèse, ça ne te dit rien à toi, n’est-ce pas ?
Adolf fait une moue pour exprimer à la fois le fait qu’il ne sait effectivement pas ce dont il s’agit et qu’il se fiche de ne pas savoir.
- Tu sais quoi ? l’apostrophe alors Saint Nicolas. Personne ne pourrait se satisfaire jamais de savoir que ton âme est désormais tranquille ! Pas plus que ne devrait être tranquille la conscience de ceux qui t’emboitent encore le pas, t’invoquent à tout bout de champ ou s’inspirent de toi en empruntant ton vocabulaire ou tes méthodes. Moi, je ne suis qu’une simple incarnation symbolique simplifiée et remodelée, sans corps physique réel, mais je sais que la vie charnelle est un cadeau ! Je peux te dire que j’en distribue beaucoup des cadeaux, mais celui-là, c’est le plus beau ! Et quand on trouve quelqu’un avec qui il est possible de le partager, c’est encore un cadeau que la vie nous fait ! Anne était ce genre de cadeau !
Adolf accueille sa tirade avec un sourire moqueur :
- Qu’est ce que tu peux être niais, mon ami ! Toi et la gamine, vous ne valez pas mieux l’un que l’autre ! ricane-t-il. La vie n’est rien sans la pureté du sang ! Il n’y a que la pureté du sang et de la race qui compte !
- Tu m’écœures, réagit aussitôt Saint Nicolas. Et la constance de ta posture en dit long. De te voir froncer le nez comme ça, face à quelqu’un qui, malgré son enfermement, continue de célébrer la vie alors que cette personne ne profite pas de la sienne à cause de gens comme toi, c’est à vomir !